28 Oct

Senso : une comédie à l’italienne signée Alfred

Après Come Prima qui lui valut un Fauve d’or au festival d’Angoulême en 2014, Alfred nous revient avec Senso, l’histoire d’une rencontre fortuite dans le décor d’une Italie qui lui est chère…

C’est typiquement le genre de mésaventure qui peut arriver à tout le monde. Elle est d’ailleurs arrivée à Alfred à l’occasion d’un festival près de Rome : « aucune chambre n’avait été réservée à mon nom, et pendant un temps, la perspective de passer la nuit à errer dans cet hôtel vieillot plein de tableaux et d’objets insolites m’avait amusé ».

Cette mésaventure avait rejoint l’un des carnets que l’auteur remplit chaque jour d’anecdotes, de dessins, de souvenirs et autres rêves. Jusqu’au jour où une étincelle se produit et lui permet de relier toutes ces idées, toutes ces pistes, pour en faire une histoire. C’est de cette mésaventure qu’est né Senso: « C’était l’élément qui allait tout relier, et permettre à l’histoire de commencer ».

@ Delcourt / Alfred

Et l’histoire commence avec un personnage, Germano Mastorna. Il n’est pas auteur de BD comme Alfred, il est vaguement producteur de groseilles bio, mais il se retrouve lui-aussi sans chambre dans un hôtel à la déco d’un autre âge quelque part en Italie du sud. Errant de canapé en fauteuil, l’homme finit par tomber sur une très vieille connaissance qui n’est autre que le patron des lieux. Il se marie justement ce jour-là et invite Germano à la fête.

Au point où il en est, Germano accepte l’invitation. Il s’y ennuie un peu, beaucoup, à la folie, jusqu’à sa rencontre avec Elena. Lui n’aurait jamais dû être là, elle ne voulait pas venir, une rencontre inattendue, une nuit pour se mentir un peu, arrêter le temps qui passe, peut-être prendre une autre direction, trouver un sens (senso en italien) à la vie…

@ Delcourt / Alfred

Après Le Désespoir du singe sur un scénario de Jean-Philippe Peyraud, Pourquoi j’ai tué Pierre avec Olivier Ka, Je mourrai pas gibier, adaptation du roman de Guillaume Guéraud, et bien sûr Come Prima, Alfred nous offre ici une comédie à l’italienne avec un héros légèrement lunaire, une chaleur étouffante et un décor époustouflant de beauté qui a tout de l’Italie sans en refléter un lieu défini : « C’est un mélange de mes Italies. Des endroits que je connais ou dans lesquels j’ai vécu, et que je mélange les uns aux autres. Mes origines italienne sont toujours très présentes, mais je triture différentes périodes , différents endroits, pour en restituer une Italie imaginée, théâtralisée, personnelle… ».

@ Delcourt / Alfred

Une Italie comme on peut se l’imaginer, écrasée de soleil, magnifique.. et un parc, extraordinaire, sans limites, quasiment sorti d’un rêve où les deux personnages vont se libérer, se rapprocher, s’aimer. « Le parc prend racine dans tous ces souvenirs : le jardin botanique de Rome, celui de Naples, un parc caché de Venise dans lequel ma fille a fait ses premiers pas et surtout la Villa Rocca, à Chiavari, l’endroit d’où vient ma famille ».

Avec un dessin plutôt sobre destiné avant tout à servir l’histoire, Alfred nous invite à un magnifique voyage au coeur de l’Italie mais aussi au coeur des sentiments humains. Sublime !

Eric Guillaud

Senso, d’Alfred. Delcourt. 23,95€

23 Oct

Le coin des mangas : Dragon Ball, Blue Phobia, Sky Wars, La malédiction de Loki, Blue Giant, Frère à louer, Skip Beat, Ranma…

On commence par un livre qui n’est pas un manga, pas une bande dessinée, pas un comics, non, on commence par un livre de recettes. Mais pas n’importe quelles recettes, il s’agit ici des Recettes légendaires de Dragon Ball. Pour ceux qui connaissent la série, rien de très surprenant, pour les autres, une petite explication s’impose. Dans l’oeuvre d’Akira Toriyama, la gastronomie tient une place importante, il n’en fallait pas plus pour que Thibaud Villanova, chef cuisinier et expert en pop culture, dresse un pont entre ses deux passions avec ce livre de cuisine somptueusement illustré. Au menu : effiloché de briquet de boeuf mariné, traditionnel curry japonais au boeuf, bouillon de chou rouge, raviolis végétariens ou encore tentacules de poulpes snackés. (Les recettes légendaires de Dragon Ball, de Thibaud Villanova. Glénat. 20€)

Tout ça ouvre fortement l’appétit ! Alors voici quelques petites gourmandises qui devraient vous rassasier comme cette première oeuvre du Japonais Eri Tsuruyoshi, Blue Phobia, publiée au Japon en deux volumes, proposée en France en un tome unique au format perfect histoire d’apprécier pleinement le style graphique direct et nerveux de l’auteur. L’histoire ? Celle d’un jeune homme qui se réveille dans un laboratoire. Il ne se souvient de rien. Où est-il exactement ? Que fait-il attaché sur ce lit ? Pas le temps de se poser mille questions, une jeune fille au corps teinté de bleu l’aide à sortir du laboratoire. Ensemble, ils vont tenter de fuir l’île qui les retient prisonniers et ses mystères… (Blue Phobia, de Eri Tsuruyoshi. Glénat. 10,75€)

Les deux premiers volets ont été publiés un peu avant les vacances de l’été, la suite est prévue pour le début de l’année 2020, il est donc encore temps de se plonger dans cette aventure qui nous entraîne dans le petit royaume d’Eldura où sévit un despote de premier ordre qui interdit au peuple de fendre l’air par quelque moyen que ce soit. « Tenter de voler comme le font les oiseaux est interdit. Il paraît que le simple fait de les imiter, c’est faire un affront au roi », nous rappelle le héros de cette saga, Knit. Voler… il en rêve pourtant, comme son père, qui en son temps avait construit une machine volante. Il en rêve en secret jusqu’au jour où surgit dans les cieux du royaume un inconnu chevauchant une monstrueuse créature ailée. (Sky Wars, de Ahndongshik. Casterman. 6,95€ le volume)

Nouvelle série chez Delcourt avec ces deux volumes de La Malédiction de Loki parus simultanément au mois de septembre. L’auteur, Hachi, y raconte l’histoire de la jeune orpheline Aisya qui pense avoir un don, celui d’aider les gens en les peignant avec son sang. La rumeur dit qu’une jeune mariée malade aurait ainsi retrouvé la santé, qu’un paysan aurait vu repousser la jambe qu’il avait perdu ou encore qu’un honnête homme ruiné avait retrouvé tout l’argent qu’il lui fallait. Mais ses peintures n’apportent pas que le bonheur et sont bientôt baptisées « les peintures maudites de la sorcière ». Seule, très seule, Aisya créé en peinture le personnage de Loki et lui demande de brûler toutes ses œuvres…(La Malédiction de Loki , de Hachi. Delcourt Tonkam. 7?99€ le volume)

Changement de style et d’univers avec Blue Giant et la sortie du huitième volume sur les dix prévus, une série signée Shinichi Ishizuka. Blue Giant nous embarque dans le monde de la musique et plus spécialement dans celui du jazz en compagnie de Dai Miyamoto qui avec des amis a formé le trio de jazz “JASS”. Leurs performances habitées commencent à attirer le public mais le pianiste Yukinori a été vertement critiqué par une personne du club où il rêve de se produire. « Une performance sans le moindre intérêt ». Mais il faut se relever et Dai va l’y aider… Après Vertical qui traitait de la haute montagne, l’auteur Shinichi Ishizuka offre à ses lecteurs un somptueux voyage au pays du jazz. Pour un public un peu plus adulte. (Blue Giant 8, de Shinichi Ishizuka. Glénat. 7,60€)

Plus embarrassant qu’un chat, qu’un chien ou qu’un lapin, un ours. Bon, celui-ci ne vit pas dans l’appartement de son créateur, le mangaka Koromo. Il vit dans son milieu naturel, la banquise, où il tombe follement amoureux d’un jeune phoque. Oui, ça peut paraître étrange quand on connaît l’attirance du premier pour le second lorsqu’il s’agit de manger mais Koromo souhaite à travers cette histoire impossible lancer un message d’amour universel. Et dans ce second volet, une sérieuse rivale phoque pourrait tout remettre en question. Ahhh l’amour ! Un récit tout mimi ! (Polar Bear in love tome 2, de Koromo. Soleil Manga. 15€)

On ne choisit pas sa famille. Mais peut-on s’en fabriquer une moyennant finances ? Dans cette nouvelle série signée Ichiro Hako, déjà connu au Japon pour ses livres illustrés et ses jeux vidéos, la jeune Kanami va utiliser son héritage pour se payer un frère qui s’occupera d’elle contrairement à son vrai grand frère, odieux depuis la mort de leurs parents. Un premier manga pour l’auteur.  (Frère à louer tome 1, de Hako Ichiro. Delcourt Tonkam. 7,99€)

Énorme succès au Japon, tiré à plus de 10 millions d’exemplaires, adapté en série télévisée de 25 épisodes, Skip Beat! est le premier manga publié en France de Yoshiki Nakamura. Elle y raconte l’histoire de la jeune Mogami Kyôko venue à Tokyo pour accompagner son ami d’enfance Shô qui souhaite percer dans la musique. Mais très vite, Mogami Kyôko se rend compte que Shô abuse de sa gentillesse et la prend pour une bonne… (Skip Beat! tome 40, de Yoshiki Nakamura. Casterman. 6,96€)

Troisième volet de La Lanterne de Nyx et des aventures de Miyo, jeune orpheline qui n’a aucun talent, elle ne sait ni lire ni écrire, sauf celui de voir à qui a appartenu ou va appartenir un objet rien qu’en le touchant. Bon, sur le marché de l’emploi, ce n’est pas très vendeur mais Miyo finit par trouver un job chez Momotoshi, un marchand d’objets importés d’Europe. Une série prévue en six tomes au graphisme de caractère. (La Lanterne de Nyx, de Kan Takahama. Glénat. 10,75€)

On termine avec Ranma 1/2 sixième volet, un manga signé Rumiko Takahashi publié chez Glénat dont les jeunes garçons raffolent. Au menu, une bonne dose d’histoires d’amour, des personnages qui se transforment en animaux au contact de l’eau et des arts martiaux à gogo. Le tome 10 est sorti à la rentrée, le 11 le sera début novembre. (Ranma 1/2 tome 10, de Rumiko Takahashi. Glénat. 10,75€)

Eric Guillaud

21 Oct

Le Roi des bourdons, un plongeon masqué et costumé dans le milieu de l’édition BD signé David de Thuin

Il avait fait sensation en 2014 avec La Proie, un récit de 10 000 cases sur 1000 pages. David de Thuin nous revient aujourd’hui avec un récit animalier qui a les apparences -trompeuses – d’un récit humoristique…

Zola Vernor est manutentionnaire au service expédition des éditions Chatterbooks. Nullement par passion comme on peut l’imaginer mais par obligation. Pour les croquettes en somme. D’un autre côté, Zola sait qu’il est dans la place, la bonne place, lui qui rêve depuis toujours de devenir auteur de bande dessinée.

Hélas, personne chez Chatterbooks ne prête attention à son travail, à ses dessins. Pour tous, il reste le petit manutentionnaire de service, celui qui charrie à longueur de journées les cartons remplis des livres des autres.

Mais un jour, pour avoir sauvé un de leurs congénères de la noyade, des bourdons lui offrent un super-pouvoir, celui de bourdonner ou plus exactement de voler. Oui, comme Superman ! De là à se prendre pour un super-héros…

Et voilà notre Zola, masqué et affublé d’un collant jaune volant au secours de la veuve et de l’orphelin dans tous les recoins sombres et malfamés de sa bonne ville de Chattertown. Ses exploits largement relayés par les médias en font très vite le Roi des bourdons, plus fort, plus rapide, plus populaire, qu’un autre super-héros local, Hyperclébard, dont les aventures faisaient jusqu’ici les beaux jours des éditions Chatterbooks.

La boucle est bouclée. À défaut de devenir auteur de bande dessinée chez Chatterbooks, Zola pourrait en devenir le principal héros de papier…

Récit humoristique ? Histoire de super-héros ? Ne vous méprenez pas, bien qu’assez proche de l’univers de Lapinot du sieur Trondheim, bien qu’assez léger dans le trait et le ton, le récit de David de Thuin porte un regard assez noir et acerbe sur le milieu de l’édition BD. Éditeurs, directeurs de collection, auteurs… tout le monde en prend pour son grade.

Faut-il dès lors voir Le Roi des bourdons comme la réponse à un sentiment, un ressentiment ou à une expérience personnelle ? L’auteur s’en défend même si, reconnaît-il, il a travaillé un an comme manutentionnaire au service expédition de l’imprimerie Proost qui imprimait les albums des éditions Dupuis, Dargaud et autres lombard.

Une chose est certaine, Le Roi des bourdons tient particulièrement à cœur à son auteur qui l’avait publié une première fois en six volumes autoédités, entre 2005 et 2007, avant de nous le proposer aujourd’hui complètement revisité, réécrit et redessiné pour la collection 1000 Feuilles des éditions Glénat.

Au-delà du milieu de la BD, de la condition d’auteur, David de Thuin aborde des sujets sociétaux et existentiels plutôt lourds avec une certaine légèreté. Une très belle réalisation, tant au niveau de l’écriture que de la mise en images et un épilogue qui impose le respect.

Eric Guillaud

Le Roi des bourdons, de David de Thuin. Glénat. 19€

@ Glénat / David de Thuin

20 Oct

Captain Biceps, Yoko Tsuno, Lila, Sam, Louca, Dad, Zhou Zhou, Mickey… Une sélection de BD jeunesse pour les vacances de la Toussaint

De l’amour, de l’aventure, du cocasse, de la fantasy et de l’humour musclé, on vous a sélectionné dix beaux albums à potasser pendant les vacances. On ramasse les copies à la rentrée…

On commence avec Captain Biceps, le héros super-musclé de Zep et Tebo reprend du service après cinq petites années de repos bien méritées. Alors oui bien sûr tout commence par une petite remise en forme avec Derek, le coach des justiciers. Puissance, réflexes, souplesse, concentration, mental… tout est passé en revue et le verdict est sans appel : il est prêt ! Mais prêt à quoi ? À tout ! Mais avant tout prêt à réduire en bouillie tous les super-méchants de la planète, de Iron Man à Docteur Nuisible, en passant par Porte Malheur Man, Acid Man ou encore Caoutchouc Girl. De la baston en collant rouge pour pouffer de rire ! (Captain Biceps tome 7, de Zep et Tebo. Glénat. 10,50€)

Un autre retour, celui de la belle Yoko Tsuno. Bientôt 50 ans d’aventures, 29 albums, mais toujours pas une ride, pas un cheveu blanc, pas un petit bourrelet, Yoko fait partie de ces héros qui ne vieillissent pas, aussi intemporelle qu’universelle. Et c’est un nouveau voyage dans le temps que nous propose Anges et Faucon, un retour vers les années 30 où la belle électronicienne japonaise, accompagnée d’Emilia et Bonnie, va tenter de changer le cours de l’histoire, empêcher une catastrophe ferroviaire et sauver la vie de deux jeunes enfants… Un grand classique des éditions Dupuis !(Anges et Faucons, Yoko Tsuno tome 29, de Leloup. Dupuis. 10,95€)

Ahhh… l’amour. Le vrai, le seul, l’unique. Avec trois « u ». Pourquoi trois « u » ? Parce que celui-ci le mérite. Oui, Lila est amoureuse, grave amoureuse, the big love comme dirait une de ses copines. Et en ce jour de rentrée des classes, elle va enfin retrouver son amoureux et lui faire un énorme baiser, avec la langue et tout et tout. Comment fait-on ? Pour ceux qui ne sauraient pas ou qui auraient oublié, tout est expliqué dans cet album, le quatrième de la série. Avec toujours au programme, de l’humour, des histoires de cours de collège et des questions existentielles. Premier baiser, orientation sexuelle, puberté, look… tout est là, expliqué avec simplicité et pudeur. (L’Amouuur et les baisers, Lila tome 4, de Séverine de la Croix et Pauline Roland. Delcourt. 14,95€)

Cet album-là aussi nous ramène à l’enfance, plus exactement au passage délicat entre l’enfance et l’adolescence avec une bande de gamins qu’on a déjà pu voir dans Lily a des nénés du même Geoffroy Barbet-Massin, aka Geoff. C’était la première bande dessinée de ce réalisateur de films d’animation, Sam a des soucis est donc sa deuxième. Pas de changement majeur, c’est toujours aussi bien écrit et dessiné avec de subtiles couleurs directes, des personnages sympas et toujours le décor fabuleux et légèrement revisité de Portsall, localité côtière faisant partie de la commune de Ploudalmézeau, située dans le nord-ouest du Finistère. Au centre de l’histoire cette fois, un pistolet, un vrai, découvert dans une décharge par les garçons, un pistolet qui va provoquer un accident de la route et attirer de sacrés ennuis à notre bande de gamins…  (Sam a des soucis, de Geoff. Casterman. 14€)

Apparu dans les pages du journal Spirou en 2012, le héros de Bruno Dequier est une véritable catastrophe ambulante, paresseux, nul à l’école, nul sur un terrain de foot, menteur et maladroit avec les filles – rien d’un super héros en somme – qui voit sa vie changer grâce à Nathan, un fantôme qui lui veut du bien et lui a confié une mission : la constitution d’une équipe de football. Pour cela, il doit convaincre des joueurs qui se sont détournés du football pour d’autres sports. Et l’exercice n’est pas toujours des plus faciles… (Foutu pour foutu, Louca tome 7, de Bruno Dequier. Dupuis. 12,50€)

Avec plus d’un million d’abonnés inscrits à sa chaîne YouTube, aucun doute, Maskey fait partie de ces nouvelles stars d’internet. Alors pourquoi pas de la bande dessinée, se sont dits certains éditeurs ? De fait, lui qui ne sait même pas dessiner une pomme comme il dit vient de publier un album avec Malec au dessin. Pas une autobiographie, même si chacun de ses personnages possède un peu de lui, mais une vraie fiction qui parle de rap, de culture urbaine et des réseaux sociaux. Follow me, premier tome d’une série ? À suivre… (Follow me, de Maskey et Malec. Glénat. 10,95€)

Dad est un père à tout faire, un père célibataire. Les repas, c’est lui, la lessive, c’est lui, le ménage, c’est toujours lui, le rangement, c’est encore lui… et l’éducation des filles, il en a quatre, c’est lui, forcément. « Je dois le dire combien de fois ? On ne parle pas la bouche pleine! ». Mais dans l’immédiat, Dad est fâché. Ondine a ramené un 4 sur 20 en anglais, son poème qu’elle devait imaginer n’a apparemment pas plu au prof. Pourtant, elle avait trouvé les mots justes : « Love, love me do, You know I love you, I’ll always be true, so please, love me do ». Et si Dad est fâché, ce n’est pas parce qu’Ondine a recopié sans vergogne ce poème sur internet, non, il est fâché parce que le prof n’a même pas été fichu de reconnaître les Beatles. « C’est un jeune prof… », dit à sa décharge Ondine, « il connaît pas forcément la musique ancienne! ». C’est clair ! Sixième album, toujours aussi rafraîchissant ! (Père à tout faire, Dad tome 6, de Nob. Dupuis. 10,95€)

Petit détour par la Chine avec le quatrième volet du Monde de Zhou Zhou signé Golo Zhao et Bayue Chang’an, un récit tout en douceur qui aborde les questionnements de la pré-adolescence, l’école, les petits copains, les copines, le corps qui commence à changer… Un manhwa au format européen avec de grandes cases et un graphisme simple mais efficace, des personnages trognons, des couleurs chaleureuses et beaucoup d’émotion. Le monde de Zhou Zhou tome 4, de Golo Zhao et Bayue Chang’an. Casterman. 17€)

Dragons & Poisons est le troisième album d’une toute jeune maison d’édition spécialisée dans la fantasy et la science fiction et drivée par l’un des maîtres en la matière, le scénariste Christophe Arleston (Lanfeust de Troy…). Avec ici, l’histoire de deux aventuriers qui se lancent à l’assaut d’un puits à souhaits où un dragon accepte d’exaucer leurs vœux. Mais avec un prix à payer : ils ne ressortent du puits que 20 ans plus tard… (Dragons & Poisons, de Isabelle Bauthian, Rebecca Morse et Aurélie F. Kaori. Drakoo. 14,50€)

On termine avec une aventure de Mickey signée Pieter de Poortere, auteur par ailleurs de la série Dickie publiée dans la collection 1000 Feuilles des éditions Glénat. Après Cosey, Keramidas, Trondheim ou encore Tebo, c’est au tout de l’auteur flamand de s’attaquer au mythique personnage. Dans l’esprit de son univers graphique, il nous offre un Mickey super-héros, une aventure muette où les gags s’enchaînent à la vitesse d’un train en rase campagne. Du burlesque pour toute la famille  ! (Super Mickey, de Pieter de Poortere. Glénat. 15€)

Eric Guillaud

19 Oct

Nemesis le Sorcier ou la délirante guerre cosmique des aliens et des humains, version 2000 AD

Presque quarante ans après le début de sa parution dans la revue culte anglo-saxonne 2000 AD, voici une série déjantée qui reprend certains éléments de son copain Judge Dredd et le plonge dans un bain steampunk ébouriffant. Attention, chef d’œuvre !

Cela fait quelques temps que le petit mais costaud éditeur français Delirium s’acharne a enfin faire traduire en français les plus grands héros sortis des pages cultissimes de 2000 AD, l’équivalent en Angleterre du magazine Métal Hurlant dans les années 80.

Sauf que si certains, comme bien sûr Judge Dredd, ont dépassé les frontières, d’autres comme Nemesis Le Sorcier ont inexplicablement disparu du paysage. Cette réédition sera une découverte totale pour la majorité des lecteurs. Et là, attention, c’est le choc, aussi bien graphique que conceptuelle.

L’équipe de 2000 AD nous avait pourtant déjà habitués à ce genre de mélange détonnant entre steampunk, heroic fantasy, satire politique et science-fiction psychédélique. Mais ici, on franchit un cap et on tombe dans le délirant absolu que même le choix de ce sobre noir et blanc ne réussit pas à cadenasser.

Et le pire est que l’on ne tient là ‘que’ le premier tome de trois annoncés… Nemesis est un alien doublé d’un sorcier au physique surréaliste, sorte de centaure que l’on aurait pu croiser dans un rêve de HR Giger. Sa mission ? Sauver ses frères extra-terrestres du Grand Inquisiteur Torquemada qui a décidé de ‘purifier’ la galaxie et que rien, même la mort, ne semble en mesure d’arrêter dans sa croisade sanguinaire.

@ Delirium / Mills, O’Neill, Redondo & Talbot

Le long de ces 368 pages engoncées dans une couverture ‘en dur’ de qualité supérieure, on croise des vaisseaux spatiaux en forme de galions, des ‘terminators’ (terme utilisé des années avant le film de James Cameron) fanatisés, des combats de joutes, des cérémonies nécromanciennes et on en pense. Le tout n’hésitant pas parfois à s’étaler sur une seule case prenant toute une page pour laisser parler au mieux le stylo épique de Kevin O’Neill qui s’était déjà illustré avec La Ligue Des Gentlemen Extraordinaires.

Les corps, les bâtiments, les décors… Tout est acéré, chaotique et en même temps, bizarrement beau, baroque même. Même si deux histoires complètes signées Bryan Talbot et Jesùs Redondo ont été rajoutées en bonus en quelque sorte, c’est vraiment O’Neill et son style fin, inventif et en même temps presque décharné qui marque le plus, de loin.

@ Delirium / Mills, O’Neill, Redondo & Talbot

Et puis sous cette lutte sans merci entre deux montres dont aucun des deux n’est vraiment ni tout noir ni tout blanc, on retrouve aussi l’humour très grinçant du scénariste Pat Mills. Difficile d’ailleurs de ne pas voir dans cette série parue initialement dans la première moitié des années 80 une critique acerbe de l’Angleterre Thatcherienne, une société conservatrice, arc-boutée sur ses illusions d’ex-grand empire, sourde aux changements et xénophobe.

Certes, la parution originelle en épisode de quatre ou cinq pages donne lieu bout-à-bout à un rythme très haché, avec de sempiternels retours en arrière mais cela ne gâche absolument pas le plaisir, tant ici l’absurde côtoie le superbe. Délire cosmique et chef d’oeuvre méconnu, ce Nemesis est ce que l’on appelle une claque inratable, une baffe cyberpunk.

Olivier Badin

Nemesis Le Sorcier de Pat Mills, Kevin O’Neill, Jesùs Redondo et Bryan Talbot. Delirium. 35€

17 Oct

L’Argentine : un nouveau départ pour Andréas

Andréas a toujours préféré le format série qui lui permet de développer des univers complexes. C’est pourtant avec un one-shot qu’il est revenu à la rentrée, L’Argentine, un récit envoutant aux frontières du polar et du fantastique…

Il a été l’architecte de plusieurs séries phares du neuvième art, notamment Arq (18 volumes), Rork (8 volumes) et Capricorne à laquelle l’auteur a mis un terme en 2017 au bout de 20 tomes et autant d’années d’aventures. Alors que celles-ci sont aujourd’hui rééditées en intégrales aux éditions du Lombard, Andréas a rejoint l’écurie Futuropolis et poursuit avec L’Argentine son exploration passionnée du médium bande dessinée, un récit sous tension qui navigue quelque part entre le polar et le fantastique.

Comme toujours avec Andréas, la narration est d’une maîtrise absolue. C’est le point fort de cet auteur aux origines allemandes, aujourd’hui installé en Bretagne ! C’est en tout cas ce qui l’amène depuis toujours à préférer la bande dessinée à tout autre médium pour s’exprimer. Mais le graphisme, l’écriture et les couleurs, signées Isa Cochet, ne sont pas en reste, L’Argentine est un album en tout point réussi qui peut – ou doit – se lire plusieurs fois pour en découvrir toutes les subtilités.

Au coeur de l’histoire, une gamine, France, que tout le monde appelle Silver. Elle est la fille d’un conseiller politique d’envergure,Yvon d’Alayrac, mis au placard depuis l’arrivée à l’Elysée d’un président d’extrême droite, le bien nommé Lebrun. Au placard mais pas oublié de tous pour autant. Quelqu’un quelque part lui en veut au point d’enlever sa fille. Un rapt de 48h chrono, aucune revendication, aucune rançon réclamée et une réapparition de Silver à l’Ambassade de France en Argentine.

« Je me suis endormie en haut, dans ma chambre… », explique-t-elle, « et je me suis réveillée dans cette petite maison au milieu de nulle part. Ce qui s’est révélé être l’Argentine. Je n’y ai vu personne. J’étais tout seule… »

De quoi semer le trouble chez les enquêteurs d’autant qu’un autre événement vient interférer avec l’enlèvement. L’épouse d’Yvon d’Alayrac, dans le coma depuis la naissance de Silver, connaît subitement une activité cérébrale en surchauffe…

Un beau concentré des talents d’Andréas.

Eric Guillaud 

L’Argentine, d’Andréas. Futuropolis 18€

@ Futuropolis / Andréas

13 Oct

Contrefaçons : une authentique aventure de Jérôme K. Jérôme Bloche signée Alain Dodier

On a l’habitude de le présenter comme le détective privé le plus lunaire du neuvième art mais il est aussi le plus sympathique. Jérôme K. Jérôme Bloche est de retour pour une vingt-septième aventure qui n’a rien d’une contrefaçon…

Souvent copié, jamais égalé, Jérôme K. Jérôme Bloche est un héros tout à fait unique dans le monde du neuvième art en général et dans celui du polar en particulier.

Unique par son caractère, un être absolument attachant, humain. Unique par ses aventures aussi qui n’ont jamais rien de racoleur, de spectaculaire dans le mauvais sens du terme.

Et que dire des personnages secondaires, le père Arthur, Madame Rose, Madame Zelda, Burhan l’épicier et bien sûr la – de plus en plus – belle Babette. Tout un petit monde qui participe à l’atmosphère chaleureuse qui se dégage de la série.

Loin des effets de modes, Jérôme K. Jérôme Bloche nous prend par la main depuis maintenant presque 35 ans pour nous embarquer dans la vie ordinaire d’un détective privé ordinaire. Bien sûr, il y a bien un crime par-ci, une escroquerie par-là mais chacune de ses aventures est une bulle de douceur dans un monde de bruts, une pause salutaire dans une société lancée à pleine vitesse.

C’est à pleine vitesse justement que débute cette vingt-septième aventure, à bord d’une Alpine Gordini slalomant entre les camions, non pas pour une quelconque urgence, mais juste pour le plaisir. Au volant, le père Arthur, un fou des voitures anciennes. À la place du passager, Jérôme. Tous les deux ont rendez-vous avec une certaine Madame Barbier de Conches, baronne de son état, propriétaire d’un magnifique château et mère d’un énergumène qui se prétend médecin, tente régulièrement de lui soutirer de l’argent, et se retrouve dans l’immédiat entre les mains de ravisseurs. Au menu des réclamations : 100 000 euros sinon… couic.

L’affaire peut sembler simple à première vue mais la baronne pense que son fiston est dans le coup. C’est là qu’intervient notre détective…

Eric Guillaud 

Contrefaçons, Jérôme K. Jérôme Bloche tome 27, de Didier. Dupuis. 13,95€

@ Dupuis / Dodier

10 Oct

Les Indes Fourbes : un récit de Guarnido et Ayroles qui frise l’excellence

Attention chef d’oeuvre. Un grand chef d’oeuvre ! De ceux qui restent quand les années passent et les héros de pacotille trépassent. Un récit picaresque mettant en scène un as de la fourberie, un Don Quichotte rendu aux Amériques avec des rêves d’Eldorado…

Quand un scénariste de grand talent s’associe à un dessinateur de renom, logiquement, ça ne peut guère aboutir à un navet. À contrario, rien ne dit que le chef d’oeuvre est forcément au rendez-vous.

Alors ? Alors aucun doute, Les Indes Fourbes est bien un chef d’oeuvre. Tel un mille-feuille, Alain Ayroles et Juanjo Guarnido qui se sont fait respectivement connaître avec les séries De Cape et de crocs et Blacksad, ont empilé les couches du bonheur pour nous accompagner vers l’extase.

Scénario, narration, écriture, dialogues, découpage, graphisme, personnages, couleurs, décors, format de l’album… Tout, je dis bien tout, a été finement pensé et élaboré, même si, comme le reconnaît Juanjo Guarnido, tout cela a été « un travail colossal », colossal mais « jouissif ».

Jouissif ! C’est aussi l’adjectif que j’emploierais volontiers pour exprimer mon ressenti à la lecture des quelque 160 pages de l’album au très beau format XXL de 25,3 sur 34 cm. Jouissif comme a pu l’être pour un grand nombre d’entre nous la lecture de L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche de Cervantes qui, forcément a influencé ce récit, ou encore, pour les férus de littérature espagnole, de El Buscón, la Vie de l’Aventurier Don Pablos de Ségovie de Francisco Quevedo, auquel Les Indes fourbes apporte une suite.

@ Delcourt / Ayroles et Guarnido

L’histoire ? Picaresque à souhait avec un personnage qui a un petit quelque chose de Don Quichotte. C’est d’ailleurs ce personnage qui a donné l’idée de cette histoire à Alain Ayroles, une idée qui lui est venue alors qu’il était en vacances en Equateur. « Je logeais chez l’habitant… », explique l’auteur dans une interview accordée à Sonia Déchamps, « et dans cet intérieur sud-américain, il y avait un tableau de Don Quichotte. L’image m’a percuté. Pourquoi ne pas faire un Don Quichotte en Amérique du sud ? Mais cela paraissait un peu bateau à Juanjo ».

Finalement, les deux hommes s’arrêteront sur le personnage de Don Pablos de Quevedo, un immense auteur espagnol peu connu en France. Dans le roman El Buscòn, ou la vie de l’aventurier Don Pablos de Ségovie publié en 1626, Francisco Quevedo nous embarque dans les pas d’un vaurien qui ne cherche à avancer que dans la filouterie, le vol, le brigandage, un bandit des grands chemins, un antihéros parfait, un picaro de derrière les fagots qui ne parviendra jamais à effacer malgré tous ses efforts sa condition sociale.

À la fin de ce roman qui se déroule en Espagne, Don Pablos embarque pour l’Amérique, les Indes comme on disait alors. Francisco Quevedo annonce une suite qui ne sera jamais écrite. Alain Ayroles et Juanjo Guarnido l’imaginent. Ainsi naissent Les Indes Fourbes et les aventures de notre héros parti à la recherche de l’Eldorado et surtout d’un enrichissement rapide, par quelque moyen que ce soit…

Un récit captivant et drôle de la première jusqu’à la toute dernière page où les auteurs parviennent encore à nous surprendre avec un final extraordinaire !

Eric Guillaud

Les Indes Fourbes, de Ayroles et Guarnido. Delcourt. 34,90€

09 Oct

L’ennemi juré de Batman contre-attaque : le Joker superstar !

Avec Lex Luthor ou encore le Docteur Fatalis, le Joker est sûrement l’un des bad guys les plus fascinants de l’univers des comics. Présent dès le premier épisode de Batman en 1940, il a aussi rebondi au cinéma dès 1989 sous les traits de Jack Nicholson. Alors que ce mercredi c’est au tour de l’acteur Joaquin Phoenix d’endosser dans les salles obscures le costume du super-criminel, rééditions et traductions se multiplient en librairie.

En première ligne, il y a bien sûr la réédition ‘deluxe’ de Killing Joke du dessinateur Brian Bolland, surtout scénarisée par la superstar Alan Moore. Une œuvre fondatrice qui, deux ans après The Dark Knight Returns(Batman Année Un en VF) de Frank Miller, fit rentrer brutalement dans l’âge adulte la culture comics. En parlant de Frank Miller, Joker, L’Homme Qui Rit paru initialement en 1993 essaye de lui rendre justement hommage en en reprenant certains des codes, tout en racontant la première rencontre entre les deux ennemis jurés. Un récit assez accessible mais déjà empreint d’un pessimisme et d’une violence sourde qui présageaient des choses à venir, même si l’ajout ici en bonus d’histoires annexes scénarisées par la même personne mais avec un parti-pris graphique plus réaliste et plus terne au niveau des couleurs paraît quelque peu hors-sujet…

Gros pavé de plus de 400 pages, Joker Renaissance est surtout l’œuvre de la star montante de la maison DC, le scénariste Scott Snyder. Le style presque pop et léché mais aussi par moments halluciné de son fidèle compagnon Greg Capullo (Spawn) est contrebalancé par l’incroyable inventivité sadique et sa folie créative de son anti-héros, Snyder se révélant une nouvelle fois particulièrement retors et capable de faire subir à nos amis super-héros les pires humiliations à travers des histoires bourrées de chausse-trappe.

@ DC/Urban Comics – Joker Renaissance de Synder, Capullo, Tynion IV & Jock

Le Joker (tout simplement) de Brian Azzarello et Lee Bermejo est le plus trash du lot, le plus violent et le plus sombre aussi. Ce n’est pas pour rien que Batman n’y est qu’une ombre fugace que l’on ne croise qu’à la toute fin du récit, et encore. L’influence du film de The Dark Knight de Christophe Nolan y est patente et on retrouve ici la folie meurtrière et déstructurée qu’avait insufflé l’acteur Heath Ledger dans le personnage. Si l’on retrouve pas mal des ennemis du vengeur masqué (Le Pingouin, Double-Face etc.), aucun glamour ni flamboyance ici, à l’image d’un décor, Gotham, décrite comme une mégapole tentaculaire et inhumaine. Contre-pied total et surprenant, c’est pourtant dans son volume que l’on retrouve en bonus un pastiche deCalvin & Hobbes où le Joker rencontre Lex Luthor, l’adversaire numéro un de Superman !

À l’heure où Batman fête ses quatre-vingt ans, quatre visions d’un personnage devenu mythique mais un seul et même monstre, fascinant et perturbant.

Olivier Badin

The Killing Joke de Brian Bolland et Allan Moore, 28€ / Joker, L’Homme Qui Rit de Ed Brubaker, Greg Rucka, Doug Mahnke et Michael Lark, 15,50€ / Joker Renaissance de Scott Synder, Greg Capullo, James Tynion IV et Jock, 35€ / Joker de Brain Azzarello et Lee Bermejo, 15,50€ – DC/Urban Comics

@ DC/Urban Comics – Joker Renaissance de Synder, Capullo, Tynion IV & Jock

07 Oct

Rencontre avec Muriel Douru, auteure de Putain de Vies! itinéraires de travailleuses du sexe

Sujet tabou par excellence, la prostitution, appelée ici travail du sexe pour une acceptation plus large de ce que peut recouvrir l’activité, est au coeur du roman graphique Putain de Vies!. Un livre d’utilité publique signé Muriel Douru et publié à La Boîte à bulles en partenariat avec l’ONG Médecins du Monde et l’association nantaise Paloma. Interview…

Elles ou ils s’appellent Vanessa, Amélia, Giorgia, Lauriane, Louis, Emmy ou Candice. Elles ou ils viennent de France, de Chine, du Nigéria, de Roumanie ou encore de Colombie, pendant 1 an et demi, Muriel Douru a recueilli, retranscrit et mis en images leurs histoires, dix portraits, autant de parcours de vie différents et à l’arrivée un point commun : le travail du sexe.

Mais Putain de Vies! ne raconte pas seulement l’enfance, le quotidien, de ces travailleuses et travailleurs du sexe, il nous parle aussi de violence conjugale, de pauvreté, de migration, de transidentité et d’espoir, espoir de vivre comme chacun de nous, espoir de ne plus être rejeté, stigmatisé.

Parisienne pendant 20 ans, nantaise depuis 3 ans, auteure précédemment de Chroniques d’une citoyenne engagée ou de Beyond the lipstick chroniques d’un coming out, réussit le pari de nous parler d’un sujet particulièrement sensible dans notre société avec intelligence, sans voyeurisme bien entendu, sans misérabilisme non plus. De quoi éveiller notre curiosité…

Qu’est ce qui vous a décidé à réaliser ce roman graphique ?

Muriel Douru. Au départ, le projet a été initié par l’association Médecins du monde. Ils souhaitaient réaliser un roman graphique afin de montrer le gouffre qui existe, parfois, entre les représentations sociales liées au travail du sexe et la réalité du terrain qu’ils constatent tous les jours via leurs actions.

Les travailleuses et travailleurs du sexe sont très stigmatisés, certaines sont des migrantes sans-papiers qui risquent chaque jour de se faire expulser donc il est très difficile de les faire témoigner à visage découvert. L’avantage du roman graphique, c’est qu’il permet de raconter l’intime, la réalité de ces personnes tout en préservant leur anonymat.

Les récits du livre sont absolument vrais- et c’est en cela qu’ils sont si troublants- mais j’ai fait en sorte de protéger l’identité des témoins en changeant leurs prénoms, leurs physiques et certains détails de leurs vies qui les rendraient trop identifiables.

La Boîte à bulles / Muriel Douru

Est-ce qu’il a été facile de convaincre ces travailleurs et travailleuses du sexe de vous livrer leur histoire ?

Muriel Douru. Oui. Parce que ce sont des personnes que personne n’écoute, dont on ignore tout. Leur parole est confisquée par les représentants de l’État ou des militants qui ne transmettent pas toujours leurs réelles revendications (l’abrogation de la loi de pénalisation des clients par exemple) donc elles (il y a un homme dans mon livre mais comme il est très minoritaire, je préfère parler au féminin) ont compris que ce projet leur permettrait de se faire entendre directement. Certes, elles étaient obligées de me faire confiance car je suis l’intermédiaire de leurs récits et cela m’a posé des questions de légitimité, mais j’ai fait en sorte d’être le plus « neutre » possible dans la transmission de leur parole.

D’où le fait que le livre n’est pas misérabiliste ! Parce que, même si certaines ont été, ou sont encore, victimes de réseaux ou d’un proxénète, ce sont des battantes qui ont un courage exceptionnel, qui ont parfois supporté des drames épouvantables, alors qu’elles ne sont bien souvent considérées que comme des « petites choses » qu’il faudrait protéger et « sortir », qu’elles le veuillent ou non, du travail du sexe.

Est-ce qu’il y a une histoire parmi toutes qui vous a touché plus particulièrement ?

Muriel Douru. C’est difficile de choisir car chaque récit est incroyable et je me suis attachée à toutes ces personnes. Mais l’une d’elles m’a beaucoup marquée parce que notre entretien a eu lieu à l’été 2018, le jour de la finale de la Coupe du monde de foot. Alors que le monde entier avait les yeux rivés sur les joueurs, qu’il les valorisait comme des Dieux, j’ai entendu cette femme me raconter comment elle avait été victime d’un réseau de traite, comment elle s’en était libérée toute seule, comment le travail du sexe représentait pour elle un moyen de gagner sa vie meilleur, à ses yeux, que d’aller faire le ménage pour 3 cacahuètes, et comment, quelques jours avant, elle avait travaillé toute la nuit pour, le lendemain, nourrir tout un camp de migrants de sa ville !

Je l’ai quittée les larmes aux yeux et en même temps, pleine de colère d’entendre le monde entier mettre les joueurs de foot sur un piédestal alors que les vrai.e.s héro.ïne.s comme elle restent inconnues, voire, dans son cas, sont même méprisées du fait d’être des travailleuses du sexe.

Notre société du spectacle valorise des gens pas toujours intéressants et passe à côté de personnes exceptionnelles qui changent le monde à leur niveau.

La Boîte à bulles / Muriel Douru

Avez-vous revu ces personnes depuis la sortie de l’album. Et qu’ont-elles pensé du livre ?

Muriel Douru. Tous les témoins du livre ont reçu leurs histoires mises en mots et en images, en version croquis, avant la finalisation de l’album car nous (Médecins du Monde et moi) tenions absolument à ce qu’elles s’y retrouvent complètement et j’ai parfois fait des ajustements ou des modifications, à leur demande, en cours de travail.

Ensuite, nous leur avons transmis un exemplaire après la publication et elles (et il) en ont été apparemment très ému.e.s de voir leur destin devenir un roman et de partager avec le public, même de façon anonyme, leur parcours de vies.

Vous êtes une auteure engagée. Pensez-vous que ce livre puisse changer les mentalités, le regard, sur les travailleurs et travailleuses du sexe ?

Muriel Douru. Je l’espère mais pour cela, il faudrait que celles et ceux qui ont des principes ou des présupposés sur la question de la prostitution, le lisent et je ne suis pas sûre que ce soit le cas. J’ai l’impression que certains sont tellement accrochés à leurs dogmes qu’ils sont incapables d’ouvrir un livre qui risquerait d’ébranler leurs convictions. Et c’est dommage car « Putain de vies ! » témoigne clairement de la violence du patriarcat, des inégalités et de la condition des femmes dans le monde. Le travail du sexe est un lien entre tous ces récits mais le livre parle aussi des migrations, de la transidentité, de la difficulté de se faire une place dans notre société agressive et inégalitaire et il parle aussi de la capacité de résilience de l’être humain et de la soif de (mieux) vivre à laquelle chacun d’entre nous aspire.

S’opposer à des récits réels, les rejeter par principe n’a pas de sens… justement parce qu’ils sont la réalité !

Quand je suis arrivée dans ce projet, je n’avais qu’une vague idée du travail du sexe, je ne connaissais pas bien le sujet et je me gardais donc de prendre position or c’est parce que j’ai écouté, pendant un an et demi, ces personnes qu’aujourd’hui j’ai un avis, personnel et politique, sur la question. Pas l’inverse.

La Boîte à bulles / Muriel Douru

Plus généralement, pensez-vous que la BD est un bon support pour le documentaire, l’enquête, l’engagement, le militantisme ?

Muriel Douru. La BD s’est clairement ouverte aux questions sociales depuis quelques années. La BD n’est plus cet univers uniquement réservé aux hommes qui ne parlait que de Science Fiction ou d’aventures quand j’étais enfant. Des autrices sont arrivées et avec elles, un autre public, plus sensible au réel. L’outil « roman graphique » permet de toucher une autre population, celle qui ne lit pas forcément des essais qu’elle jugerait rébarbatif mais aussi la jeunesse donc en cela, oui, c’est un moyen formidable de faire passer des messages.

D’ailleurs, pour ma part, je suis (récemment) arrivée dans l’univers de la BD pour mes idées plutôt que pour l’objet en tant que tel. J’y ai trouvé un mode d’expression très pertinent pour raconter ce qui m’intéresse le plus : la vraie vie des vrais gens.

Avez-vous dû adapter votre dessin pour cet album ?

Je n’ai pas « adapté » mon dessin, je l’ai imaginé ainsi pour m’approprier ce sujet. Aucun de mes livres ne ressemble à un autre, ce qui n’est pas très confortable, ni pour les éditeurs qui ne savent pas dans quelle case me mettre, ni pour moi qui n’ait, de fait, pas une bibliographie reconnaissable via le style graphique.

Je suis une ancienne dessinatrice textile or dans ce métier, il faut avoir la capacité de dessiner d’un tas de façons différentes, il faut pouvoir « se couler » dans l’univers de ses clients, d’où le fait qu’il m’est encore difficile aujourd’hui de savoir quel est vraiment « mon » style !

Par contre ce livre représente un tournant artistique pour moi parce qu’il est fruit d’une enquête, d’un très long travail de réalisation et parce qu’il permet à des personnes particulièrement stigmatisées de témoigner via ma plume et mes crayons. Ce n’est pas un sujet facile mais je suis très fière d’avoir réalisé cet ouvrage.

Merci Muriel. Propos recueillis par Eric Guillaud le 7 octobre 2020

Putain de vies!, de Muriel Douru. La Boîte à bulles. 24€

La bibliothèque de la Manufacture à Nantes expose les planches originales de l’album jusqu’au 29 novembre