On le sait depuis toujours, encore plus peut-être depuis Maus de Spiegelman, la bande dessinée est un médium extraordinaire pour raconter le monde, témoigner, s’indigner, se révolter. C’est peut-être même le médium le plus embrassant comme le dit Philippe Collin dans cette interview. En tout cas, son livre, qu’il vient de signer chez Futuropolis en compagnie de Sébastien Goethals, Le Voyage de Marcel Grob, en est une nouvelle preuve. Interview…
Bonjour Philippe, Le Voyage de Marcel Grob est soutenu par France Inter, maison pour laquelle vous travaillez. Ça vous fait plaisir je suppose ?
Philippe Collin. Absolument ! Ça me fait très plaisir. On ne sait jamais comment la chaîne peut réagir quand on y travaille mais elle a été très bienveillante avec moi. Et ça me touche. Ça fait 20 ans que j’y travaille, en ce moment avec L’Oeil du tigre, une émission diffusée le dimanche.
Marcel Grob a-t-il vraiment existé ? Ou est-ce qu’il incarne d’une certaine manière l’histoire de tous les Malgré-nous ?
Philippe Collin. Marcel Grob est mon grand oncle, donc oui il a parfaitement existé. Je l’ai même bien connu lorsque j’étais enfant et adolescent. Et tout ce qui est raconté dans cet album est issu de son livret militaire que j’ai récupéré en 2012 (…) où tout était consigné en long, en large et en travers. Les deux tiers du récit sont authentiques et le tiers restant, romancé. Si Marcel Grob est bien réel, les deux personnages qui l’accompagnent sont issus pour leur part d’un croisement de témoignages.
C’est un projet qui vous tient à coeur depuis longtemps semble-t-il. Pour quelles raisons ?
Philippe Collin. Pour deux raisons principales. Une première qui me concerne directement et une deuxième qui me dépasse.
Celle qui me concerne d’abord. Enfant, je savais que Marcel avait fait la guerre du mauvais côté. Mais en 1995, j’avais alors 20 ans, j’ai appris qu’il avait fait la guerre chez les Waffen-SS et non pas dans la Wehrmacht comme 100.000 autres Alsaciens et Lorrains qu’on appelait les Malgré-nous. Ce qui sous-entendait immédiatement engagement volontaire. Ce qui n’a plus rien à voir ! On a affaire là à quelqu’un qui est embarqué idéologiquement. Je lui ai posé des questions, une fois, deux fois, trois fois, il a toujours refusé de répondre, alors j’ai fini par rompre avec lui. Je ne l’ai jamais revu. Il est mort en 2009. Je ne suis même pas allé aux obsèques parce que je ne voulais pas allé aux obsèques d’un SS, au risque aussi de croiser ses camarades de régiments, d’autres SS.
cet album est un album de la réparation, pour moi, pour lui, mais aussi pour tous ces gamins, ces Alsaciens, les 100.000 autres
Mais en 2012, mon oncle a récupéré le dossier militaire de mon grand oncle. Et là, il y a deux choses qui sont venues s’entrechoquer. D’une part, depuis 2015, les historiens ont travaillé et dévoilé l’histoire de ces 10.000 gamins « kidnappés » et offerts à Himmler. Ensuite, j’ai montré le dossier de Marcel Grob à des amis historiens spécialistes du nazisme, dont Christian Ingrao qui est commissaire scientifique sur l’album. Ils ont remarqué l’absence de trois lettres sur le dossier du grand oncle, trois lettres essentielles qui prouvaient qu’il n’était pas volontaire mais contraint et forcé. Je me suis aperçu avec un peu d’effroi de mon mauvais jugement et de ma précipitation à le condamner. Donc, et ça me tient à cœur, cet album est un album de la réparation, pour moi, pour lui, mais aussi pour tous ces gamins, ces Alsaciens, les 100.000 autres.
La raison qui me dépasse maintenant. J’ai tenu à ce qu’on dédie l’album à toute la jeunesse d’Europe, parce que les systèmes totalitaires commencent et finissent toujours par s’emparer de la jeunesse. J’ai 43 ans, je suis d’une génération qui a sur les épaules la charge de transmettre la mémoire dans les années qui viennent. Nous sommes les derniers à avoir des grands parents qui ont connu la guerre. Ils sont tous en train de disparaître. D’un autre côté, partout en Europe, les populismes montent d’une manière assez flagrante, que ce soit en Italie, en Hongrie, en Suède ou en Allemagne où l’AfD (parti allemand d’extrême droite, ndlr) commence à faire des scores, encore improbables il y a 10 ans. Arrive donc le moment où nous allons devoir affronter les populismes mais avec quelles armes ? Peut-être en commençant par raconter ce qu’il s’est passé de manière généreuse et intelligente. Il faut sensibiliser le citoyen européen. Ça m’importe mais ça me dépasse totalement, c’est un mouvement d’ampleur dans lequel je place un petit caillou. Mais si chacun met un petit cailou, ça peut être costaud à un moment donné. Ce récit répond à cette envie que j’avais au fond de moi.
On aurait tendance à détester le personnage de Grob au début du récit, on est sans doute plus dans la compassion à la fin. Était-ce une volonté de votre part ?
Philippe Collin. Oui absolument. Mais si on regarde bien, il n’y a pas de jugement à la fin, je veux laisser le lecteur libre de se faire une opinion. Effectivement c’est orienté, je ne vais pas le cacher, il y a une forme de compassion, mais libre à chacun de décider si Marcel aurait pu faire autrement.
Les bandes dessinées sur les Malgré-nous sont très rares, comme les fictions ou documentaires d’une manière générale. C’est toujours un sujet tabou selon vous ?
Philippe Collin. C’est un sujet effectivement tabou. Par exemple, je sais qu’il y a encore une crispation sur la mémoire de ces choses-là en Alsace. C’est un problème parce que beaucoup de gens en France pensent encore qu’ils ont été collabos. Et par ailleurs, je peux vous dire que la sortie de l’album crée aussi des crispations. Il y a des libraires qui sont impatients, d’autres qui sont inquiets, enfin du moins tracassés, il y a des journalistes qui veulent en parler, d’autres qui attendent de voir… C’est assez intéressant de voir comment tout ça se présente. En 2018, la plaie n’est pas totalement cautérisée !
L’affiche rappelle une image forte du film Dunkerque de Nolan ? Est-ce un clin d’oeil ou un pur hasard ?
Philippe Collin. il y a effectivement un clin d’œil mais pas à Nolan. On s’est inspiré de l’affiche de Little Bouddha, film de Bernardo Bertolucci, parce qu’on la trouvait forte dans l’idée des contre-courants. Il y a un flot de moines bouddhistes et un gamin qui tente de résister à ce flot, ça correspondait exactement à ce qu’on voulait, c’est à dire qu’il y a le flot de l’histoire qui embarque Marcel et lui qui essaie de s’en sortir. Pour en revenir à Nolan, c’est aussi une très bonne comparaison mais on ne l’avait pas du tout vue à l’époque.
Quel regard portez-vous sur la production (cinéma, littérature…) autour de la deuxième guerre mondiale ? Quelles sont vos références dans ce domaine ? Et peut-être vos influences pour cet album ?
Philippe Collin. Sur la production, il y en a beaucoup, beaucoup trop peut être, il y a des choses un peu cyniques d’un point de vue commercial et donc mal traitées, aussi bien en BD qu’au cinéma.
Concernant les influences, j’ai demandé à l’éditeur de publier à la fin du livre une bibliographie et une filmographie. Toutes les réponses sont là. Il y a les films que j’ai vus ou revus, les livres que j’ai lus, il y a ce qui m’importe, des romans, des essais historiques, par exemple le livre de Christian Ingrao qui s’appelle Croire et détruire. il raconte comment des jeunes qui ont fait des hautes études linguistiques ou humanistes se retrouvent embarqués dans le nazisme. Le lieutenant de la Waffen-SS dans notre récit est tiré de ce type de personnages. C’est un être ambigu, engagé, nazi, mais en même temps profondément humain, lecteur de Goethe et de Dostoïevski. Voilà ce qui a pu m’influencer !
Pourquoi avoir choisi le médium bande dessinée pour raconter cette histoire ?
Philippe Collin. Excellente question. Au départ, j’avais la possibilité d’en faire un roman mais dans l’optique de ce que je vous ai évoqué tout à l’heure, avec la charge qui nous échoie de transmettre la mémoire, je me suis dit que c’était le médium le plus embrassant. Je pense qu’un ado de 15 ans peut lire ce roman graphique, que sa mère peut le lire, que son grand père peut le lire. Et ce qui m’intéresse dans l’objet qui est le nôtre en 2018, c’est l’échange entre générations. il n’y a que la BD qui peut promettre ça.
Par ailleurs, je viens d’un milieu populaire et j’ai grandi avec des images, des bandes dessinées. J’ai commencé à lire avec de la BD pas avec Balzac.
Est-ce qu’il y une BD qui vous a particulièrement marqué ?
Philippe Collin. il y a le chef d’oeuvre absolu, Maus d’Art Spiegelman. À l’époque, ça m’a beaucoup perturbé, on avait là un livre d’une puissance incroyable. J’ai été frappé par sa lecture, avec des émotions aussi fortes que devant un film. Ce livre est une sorte de talisman !
Comment avez-vous rencontré Sébastien Goethals et comment le projet s’est-il mis en route ?
Philippe Collin. Ça, c’est le talent de l’éditeur, en l’occurrence Sébastien Gnaedig de Futuropolis, qui un jour m’a dit : « laisse moi faire, je pense que j’ai trouvé la bonne personne pour toi. Et cette personne a ton âge, partage les mêmes réflexions que toi et sait prendre en charge une histoire qui n’est pas portée par un scénariste de BD. Nous nous sommes rencontrés et on s’est entendu tout de suite. C’est le talent de Sébastien Gnaedig et je lui suis reconnaissant, c’est une histoire qui m’importait beaucoup et et je ne voulais pas que ce soit mal fait.
Au départ, j’avais écrit un récit qui s’apparentait plus à un synopsis de cinéma. Avec Sébastien Goethals, le dessinateur, on a repris le texte et on l’a retravaillé pour que ça ressemble à un découpage de BD. On l’a fait rentrer dans les cases. Et c’était jubilatoire !
C’est votre premier scénario de bande dessinée, comptez-vous renouveler l’expérience ?
Philippe Collin. Je vais vous répondre oui parce que tout ce que j’ai vécu était du plaisir. Donc, on est en train de discuter avec tout le monde. Mais pour le moment on est concentré sur la sortie de l’album, c’est important…
Merci Philippe, l’album sera disponible le 11 octobre.
Propos recueillis par Eric Guillaud le 27 septembre 2018