11 Déc

Chroniques de Noël. Les damnés de la Commune, un triptyque exceptionnel de Raphaël Meyssan

Noël approche et vous séchez affreusement côté cadeaux ? Pas de panique, les Chroniques de Noël sont là pour vous venir en aide avec des bandes dessinées qui pourraient bien faire de l’effet au pied du sapin. Comme celle-ci, Les damnés de la Commune, une histoire de la Commune racontée à partir d’authentiques gravures de l’époque…

On vous le disait à la parution du premier volet en décembre 2017, c’était un boulot de titan, un boulot de dingue, qui attendait l’auteur Raphaël Meyssan. Au risque qu’il n’en voit pas le bout, qu’il abandonne devant la difficulté de l’entreprise. Mais non, Raphaël Meyssan est bien allé jusqu’au terme de son projet, livrant en cette fin d’année le troisième et dernier volet d’une aventure pas comme les autres.

Et toujours avec le même principe : raconter l’histoire d’un communard et à travers lui l’histoire de la Commune dans une BD exclusivement réalisée avec des gravures de l’époque.

Tout est parti, nous explique l’auteur-narrateur dans les premières pages de l’album, d’une étrange découverte à la bibliothèque historique de Paris. Dans un livre ancien, une adresse, 6 rue Lesage, la sienne précisément. Et un nom, Charles Lavalette, sergent du 159e bataillon pendant le siège de Paris, promu commandant par la Commune, un gars qui semble avoir compté à époque mais qu’on a complètement oublié, comme tant d’autres, aujourd’hui.

© Delcourt / Meyssan

« Il y a avait dans mon immeuble, dans mon quartier si éloigné du centre de la cité, une histoire. Une toute petite histoire, effacée par le temps. Celle d’un homme inconnu enfouie dans une histoire méconnue : la Commune de Paris de 1871 ».

Piqué par la curiosité, Raphaël Meyssan plonge dans les archives papier, consulte des journaux, des centaines de journaux, et des gravures. Pendant des mois, des années, il cherche, trie, engrange, jusqu’à se demander quoi en faire ?

« Je suis parti à sa recherche comme on part en voyage. J’ai bourlingué dans le temps , parcouru les rues pour retrouver sa trace, arpenté des livres pour rattraper sa vie. Au milieu des archives, j’ai cherché son histoire « 

© Delcourt / Meyssan

Son histoire, il l’a raconte finalement en BD mais d’une façon peu orthodoxe. Il faut préciser que Raphaël Meyssan ne sait absolument pas dessiner. Alors, son regard, son pinceau, son trait, il les trouvera dans les gravures de l’époque qu’il scanne, avant de recadrer, grossir, retourner, mettre en cases et ajouter le texte, exactement comme dans une bande dessinée classique.

Et il nous raconte ainsi l’histoire de cet homme, Lavalette, mais aussi et surtout l’histoire de la Commune, la République assiégée, l’insurrection du 31 octobre, le siège de Paris, la faim, le froid, la mort, le lait coupé à l’eau ou au plâtre, les animaux du zoo du Jardin des plantes qu’on abat pour avoir un peu de viande, Gustave Flourens, Auguste Blanqui, Jules Ferry….

Un travail extraordinaire qui devrait donner lieu à une adaptation audiovisuelle sur Arte dans le cadre de la commémoration des 150 ans de la Commune en 2021.

Eric Guillaud

Les Damnés de la Commune (3 tomes), de Raphaël Meyssan. Delcourt. 23,95€ le volume

Chroniques de Noël. Il était 2 fois Arthur, une biographie de Cravan et Jack Johnson signée Carré et Antico

Noël approche et vous séchez affreusement côté cadeaux ? Pas de panique, les Chroniques de Noël sont là pour vous venir en aide avec des bandes dessinées qui pourraient bien faire de l’effet au pied du sapin. Comme celle-ci, sortie en septembre dernier, Il était 2 fois Arthur ou la trajectoire de deux boxeurs dans un monde qui ne prenait pas de gants…

On peut détester Trump pour diverses raisons mais on doit lui reconnaître une certaine faculté à déstabiliser son monde, à être là où ne l’attend pas du tout, par exemple lorsqu’il réhabilite un champion de boxe noir victime de racisme. C’était en mai 2018 et ce champion en question n’était autre que Jack Arthur Johnson, sacré champion du monde de boxe en 1908, condamné à de la prison en 1913 pour avoir eu des relations avec une femme blanche.

Jack Arthur Johnson est l’un des deux boxeurs dont on peut croiser les destinées – et dont les destinées se croisent – dans cet album signé Carlé et Antico. Le second étant Arthur Cravan, poète et boxeur, considéré par les dadaïstes et les surréalistes comme un des précurseurs de leurs mouvements respectifs.

Les deux hommes se rencontrèrent une fois, en 1916 à Barcelone, pour un combat que l’on présente comme la première performance de l’histoire de l’art.

La boxe, un art ? En tout cas, pour beaucoup, un moyen d’échapper à sa condition. Jack Johnson l’a espéré en plongeant à corps perdu dans ces combats synonymes pour lui de liberté. Mais s’il eut le droit de monter sur les rings, Johnson s’aperçu très vitre que pour le reste, rien n’était gagné. Le champion restait un champion noir dans une Amérique ségrégationniste et raciste qu’il fuit un temps avant d’y revenir et de purger une peine de prison pour avoir épousé une femme blanche.

Arthur Cravan, lui, était blanc. Pourtant, lui aussi dérangeait les bonnes moeurs, faisant du scandale une véritable stratégie. Fuyant pour sa part l’Europe en guerre, Cravan rejoignit l’Espagne avant d’embarquer pour New York et finalement disparaître mystérieusement au large du Mexique.

Malgré des options narratives à mon sens discutables, Carlé et Antico nous offrent ici une double biographie singulière et prenante doublée d’un regard lucide sur le monde de la boxe et plus largement sur le monde occidental de ce début du XXe siècle.

Eric Guillaud

Il était 2 fois Arthur, de Carlé et Antico. Dupuis. 28,95€

09 Déc

Une nouvelle collection autour du sport et notamment du football aux éditions Dupuis…

Vive le sport ! Et vive le sport avec les éditions Dupuis qui viennent de sortir simultanément quatre albums, autant d’aventures au coeur des clubs de l’Arsenal, de l’Olympique lyonnais, du F.C. Barcelone et du standard de Liège…

Des aventures humaines mêlant réalité et fiction autour d’un club de football légendaire, voilà le speech commun à ces quatre premiers albums publiés il y a quelques jours dans la nouvelle collection Sport des éditions Dupuis.

Le Standard de Liège, l’Olympique Lyonnais, l’arsenal F.C. et le F.C. Barcelone sont au coeur de ces aventures, ici deux enfants que tout oppose réunis grâce au football, là un jeune garçon et son nouveau beau-père qui se découvrent une complicité le temps d’un match, là encore une travailleuse sociale qui va tout faire pour dégotter un abonnement pour un des ses protégés handicapés, là enfin une journaliste culture envoyée sur la finale de Coupe de France et qui se retrouve plongée dans une folle enquête policière.

Dans des styles graphiques différents, ces quatre albums illustrent comment la passion pour le ballon rond peut aussi aider dans la vie à briser la glace, dépasser les préjugés, les peurs, changer le rapport à l’autre…

Eric Guillaud

Standard de Liège de Lambert et Rosel, FC Barcelone de Torrents et Dalmases, Arsenal FC de Glogowki, Olympique lyonnais de Maingoval et Dutreuil. 15,95€ le volume

 

06 Déc

Gwen de Bonneval et Fabien Vehlmann, co-scénaristes de l’album Le Dernier Atlas, remportent le prestigieux prix René Goscinny 2020

Tout va bien pour Le Dernier Atlas, les co-scénaristes de l’album viennent de se voir attribuer le prestigieux prix René Goscinny. Une belle surprise à quelques semaines du Festival d’Angoulême où l’album sera en compétition officielle…

© Dupuis / De Bonneval, Vehlmann, Tanquerelle, Blanchard

On apprenait il y a une quinzaine de jours que l’album réalisé par une équipe 100% nantaise ou presque (seule la coloriste n’est pas de la région) était sélectionné pour participer avec 42 autres titres à la compétition officielle du prochain Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême. Aujourd’hui on apprend avec bonheur que les deux co-scénaristes de l’histoire ont reçu le prestigieux Prix René Goscinny, un prix créé en hommage au papa d’Astérix qui récompense chaque année un auteur de bande dessinée pour la qualité de ses scénarios.

Le jury explique son choix : « À l’évidence, Le Dernier Atlas cherche à faire bouger les lignes de la bande dessinée de genre. Prévue sur trois épais volumes de plus de 200 pages chacun, conçue par une équipe de 4 auteurs : Fabien Vehlmann, Gwen de Bonneval, Hervé Tanquerelle, Fred Blanchard, cette odyssée uchronique refuse les standards pour mieux déployer son intrigue aux multiples ramifications. Le contexte politique de la Guerre d’Algérie et l’ampleur de son dispositif confirment cette ambition. Pour toutes ces raisons, le Prix Goscinny a souhaité récompenser cette création qui conjugue l’académisme, l’ancrage dans une tradition, avec de nouveaux formats et de nouvelles écritures. »

Le Prix leur sera officiellement remis le 1er février 2020 à 19h, lors de la Cérémonie de remise des Fauves au Théâtre d’Angoulême.

Nous avions rencontré l’équipe presque au complet au moment de la sortie de l’album en mars dernier, une interview toujours disponible ici.

Eric Guillaud

Les Sanson et l’amateur de souffrances : un récit historico-fantastique de Patrick Mallet et Boris Beuzelin

Les Sanson et l’amateur de souffrance permet de parler de la grande Histoire en passant par la petite mais aussi de revoir les grands évènements qui ont secoué la France de Louis XIV pour aboutir à la Révolution Française et à la Terreur. Cette histoire en trois tomes distille aussi une pointe de fantastique pour donner plus de corps à son grand méchant…

Rien que sur le papier, Les Sanson et l’amateur de souffrance réussit déjà un petit exploit, atteindre le bon équilibre entre romanesque et faits historiques. On y croise pas mal de personnages connus des férus d’histoire et le tout permet même, habilement, de réviser un peu cette période charnière allant de la seconde moitié du XVIIème siècle au milieu des années 1850 mais sans jamais phagocyter l’intrigue principale. Jusqu’au bout les deux auteurs réussissent même à maintenir l’aura de mystère entourant ce fameux amateur de souffrances qui se délecte des exécutions publiques et qui s’en nourrit même, prolongeant ainsi sa vie diabolique.

Un être étrange dont on ne sait rien, ou presque si ce n’est qu’il profite de soutiens hauts placés et qu’il n’hésite pas à peser sur le cours des évènements pour en profiter encore plus. Et le pire est qu’il n’est pas tout à fait seul… En travers de son chemin, non pas un homme mais une famille, les Sanson. Des bourreaux de père en fils (la charge est héréditaire), liés malgré eux à l’amateur et dont chaque génération va tenter de le combattre à sa façon.

© Vents d’ouest / Mallet & Beuzelin

Les Sanson ont bien existé et ont notoirement mis à mort aussi bien le brigand Cartouche que Marie-Antoinette ou même Danton. On peut d’ailleurs visiter leur caveau au cimetière de Montmartre à Paris. Ce dernier chapitre débute en 1793, période tourmentée où la machine inventée par le docteur Guillotine marche à plein régime et marque l’apogée de cette lutte…

Le plus étonnant ici est cette façon de faire cohabiter des traits somme toute assez simples et réalistes avec des soudaines poussées de violence parfois assez gore. D’ailleurs, ça décapite sec ! Après, la volonté des auteurs de rester fidèles à tout prix à la vérité historique et de bien toujours expliquer les choses abouti parfois à quelque chose d’un peu trop verbeux qui aurait peut-être gagné à être un chouia plus nerveux et sauvage. Mais on retient quand même l’ambiance de plus en plus occulte, digne d’un film de la Hammer, cette célèbre maison de production anglaise des années 60 spécialisée alors dans les films à petits budgets avec, souvent, Christopher Lee dans le rôle principal. Christopher Lee qui, pour l’anecdote, a d’ailleurs interprété le rôle de Sanson dans le film La Révolution Française sorti en 1989…

Olivier Badin

Le Sanson et l’amateur de souffrances, de Patrick Mallet et Boris Beuzelin. Vents d’Ouest. 17,50 euros

© Vents d’ouest / Mallet & Beuzelin

03 Déc

Chroniques de Noël : Penss et les plis du monde, un conte philosophique de Jérémie Moreau

Noël approche et vous séchez affreusement côté cadeaux ? Pas de panique, les Chroniques de Noël sont là pour vous venir en aide avec des bandes dessinées qui pourraient bien faire de l’effet au pied du sapin. Comme celle-ci, sortie en septembre dernier, un conte philosophique signé Jérémie Moreau…

Jérémie Moreau. Si ce nom ne vous dit pas grand-chose, peut-être que celui de son ouvrage précédent, La Saga de Grimr, vous parlera un peu plus. En janvier 2018, l’auteur recevait avec cet album le Fauve d’or Prix du Meilleur album du festival d’Angoulême.

Une « exposition inattendue » et un « poids certains auprès des éditeurs », nous expliquera-t-il quelques mois après dans une interview toujours disponible ici, poursuivant : « cela m’a donné plus de liberté en quelque sorte. Surtout que j’ai un lien très particulier avec Angoulême : c’est parce que j’avais décidé de participer au concours junior à l’âge de huit ans que j’ai commencé à vraiment me mettre à dessiner sérieusement et cela ne m’a pas lâché. Donc le Fauve d’Or c’est un peu ma Palme d’Or à moi ! »

© Delcourt / Moreau

Pour ce nouvel album sorti en septembre, Penss et les Plis du monde, Jérémie Moreau reste en état de grâce même s’il est étrangement écarté de la sélection officielle pour la compétition du FIBD 2020.

Qu’importe, l’important est ailleurs, dans les 230 pages du livre, 230 pages qui nous embarquent dans les temps bien reculés de la préhistoire, à une époque où les faibles ne faisaient pas long feu.

Et justement, Penss, le héros de cette histoire, est considéré comme un faible. Il ne sait pas chasser, ne sait pas pécher, ne sait certainement pas combattre. Et pour cause, Penss passe son temps à observer la nature et les animaux tel un poète, un philosophe. C’est un faible donc, pire encore, c’est un poids. Pour son clan. Pour sa mère. Jusqu’au jour où Penss, à force d’observer cette nature sauvage, parvient à la dompter, à en faire une terre nourricière…

© Delcourt / Moreau

« Cet album est venu dans la suite logique de La Saga de Grimr… », explique Jérémie Moreau, « je voulais creuser un peu plus ce rapport charnel à la grande nature, à cette force qui traverse les montagnes, les arbres, les animaux (…) Certains appellent ça le vitalisme. Pour Spinoza (qui a été l’une de mes influences philosophiques principales avec Leibniz et Deleuze), c’est le « conatus » que l’on pourrait résumer comme l’ensemble des forces qui résistent à la mort ».

Nul besoin cependant d’avoir un Bac + 12 en philo pour lire et apprécier cet album qui nous interroge aussi sur la différence, sur notre rapport à la nature, sur notre place dans la société, une aventure intime au coeur de la grande aventure de l’humanité.

Eric Guillaud

Penss et les plis du monde, de Moreau. Delcourt. 34,95€

28 Nov

La grande aventure : l’histoire de l’humanité ou presque résumée par Bouzard

Il faut du talent pour raconter en quelques coups de crayon l’histoire de l’humanité, Bouzard en a beaucoup. L’auteur de Moi, BouzarD, Plageman ou encore de La Planète des sciences le prouve une nouvelle fois avec un recueil de strips paru chez l’éditeur nantais Rouquemoute spécialisé dans l’humour…

Ils en sont fiers chez Rouquemoute. Et ils peuvent l’être ! Harponner un Bouzard et le coller dans un catalogue d’éditeur n’est pas donné à tout le monde, plus encore pour une petite maison d’édition indépendante comme celle-ci.

Oui, ils en sont fiers mais ils le méritent parce que, comme Bouzard ils défendent un certain sens de l’humour, et comme Bouzard ils aiment le travail bien fait, les beaux albums bien imprimés et les belles histoires bien faites.

Et La Grande aventure est un bel album, 200 pages au format à l’italienne, imprimées sur du papier (c’est plus pratique que sur les parois des grottes), 200 pages disais-je faites d’une déambulation burlesque au pays des Crocs-Magnons qui découvrent le monde au fil de leurs aventures et des pages : ici le danger des éruptions volcaniques, là les bienfaits du feu, plus loin la férocité des crocodiles, la crotte des mammouths, le lait d’aurochs, la musique, la peinture, la femme, l’amour, la mort, la vie quoi…

Bon je dis ça, je ne dis rien, mais Noël approchant à grandes enjambées, il serait intelligent d’attraper votre peau de bête la plus proche, de courir chez votre libraire préféré et d’en récupérer un exemplaire ou même plusieurs afin de les offrir à la famille, aux amis et aux ancêtres cromagnonesques de votre entourage.

Eric Guillaud

La grande aventure, de Bouzard. Rouquemoute. 20€

27 Nov

Le château des animaux : une fable en quatre volets de Félix Delep et Xavier Dorison

Attention, chef-d’oeuvre ! Xavier Dorison, auteur du cultissime Troisième testament, est de retour avec une fable en quatre actes mise en images par un jeune prodige du pinceau qui signe ici son premier album, Félix Delep…

Un prodige et le mot est faible tant chaque planche du Château des animaux est un bonheur en soi. On y oublie facilement le temps, on s’égare dans une vignette avant de rebondir sur la suivante, de repartir en arrière et de finalement tourner la page et recommencer.

Alors, bien sûr, Félix Deep vous dira que « les animaux sont quand même moins compliqués à dessiner que les humains », oui peut-être, mais ses animaux ont un supplément d’âme, une expressivité rarement observée dans les récits animaliers en bande dessinée. Et rien que pour ça…

L’histoire ? Elle est assez proche de La Ferme des animaux de George Orwell mais n’en est pas une adaptation en BD, ni une réécriture, précise Xavier Dorison, « Ce n’est ni le même endroit, ni les mêmes animaux, ni les mêmes personnages, ce roman est une source d’inspiration. Simplement, dans le genre du conte politique, La Ferme des animaux est probablement le récit majeur ».

© Casterman / Delep & Dorison

Tandis que La Ferme des animaux met en scène des animaux se soulevant contre le fermier, Mr Jones, prenant le pouvoir, instaurant sept commandements pour le bien-être de la communauté et plaçant un cochon nommé Napoléon à leur tête, Le Château des animaux raconte la résistance pacifique des animaux d’un château, déserté par les humains, contre la loi du plus fort instaurée par le taureau Silvio et sa milice de chiens épouvantablement cruels. Je vous l’ai dit, l’histoire est assez proche mais…

« Utiliser vos crocs ou vos griffes pour obtenir votre liberté revient à dire que vous espérez récolter une rose en plantant des orties », dit l’un des personnages de l’album.

C’est là toute la subtilité du récit de Xavier Dorison qui distille dans ces pages ce sentiment profond que la violence ne résout rien.

© Casterman / Delep & Dorison

« Nos sociétés ont encore largement tendance à considérer la colère comme un signe de force et de virilité!… », explique Xavier Dorison, « Nos modèles narratifs les plus répandus valorisent des héros « super », tout en muscles, et qui sauvent le monde à grands coups de poing ».

« Je me retrouve vraiment dans cette histoire de lutte non-violente… », poursuit Félix Delep, « Parce qu’elle n’est pas naïve, il ne s’agit pas d’un sitting et puis tout va bien. La lutte est non-violente mais elle doit faire face à la violence qu’elle génère ».

Pas de violence donc pour mener la révolution et mettre le despote à terre, pas de violence, pas de combats à mort, non rien de tout ça, juste de l’humour utilisé comme une arme.

Le Château des animaux est une comédie tragique ou l’inverse, Xavier Dorison y explore une belle variété de tons qui s’accommode ô combien de la majestueuse mise en images de Félix Delep à la fois drôle et effrayante. L’album fait partie des albums sélectionnés pour la compétition officielle du prochain Festival International de la Bande Dessinée à Angoulême.

Eric Guillaud

Miss Bengalore, Le Château des animaux tome 1, de Delep et Dorison. Casterman. 15,95€

22 Nov

Vertiges : un somptueux artbook consacré à Jean-Marc Rochette

Il se peut, parfois, que le talent donne le vertige, c’est le cas, et doublement le cas, avec l’auteur Jean-Marc Rochette. Les éditions Daniel Maghen, qui viennent de lui consacrer un somptueux artbook très justement baptisé Vertiges, avec un s, ne s’y sont pas trompées. Elles ne se trompent d’ailleurs jamais…

On ne s’en était pas vraiment caché, on avait adoré l’artbook consacré à Jean-Pierre Gibrat paru en avril dernier. On reste aujourd’hui pantois d’admiration devant celui-ci, consacré au plus montagnard des auteurs de bande dessinée, Jean-Marc Rochette.

Construit sur le même canevas, autour d’un entretien avec la journaliste Rebecca Manzoni qui semble avoir désormais son rond de serviette à la table des éditions Daniel Maghen, Vertiges nous offre une belle et vivifiante balade à travers l’oeuvre de Jean-Marc Rochette, une oeuvre qui lui ressemble, qui ressemble à son horizon, le Massif de l’Oisans, belle et éternelle.

Oui oui, n’ayons pas peur des mots, l’oeuvre de Jean-Marc Rochette est belle et éternelle. Et j’ai d’autant moins de mal à le dire, ou plus exactement à l’écrire, que j’imagine l’homme empreint d’une humilité certaine.

Regardez Tranceperceneige, ce chef d’oeuvre de la science-fiction post-apocalyptique paru dans les années 80 avec, déjà, pour décor, la montagne. Presque 40 ans après, Transperceneige est toujours une référence, portée au cinéma en 2013 par le Coréen Bong Joon-ho, prochainement adaptée en série sur Netflix et prolongée en bande dessinée par un préquel co-scénarisé avec Matz.

Bien sûr, depuis Transperceneige, de l’eau, beaucoup d’eau a coulé dans les vallées du massif de l’Oisans où Jean-Marc Rochette habite une partie de l’année. Il a fait de beaux albums avec au scénario ici Martin Veyron, là René Pétillon ou Benjamin Legrand.

Et puis, en 2018, il réalise Ailefroide : altitude 3954. La montagne est une nouvelle fois le décor de cette histoire, elle en est même l’un des personnages principaux. Dans ce récit autobiographique, co-scénarisé par Olivier Bocquet, Jean-Marc Rochette raconte sa passion pour la montagne et l’accident qui lui a valut d’arrêter l’alpinisme, une autre de ses passions. Un tournant dans sa carrière. Un très beau succès aussi.

« Est-ce qu’aujourd’hui, le succès est important pour toi ? », lui demande Rebecca Manzoni dans cette belle et longue interview. « Oui, c’est important, oui… », répond Jean-Marc Rochette, « C’est important parce que je trouve que c’est un succès qui existe pour un livre qui le mérite. Parfois, tu fais une bouse et tu as du succès, ce qui te donne l’impression d’être un imposteur. Mais Aliefroide, ce n’est pas ça. C’est mon vécu, raconté et dessiné avec la volonté d’être au plus juste. Quand tu dis les choses qui te tiennent le plus à coeur et que les gens adhèrent, c’est fabuleux. La vraie question, c’est pourquoi je ne l’ai pas fait avant, pourquoi ça m’a pris autant de temps ».

La montagne, encore et toujours, dans son dernier album en date Le Loup publié en mai 2019 aux éditions Casterman. Le Loup raconte l’affrontement entre un loup et un berger dans la vallée du Vénéon du massif des Écrins, un affrontement qui tournera finalement à la cohabitation.

Dans ce magnifique artbook, Jean-Marc Rochette parle bien évidemment de la montagne, de sa montagne, qui impose l’humilité.

© Casterman / Rochette

« Dans l’Oisans, j’y suis depuis que j’ai 10 ans, donc je connais tout comme ma poche : les sommets, leurs noms, la profondeur des vallées. Je sais même à peu près où sont les loups. C’est ma maison ».

« C’est aussi un lieu qui t’oblige à une certaine philosophie. J’habite dans une vallée où tu as un sentiment de fatum, de fatalité, à cause d’énormes avalanches de pierres notamment (…) Tu sais que ta maison est là aujourd’hui et qu’elle peut très bien ne plus y être demain. Le fatum te renvoie à la modestie de ta condition et la montagne te remet clairement à ta place dans l’échelle du temps : face à elle, tu n’es qu’un éphémère ».

© Casterman / Rochette

Il parle de la montagne, beaucoup, avec passion, mais pas uniquement. Jean-Marc Rochette parle aussi de la bande dessinée, de son métier d’auteur, de ses albums, de son accident de montagne, de son grand-père résistant, de son père mort en Algérie, de la désobéissance et bien sûr de le peinture. L’auteur de bande dessinée est aussi peintre, un peintre montagnard.

Si vous cherchez à passer un bon moment et à être rassasié en émotions graphiques et propos intelligents, alors la lecture de ces deux livres, Vertiges et Le Loup, s’impose bigrement !

Eric Guillaud

Vertiges, artbook de Jean-Marc Rochette. Editions Daniel Maghen. 39€

Le Loup, de Jean-Marc Rochette. Editions Casterman. 18€

21 Nov

Le monde mutant de Corben : Apocalypse now!

L’éditeur Delirium poursuit son œuvre de salubrité publique avec la réédition des travaux du grand Richard Corben. Récits post-apocalyptiques noirs de chez noirs, Le Monde Mutant et sa suite Le Fils Du Monde Mutant sont donc enfin réunis dans une édition aussi complète que classieuse…

Ces deux histoires ne sont pourtant pas franchement ses œuvres les plus connues. La preuve, elles n’ont été traduites en France qu’une seule fois dans les années 80 et séparément. Mais elles sont marquées au fer rouge par le sceau de l’ancien collaborateur de Métal Hurlant. On retrouve ici des corps parfois grotesques et hypertrophiés, des gueules cassées et toujours ce mélange entre réalisme et cartoon fortement teinté de pessimisme.

Publié pour la première fois en épisodes en 1978, la première partie est la plus onirique, la plus désespérée. Tout se passe dans un monde post-apocalyptique en pleine décomposition où chacun se bat pour sa survie. Pas d’explication sur le pourquoi, pas de grandes théories, juste un constat, simple et désespéré. Corben a toujours dessiné l’homme dans tout ce qu’il a de plus vachard, d’hypocrite ou de pleutre.

D’ailleurs, celui qui sert de fil rouge dans ce monde en ruines est un mutant simple d’esprit du nom de Dimento. Un candide dont tout le monde essaye de profiter et qui symbolise à lui seul le peu qu’il reste de l’humanité, à la fois innocent et naïf alors que tout le monde, ici, essaye surtout de survivre jour après jour, quitte à bouffer son voisin. Si le récit apparaît d’abord un peu décousu, l’arrivée de son fidèle scénariste Jan Strnad (Ragemoor, réédité justement déjà chez Delirium) appelé à la rescousse change un peu la donne, sans lui enlever son côté à la fois absurde et cruel. On retrouve aussi son autre marque de fabrique, ces couleurs flashy, presque pop qui donnent au tout un côté presque surréaliste et très graphique.

La seconde partie, réalisée plusieurs années plus tard, adopte un ton différent. Déjà, parue à la base en noir et blanc, elle a été colorisée pour cette édition par la fille même de Corben. Et puis plus posée et plus humaine aussi, elle démarre d’une façon assez chorale avant que tous les protagonistes se retrouvent, avec une mention spéciale pour le grand méchant, sorte de croisement entre la momie et Humungus, le bad guy du film Mad Max 2 !

On peut parler d’happy end ici, même si l’horreur gothique de cet éternel fan d’Edgar Allan Poe n’est jamais loin non plus. Du grand Corben, moins littéraire et plus typé science-fiction certes mais avec toujours cette même vision assez unique. Il ne l’a pas volé son prix grand prix du festival d’Angoulême 2018 lui…

Olivier Badin

Le Monde Mutant – L’intégrale, de Richard Corben et Jan Strnad, Delirium. 25 euros

© Delirium / Richard Corben & Jan Strnad