30 Sep

La Cage aux cons : une folle histoire de séquestration signée Robin Recht et Matthieu Angotti

À toujours prendre les autres pour des cons, on finirait presque par oublier qu’on est forcément soi-même le con d’un autre. Le héros de cette adaptation en BD d’un polar de Franz Bartelt en est peut-être la preuve vivante ou du moins dessinée. Même sa compagne est formelle : « J’ai vraiment choisi le plus con ! ».

Et ça commence fort ! Elle, c’est Karine. Lui, c’est plutôt gros naze ou fumier. C’est en tout cas par ces jolis mots de la langue française que notre héros vient de se faire virer de chez lui par son « grand amour » comme il dit. Viré parce qu’incapable de ramener du pognon. Il faut dire que notre héros a des principes, oui, des principes de gauche, de partage, d’humanisme. Alors que Karine rêve de devenir capitaliste !

Bon, ça ne l’empêche pas d’être amoureux et de se résoudre ce jour-là à ramener du pognon. Il faut juste trouver le pigeon… ou le con. Et pour ça il a du pif, un gros pif même. Le con en question, il finit par le renifler, bourré au fond d’un rade en train de se vanter d’avoir un tiroir-caisse rempli de biffons chez lui. Tellement simple ! Il décide de le suivre, d’attendre qu’il s’endorme pour se glisser discrètement dans la maison, prendre l’oseille et se tirer. Enfin ça, c’était le scénario idéal. Parce que dans la vraie vie, le mec soi-disant farci de pognon se réveille et surprend, flingue à la main, notre Arsène Lupin des bas quartiers.

Et là, ce n’est plus la même limonade. Notre voleur de pacotille se retrouve face à un gars de la haute, le genre qui sait parler, le genre qui a des principes lui-aussi :

« Réalisez-vous que c’est très mal de s’en prendre au bien d’autrui ? », lui balance le bourgeois.

« Très mal, très mal… Il y a du pour et du contre. Prenez Jean Valjean, dix-neuf ans de bagne pour un pain volé. Le châtiment est excessif », lui répond l’autre.

Doit-il prendre ses jambes à son cou ? Ce serait plus que raisonnable mais son hôte n’a pas l’air franchement décidé à le laisser partir. Pris au piège, comme un jeune con, notre homme se retrouve aux mains d’un dangereux psychopathe.

On dirait du Audiard mais c’est du Bartelt, du Franz Bartelt, une adaptation du Jardin du Bossu paru en 2004 chez Gallimard, noire à souhait, brillante à volonté.

Eric Guillaud

La Cage aux cons, de Robin Recht et Matthieu Angotti, d’après le roman de Franz Bartelt. Delcourt. 18,95€ (disponible le 7 octobre)

28 Sep

Granit rouge, entre fiction et réflexion, la nouvelle BD du tandem mayennais Horellou – Le Lay

Faire de la bande dessinée, c’est bien. Faire de la bande dessinée avec du sens, c’est pas mal aussi. Alexis Horellou et Delphine Le Lay y sont particulièrement attentifs depuis toujours. Ils reviennent avec un nouvel album et un thème important en ces temps de Covid : le lien social. Interview…

Qu’ils s’adressent aux adultes ou aux enfants, en mode documentaire ou en mode fiction, le temps d’un one-shot ou d’une série, Alexis Horellou et Delphine Le Lay ont toujours affiché une identique volonté d’aborder dans leurs récits les grands sujets de société, en dénonçant ici le nucléaire ou la spéculation financière, en prônant là la solidarité, la décroissance, la consommation raisonnée ou le zéro déchet. 

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24 Sep

BD. dix bonnes raisons malgré tout d’aimer cette rentrée masquée !

Comme tout le monde, vous rêviez d’une autre rentrée. De voyages, d’aventures, d’évasion, de légèreté, d’action. Tout cela est encore possible… sur papier. La preuve avec ces dix albums que nous avons sélectionnés rien que pour vous. Ajustez votre masque sur le nez et direction la librairie la plus proche…

On commence avec Tomahawk du génial Patrick Prugne aux non moins géniales éditions Daniel Maghen. Le dessinateur de la série Nelson et Trafalgar, de la trilogie L’Auberge du bout du monde et des sagas indiennes Frenchman, Pawnee, Iroquois ou Canoë Bay, nous embarque une nouvelle fois pour le Nouveau monde du côté de Fort Carillon quelques jours avant la plus fameuse et la plus sanglante bataille de la guerre de Sept ans. C’était en 1758.

Dans un contexte explosif émaillé d’accrochages entre les soldats français et les soldats écossais, bientôt rejoints pas les Anglais, Patrick Prugne nous raconte l’histoire d’une chasse à l’ours avec, dans le rôle du traqueur, le milicien français Jean Malavoy, et dans celui de la bête, un grizzly aux mensurations monstrueuses et responsable de la mort d’une femme, la mère de Malavoy.

Il suffit de regarder la couverture pour comprendre qu’on a affaire ici à du sérieux, Tomahawk est un petit bijou avec des planches aquarellées sublimes, une narration qui ne bouscule pas le lecteur inutilement, un texte qui sait se faire discret devant les majestueux paysages et des personnages de caractère qu’on a envie de suivre.

Bien évidemment, on ne peut s’empêcher de penser à Hugo Pratt, une influence majeure de Patrick Prugne, et notamment à l’album Ticonderoga qui fait lui-même référence à Fort Carillon rebaptisé en 1759 Fort Ticonderoga. Un contexte historique fort, un scénario bien ficelé, une histoire dépaysante et un dénouement imprévisible, aucun doute, Tomahawk est l’un des grands albums de la rentrée. (Tomahawk, de Patrick Prugne. Daniel Maghen, 19,50€)

Spirou et Fantasio sont de retour ! Encooore s’exclameront certains et ils auront raison. Car oui, entre d’une part la série mère, actuellement animée par Fabien Vehlmann et Yoann, d’autre part la série parallèle baptisée Le Spirou de… , laquelle permet à des auteurs aux horizons variés de se confronter à l’univers du groom le temps d’un one-shot, et les divers spin-off en cours ou à venir, on finirait presque par s’égarer.

Et qu’apporte de plus ce nouveau titre me direz-vous ? Un petit goût vintage bien sympathique et une aventure bourrée d’action et d’humour. Et c’est déjà beaucoup. Après le mythique Tintin, c’est donc au tour de nos deux amis de s’envoler pour le pays des Soviets avec comme laisser-passer des cartes de camarades-journalistes au nom du journal illustré communiste Vaillant (vous savez Pif Gadget!) et une mission : réaliser un reportage à la gloire de l’Union soviétique. Enfin ça, c’est pour la façade. Car en réalité, nos deux compères sont surtout là pour retrouver le comte de Champignac qui aurait été enlevé pour on ne sait quelles raisons mais certainement pas pour le bien de l’humanité.

Parfois caricatural, mais n’est-ce pas le propre du burlesque, l’album de Fabrice Tarrin et Fred Neidhardt offre surtout un bon moment de détente. C’est bien écrit, parfaitement dialogué et merveilleusement rythmé. Côté graphisme, qui plus-est, le trait à la fois classique et moderne de Fabrice Tarrin fait de l’effet ! (Spirou chez les Soviets, de Tarrin et Neidhardt. Dupuis. 12,50€)

Tout le monde connaît Little Nemo, le chef-d’oeuvre du neuvième art créé en 1905 par l’Américain Winsor McCay pour le New York Herald. Cent quinze ans plus tard, de l’autre côté de l’Atlantique, Frank Pé s’empare du personnage et de l’univers pour nous en offrir sa vision à travers ses propres pages. Né d’un défi lancé par un galeriste, ce travail a tout d’abord été publié sous la forme d’un tirage de luxe en deux volumes aux éditions Toth en 2014 puis en 2016. Il devrait aujourd’hui trouver plus large audience chez Dupuis même si le prix du livre reste assez élevé, 35€. Mais il le mérite, tant d’un part ce livre grand format accompagné d’une jaquette-poster est d’une conception très soignée, tant également les planches de Frank Pé sont le mariage parfait entre l’univers onirique de McCay et celui naturaliste de Pé. De la poésie à l’état pur ! (Little Nemo, de Frank Pé. Dupuis. 35€)

Si les rêves peuvent être prémonitoires, que dire des cauchemars ? Louis fait toujours le même : enfermé dans une cellule de prison sordide à se battre avec des ombres. Louis est à la tête des établissements Ferrant, une usine familiale transmise de père en fils depuis 1889. La charge est lourde, alors Louis, comme tous les soirs, part faire son footing quotidien dans la forêt. Mais ce jour-là, un motard le prend en chasse, manquant plusieurs fois de le percuter et de le renverser. Ferrant tente de fuir mais le motard finit par le rattraper. Lorsqu’il enlève son casque, l’histoire bascule complètement. Ce qui aurait pu être le récit d’un meurtre « ordinaire », peut être commandité par la femme de Ferrant qui souhaite le quitter, devient celui d’une vie, d’un passé ignoré et d’un futur à réécrire. Si l’histoire est assez simple, L’effet miroir fait son petit effet justement, tant par le rebondissement final que par la mise en images de la course poursuite forestière qui s’étale sur une bonne soixantaine de pages sans lasser, ce qui n’était pas gagné d’avance, et avec un trait dynamique et précis ainsi que des couleurs automnales bien senties. Et rien que pour ça, l’album vaut le détour! (Effet miroir, de Makyo et Laval NG. Delcourt. 17,95€)

Denise, Emilie, Madame Neuville, Luc, Romane, Seï ou encore Robert, ne cherchez pas aux tréfonds de votre mémoire, tous ces gens n’ont rien d’illustres personnages, ils sont juste de purs anonymes, des héros et des héroïnes du quotidien que Chloé Cruchaudet, autrice multi-récompensée pour ses albums précédents, a décidé de mettre en valeur ici. Publié dans la collection Noctambule des éditions Soleil, Les Belles personnes réunit une quinzaine de portraits dessinés à partir de témoignages retranscrits en fin d’album, on y croise une présumée sorcière, un gardien de nuit, unfantôme d’abribus, une aide soignante, une professeure de philosophie, un jeune schizophrène et même un chien, Mint, destiné à devenir chien-guide pour malvoyants. L’aventure humaine avec un grand A !  (Les Belles personnes de Chloé Cruchaudet. Soleil. 17,95€)

Des livres et notamment des romans graphiques sur la vie et l’oeuvre de Van Gogh, il en existe pléthore mais des comme celui-ci, aucun. Par son grand format et son dessin de couverture à la fois sombre et solaire, l’album du Croate Danijel Zezelj se démarque d’emblée. Mais l’essentiel est encore ailleurs et bien sur à l’intérieur, avec une approche singulière et pour le lecteur une expérience unique, un plongeon étourdissant dans la psyché de l’artiste. Quinze chapitres, autant de fragments d’une vie tourmentée, des planches entièrement muettes au graphisme d’une rare puissance, simplement accompagnées de lettres de Van Gogh adressées à ses proches, principalement à son frère Theo. De Londres à Auvers -sur-Oise, en passant par Anvers, Paris, Arles ou encore Saint Rémy, c’est 17 ans de vie, de créations et de tourments que Danijel Zezelj raconte à sa façon. Sublime ! (Van Gogh, de Danijel Zezelj. Glénat. 22€)

C’est une légende du rock et plus largement une icône de la contre-culture américaine, figure du flower power et du mouvement d’émancipation des années 60, Janis Joplin est morte il y a tout juste un demi-siècle à l’âge de 27 ans. Avec Love me please, Nicolas Finet et Christopher retracent la vie de la star depuis sa jeunesse à Port Arthur au Texas jusqu’à sa mort brutale, d’une overdose, dans un hôtel de Los Angeles, alors qu’elle était en plein enregistrement de son quatrième album, Pearl. Drogue, amour, sexualité, création… l’album évoque la femme et l’artiste toujours sur le fil du rasoir, entre ombre et lumière, un biopic réalisé par deux amoureux et fins connaisseurs du rock, Nicolas Finet au scénario et Christopher au dessin. Sobre et élégant ! (Love me please, une histoire de Janis Joplin, de Finet et Christopher. Marabout. 17,95€)

Changement de décor avec ce premier volet de la série Les Frères Rubinstein concoctée par Luc Brunschwig au scénario, Etienne Le Roux et Loïc Chevallier au dessin. Si l’histoire nous emmène elle-aussi aux États-Unis, elle se joue avant tout sur le vieux continent européen du côté d’un coron dans le nord de la France. C’est là que les frères Rubinstein, Moïse et Salomon, sont nés et ont grandi au coeur d’une famille juive pauvre d’origine polonaise. C’est là aussi qu’ils vont assisté impuissants à la mort de leurs parents, tués par la folie des hommes, c’est là enfin que le tourbillon de l’histoire viendra les happer et les séparer, Moïse se retrouvant dans un camp d’extermination. Mais les deux frangins vont survivre à la guerre, se retrouver et s’entraider mutuellement pour dépasser leur condition sociale. Cette saga qui se déroule de 1927 à 1948 devrait nous embarquer le temps de neuf albums. Un dessin sublime, des personnages à la psychologie fouillée, une belle histoire de fratrie dans un monde en déliquescence. À suivre… (Les frères Rubinstein, de Brunschwig, Le Roux et Chevallier. Delcourt. 15,95€)

Il y a d’abord eu Les Guerres silencieuses, publié en 2013, l’album racontait la jeunesse de son père pendant son service militaire sous l’Espagne franquiste. En 2016, Jamais je n’aurai 20 ans explorait pour sa part la jeunesse de ses grands-parents pendant la guerre civile espagnole. Avec Nous aurons toujours 20 ans, l’auteur ibérique Jaime Martin met cette fois en images sa propre jeunesse dans une Espagne libérée de la dictature. Musique, cinéma, bande dessinée… la culture et plus encore la contre-culture sont en effervescence, le monde économique aussi jusqu’à l’instauration d’un système libéral accompagné de son lot d’illusions et de désillusions. À travers ce triptyque en forme de chronique familiale et même d’hommage familial, Jaime Martin dresse un portrait subtil de l’Espagne – et de sa jeunesse – empreint d’humanité, de tendresse et d’espoir, sur fond de drogue, de sexe et de rock’n’roll. Si le scénario est intelligent et fluide, le dessin n’est pas en reste avec un trait souple et élégant qui contribue à nous plonger pleinement dans le récit. (Nous aurons toujours 20 ans, de Jaime Martin. Dupuis. 24,95€)

On termine avec un carnet d’aventures ordinaires baptisé La Lose. Tout est dit dans le titre, Mademoiselle Caroline, autrice des magnifiques Chute libre, carnets du gouffre, La Différence invisible ou encore Adoleschiante, est de retour avec un mini format qui n’est autre que l’adaptation papier – pour ceux qui connaissent – de son blog Le Journal d’en haut. Qui dit mini format dit maxi loose, Mademoiselle Caroline compile ici ses grands moments de solitude, quand décidément rien ne va, tout dérape, rien de méchant bien sûr, juste de quoi vous gâcher la journée. Mais le principal est d’en rire, et pour ça Mademoiselle Caroline a un don. Elle en rit et nous fait rire. C’est toujours bon à prendre… (La Lose, de Mademoiselle Caroline. Delcourt. 9,95€)

Eric Guillaud

21 Sep

La BD fait sa rentrée. Murder Falcon ou comment la musique métal va sauver le monde !

En manque de Hellfest ? Voici une BD où comme les personnages, les lecteurs découvrent que le heavy-metal peut sauver le monde d’une apocalypse délirante venue d’une dimension parallèle, tout en nous apprenant à relever la tête face à la maladie. Improbable ? Pas pour le créateur d’Extremity, Daniel Warren Johnson, qui signe à la fois le dessin et le scénario sur ce Murder Falcon délirant et bourré de clins d’œil et pourtant au ton toujours juste…
 

Un raté en léger surpoids avec une coupe de cheveux des années 80 qui va pourtant sauver le monde avec sa guitare ? Cela aurait pu être un pastiche et pourtant, c’est un excitant hymne aux monstres baveux, au heavy-metal et à la résilience. Un OVNI chaleureux et déconnant mais jamais à côté de la plaque. Ce petit exploit, on le doit à Daniel Warren Johnson, auteur du déjà très réussi Extremity et fan de heavy-metal qui s’assume complètement. D’où d’ailleurs les nombreux petits clins d’œil semés par ci et là et que les fans reconnaîtront immédiatement, comme cet animal totem nommé Halford comme le chanteur de Judas Priest, ces caméo du guitariste Jason Becker ou de Ronnie James Dio (en ange !) de Black Sabbath et Rainbow, l’apparition d’une gigantesque enclume pour symboliser la dimension ‘metal’… En bonus, on retrouve aussi huit pochettes d’albums emblématiques style Vulgar Display Of Power de Pantera ou Rust In Peace de Megadeth mais revues à la sauce Murder Falcon. Bref, on est entre amis.

© Delcourt / Daniel Warren Johnson & Mike Spicer

Le pitch ici est délirant : séparé de sa petite amie et sans but depuis que son groupe de metal Brooticus s’est séparé, Jake broie du noir. Jusqu’à ce qu’il voit débarquer Murder Falcon, sorte de méga-balèze à tête de faucon buvant de la bière ( !). Lui seul est capable de combattre les monstres de plus en plus hideux qui déferlent depuis sur la ville, mais à condition de puiser toute son énergie dans le jeu de guitare de Jake… Enfin, si ce dernier se décide enfin à s’y remettre.

Alors oui, cela pourrait être n’importe quoi – surtout que plus on avance dans le récit et plus les batailles deviennent épiques et grandiloquentes. Surtout que Johnson ne recule ici devant rien, osant aussi bien à dégainer des répliques dignes d’un film d’action des années 80 (« Ensemble, avec la puissance du rock, on pourra peut-être fermer la faille qui menace toute l’humanité ! ») qu’à tartiner ses planches de couleurs flashy. Mais non, c’est juste pile-poil comme il faut entre grosse déconnade et sérieux, surtout lorsqu’on progressivement découvre la trame dramatique sous-jacente. Car Jake n’est pas là que pour sauver le monde, il a une autre bataille à mener, plus personnelle.

© Delcourt / Daniel Warren Johnson & Mike Spicer

Totalement décomplexé tout en alternant moments délirants et autres plus graves, Murder Falcon ne ressemble pas à grand-chose d’autres mais donne quand même sérieusement envie de mettre tous les potards sur le onze, comme dans Spinal Tap pris dans un épisode de Men In Black sous LSD… Parce que c’est ça aussi la puissance du metaaaaaaaaal !

Olivier Badin

Murder Falcon de Daniel Warren Johnson et Mike Spicer. Delcourt. 17,50 euros

14 Sep

La BD fait sa rentrée. Americana, un trek pour faire le deuil de l’Amérique

Luke Healy a grandi en Irlande, vit aujourd’hui à Londres mais a toujours rêvé d’Amérique au point de tenter à plusieurs reprises de s’y installer. Sans succès. En 2016, il se lance le défi de faire le Pacific Crest Trail, un sentier de grande randonnée à l’ouest des États-Unis. Cinq mois de marche et au bout du compte une autre idée de l’Amérique…

L’Amérique ! De son Irlande natale, Luke Healy en a toujours rêvé. À plusieurs reprises, il essaie de s’y installer, il y intègre même une école de bande dessinée pendant quelques mois. Mais si Luke Healy a faim d’Amérique, l’Amérique, elle, ne veut pas de lui. À l’expiration de ses Visas, c’est retour à la maison, « son pays de chagrins infinis ».

Il traverse à nouveau l’Atlantique en 2016, décidé cette fois à faire le Pacific Crest Trail (PCT), un sentier de grande randonnée allant de la frontière mexicaine à la frontière canadienne, 2650 miles de déserts étouffants, de sommets enneigés et de forêts hostiles, des mois de marche intensive, des millions de pas, des rencontres, beaucoup de rencontres, et la découverte du pays sous un autre angle avec au bout du compte, au bout du chemin, la fin d’un rêve, le deuil d’une Amérique fantasmée.

© Casterman / Luke Healy

C’est ce parcours que Luke Healy met en images et en mots dans cet album conçu comme un carnet de route. Un parcours spatial mais aussi et surtout un parcours intime. Le trek permet à Luke Healy de murir, de passer un cap. « Il s’agit d’une histoire de passage à l’âge adulte, ou comment on grandit à partir d’une expérience et comment, en grandissant, on est obligé de laisser une période de sa vie derrière soi. Moi, n’ai choisi de laisser derrière moi mon rêve américain qui serait comme vivre dans un film ».

© Casterman / Luke Healy

Avec pas mal d’humour et d’un trait léger, réalisé au porte-mine et sur un « papier bon marché » précise l’auteur, Americana nous embarque en douceur – et sans les ampoules de circonstance – dans les pas de Luke Healy. On partage avec lui son enthousiasme des premières heures mais aussi ses galères, ses doutes, ses découragements, ses questionnements, son ennui parfois, oui parfois, et par-dessus tout cette volonté d’aller au bout, au bout du sentier, au bout du rêve, au bout de lui-même.

Americana parle de l’Amérique bien sûr, de l’expérience de l’auteur sur le PCT, mais l’album évoque aussi, entre les lignes et entre les cases, l’Irlande, l’Irlande malmenée par la crise financière de 2008, un taux de chômage dépassant les 20% chez les jeunes, une génération sacrifiée, la « génération immigration » comme on l’a appelée et dans laquelle se reconnaît l’auteur désormais installé à Londres. Une belle découverte !

Eric Guillaud

Americana, de Luke Healy. Casterman. 23€

11 Sep

Le travail de l’auteur de BD Blexbolex à l’honneur à Maison Fumetti à Nantes jusqu’au 31 octobre

Les occasions de se divertir étant plutôt rares en ce moment, voici une proposition qui tombe à pic. Maison Fumetti vous invite à découvrir le travail de Blexbolex, illustrateur, sérigraphe et auteur de bande dessinée, à travers une exposition et divers rendez-vous dès ce samedi 12 septembre.

© Blexbolex

Certains le considèrent comme le maitre du livre jeunesse, en tous cas son univers, son style graphique, son approche narrative et ses nombreux livres publiés chez Albin Michel peuvent effectivement le laisser penser. D’ailleurs, l’un de ces livres, Imagier des gens, publié en 2009 chez Albin Michel, a reçu la Golden Letter (Prix du plus beau livre du monde) à la Foire du livre de Leipzig. C’est dire !

La suite ici

09 Sep

L’Alcazar et La Dernière rose de l’été, la rentrée musclée des éditions Sarbacane

Ils sont beaux, ils sont costauds, près de 3 kilos à eux-deux, et ils font partie des incontournables de la rentrée : L’Alcazar à ma droite, La Dernière rose de l’été à ma gauche, un regard sur la société indienne d’un côté, un thriller particulièrement stylé de l’autre, et deux auteurs qui ne devraient pas en rester là…

Lucas Harari et Simon Lamouret ne sont pas des inconnus pour ceux qui suivent un tant soit peu l’actualité du neuvième art. Le premier a réalisé L’Aimant. L’album sorti chez Sarbacane en 2017 a connu un vif succès. Le second a signé Bangalore la même année chez Warum, un portrait de ville singulier et une belle expérience graphique.

Ils reviennent tous les deux en cette rentrée pour un deuxième album et une confirmation : nous avons là des auteurs complets hyper-talentueux à surveiller de très très près.

On commence avec L’Alcazar qui nous embarque une nouvelle fois pour l’Inde. Il faut dire que Simon Lamouret a vécu dans ce pays plusieurs années durant et pu observer à loisir la société indienne, ses rites, ses coutumes, ses codes. Après Bangalore, ce nouvel album de plus de 200 pages en trichromie nous propose une immersion dans le quotidien du chantier de construction d’un immeuble quelque part dans un quartier résidentiel. Depuis les fondations jusqu’à l’inauguration en grande pompe, c’est tout un petit théâtre qui s’anime devant nous, avec ses ouvriers, ses ingénieurs, ses promoteurs, les voisins qui râlent contre le bruit, les coups de gueule des uns, les histoires d’amitié ou d’amour des autres.

L’Alcazar est le nom de cet immeuble, une espèce de tour de Babel où l’on parle différentes langues, où l’on prie différents dieux, avec le même objectif au final, tenter de s’élever dans la société en même temps que l’immeuble. On se laisse embarquer de la première à la dernière page avec le sentiment de faire un peu partie du voyage. Une histoire subtile, un graphisme magnifique, un album somptueux.

Tout aussi somptueux, La Dernière rose de l’été se déroule quelque part dans le sud de la France. Avec là aussi un chantier, une maison en rénovation. Acceptant la proposition du propriétaire, un sombre cousin rencontré dans un lavomatique où il bosse sur Paris, Léonard s’installe dans la maison pour surveiller les ouvriers et se remettre à l’écriture, sa grande passion. Et il ne le regrette pas ! Une vue imprenable sur la mer, une Méhari pour les balades, des villas de luxe pour décor…  et une belle et jeune voisine, Rose.

Mais le tableau idyllique s’arrête là. Depuis son arrivée, deux jeunes hommes ont disparu à proximité et une atmosphère étrange s’est installée, y compris dans l’environnement de Rose. Qui est-elle vraiment ? Qui est cet homme qui dit être son père et qu’elle présente comme son beau-père ? Et ce psychiatre mystérieux ?

À l’instar de L’Aimant, l’album précédent de Lucas Harari, La Dernière rose de l’été est un polar estival à la mécanique parfaitement huilée, un bijou d’écriture et de graphisme, un hommage à la ligne claire et à la BD des années 50, un savant mix de mystère, de romance, d’action et d’architecture qui en fait un « pulp à l’eau de rose », pour reprendre une expression de l’auteur. En tout cas, une BD dont on a beaucoup de mal à s’extraire, un bijou je vous dis !

Eric Guillaud

L’Alcazar, de Simon Lamouret. 25€

La Dernière rose de l’été, de Lucs Harari. 29€

06 Sep

La BD fait sa rentrée. Carbone et Silicium : ces robots qui nous ressemblent tant

Vertigineux. C’est la première impression qui domine lorsqu’on referme ce gros pavé de près de 300 pages, œuvre assez monumentale aussi bien sur le plan graphique que conceptuelle qui va au-delà du rétro-futurisme et même du cyberpunk et qui met en scène deux robots finalement bien plus humains que ceux qui les ont créés.

Alors d’accord, on avait déjà repéré le très talentueux Mathieu Bablet, et ce, dès sa première BD, La Belle Mort. Et même s’il colle bien à la mentalité propre à l’écurie Ankama – melting-pot de références à la culture bis, aux mangas et au cinéma de genre – il a toujours eu pour lui une sorte de mélancolie sourde, presque poétique qu’il n’hésite d’ailleurs pas à étaler sur des pleines pages bourrées de détails et comme suspendues dans le temps. Mais là, il s’est surpassé !

Le pire est que d’après le dossier de presse, une fois son livre précédent terminé, le pourtant déjà assez garguantesque Shangri-La – jamais il n’aurait pensé qu’il enchaînerait avec un projet aussi tentaculaire. Et pourtant, plus on s’enfonce dans le futur dystopique de Carbone & Silicium et plus on se rend compte de sa complexité heureusement jamais rébarbative. D’abord, on y voit une réflexion assez poussée sur la société de la consommation à outrance et sur l’intelligence artificielle. Mais il sonde aussi l’âme humaine et comment nos semblables sont prêts à prolonger leur vie à tout prix. Mais surtout, au-delà de ça, il y a une histoire d’amour, une histoire chaste et platonique entre deux êtres, les premiers exemplaires d’une race d’androïdes très avancée censés, à la base, s’occuper de nos aïeuls, de plus en plus nombreux dans cette société décadente, et au final très, très proches de nous.

© Ankama/Label – Mathieu Bablet

Le tout commence en 2046 et s’étend sur presque trois siècles, période durant laquelle les deux personnages principaux ne cessent de se quitter pour mieux se retrouver au milieu monde en pleine déliquescence. En fait, plus la société dans lequel ils sont nés se perd et fini par se consumer et plus ces deux êtres a priori artificiels cherchent, à l’inverse eux, leur part d’humanité, mais de deux façons complètement différentes.

Ce n’est pas pour rien que les fans de science-fiction lui préfèrent souvent le terme d’anticipation, parfaitement adapté ici. Pas de robots destructeurs venus du futur à la Terminator ni de robots se rebellant contre leurs créateurs comme l’a si bien décrit Isaac Asimov au programme. Non, juste deux vrais faux jumeaux qui échappent à leurs créateurs pour mieux disparaître, devenant des sortes de témoins presque passifs de la catastrophe en cours. Il n’est pas question pour eux de sauver qui que ce soit ici, de toute façon l’homme apparaît ici, au mieux, comme fuyant ses responsabilités (comme la professeure Noriko, leur créateur qui a tout sacrifié pour ses recherches) ou, pire, comme plus pressés de s’abandonner dans la réalité virtuelle pour échapper à son destin funeste qu’il ne peut de toutes façons enrayer.

Carbone & Solicium est une sorte de quête spirituelle à la recherche de soi-même et d’un d’absolu, quête retranscrite par une mise en en image sublime où au fur et à mesure du naufrage de l’humanité, les couleurs ocres et froides du début cédant peu à peu à quelque chose de plus chatoyant et au final de plus humain alors que, paradoxalement, l’humanité se meurt de plus en plus. Un peu la rencontre inattendue entre le romancier américain créateur du cyperpunk William Gibson, Blade Runner et l’humanisme généreux d’un René Barjavel. Poignant, ambitieux et superbe.

Olivier Badin

Carbone & Silicium de Mathieu Bablet. Ankama/Label 619. 22,90 euros

© Ankama/Label – Mathieu Bablet

 

05 Sep

La BD fait sa rentrée. Eclats et Cicatrices : un diptyque à la fois intimiste et universel du Hollandais Erik de Graaf (ENTRETIEN)

Elle s’appelle Esther, lui, Victor. Elle est juive, lui non. Ils sont amoureux mais la guerre va les séparer. Lorsqu’ils finissent par se retrouver, le monde a changé, plus rien ne ressemble à avant, la famille, les amis, pour certains, ne sont plus là. Quant à l’amour…

Eclats et Cicatrices, deux volumes pour une seule et même histoire, une histoire intime au coeur de la grande histoire. Nous sommes en 1946, Esther et Victor se retrouvent après des années de séparation. La guerre est passée par là avec son cortège d’horreurs, de trahisons, de chagrins, mais aussi, parfois, ses actes de bravoures et ses histoires d’amour.

En 1939, Esther et Victor s’aimaient, l’avenir leur appartenait, ils parlaient mariage, enfants, avant que les Allemands n’envisagent d’envahir le pays. Victor est mobilisé, Esther s’enfuit, les Allemands débarquent, le gouvernement capitule, c’est le début de l’occupation. Certains Néerlandais optent pour la collaboration, d’autres rejoignent la résistance, comme Victor. Les années passent…

Lorsqu’ils se retrouvent par hasard en 1946, Esther et Victor ont des années de vie à se raconter. Défile alors en une succession de flashbacks le récit de la guerre, de leur guerre. Aucun sensationnalisme ici, Erik de Graaf s’attache plutôt à décrire les émotions et un quotidien plus souvent ordinaire qu’extraordinaire. C’est la marque de fabrique de l’auteur. Comme il nous le confie dans cette interview, ce qu’il aime avant tout, c’est raconter des « histoires personnelles avec de la profondeur » et contribuer à sa manière à entretenir la mémoire collective.

Erik de Graaf © Thijs van Mastrigt.

On vous connaît peu en France. Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Erik de Graaf. À l’origine, je suis graphiste et cogérant d’une agence de design. La bande dessinée a commencé de façon thérapeutique quand j’étais à la maison suite à un burn-out, il y a des années. C’est maintenant devenu ma deuxième profession.

On vous classe dans la catégorie ligne claire. On est pourtant bien loin d’un graphisme à la Chaland ou même à la Serge Clerc. Qu’est-ce qui vous rapproche selon vous de ces deux artistes que vous citez régulièrement parmi vos influences ?

Erik. Ils m’ont particulièrement inspiré pour développer un style élégant et clair, tant dans les lignes que dans l’utilisation de la couleur. J’ai ensuite cherché et trouvé ma propre voie dans ce domaine, où mon arrière-plan graphique est indéniablement présent. Mon style est plus hollandais, plus calme et plus simple. Quelqu’un l’a récemment appelé « l’hyper ligne-claire ».

Le diptyque Eclats/Cicatrices est votre deuxième roman graphique. Il raconte une histoire d’amour sur fond de guerre. Comment est né ce projet ?

Erik. J’ai été inspiré lorsque j’ai lu un article de journal à la fin des années 1990 qui décrivait comment les voisins, les amis, la famille se sont attaqués, voire se sont suicidés pendant la guerre en ex-Yougoslavie alors qu’ils vivaient auparavant en bonne harmonie. Cela m’a montré ce qu’un conflit armé peut faire aux gens ordinaires. J’ai « projeté » ça sur la Seconde Guerre Mondiale parce que c’est plus proche de moi parce que j’ai grandi avec ça pendant les cours d’histoire à l’école et ma grand-mère m’en a beaucoup parlé.

Je voulais aussi montrer comment de tels événements laissent des cicatrices à jamais et ont un impact durable sur la vie des gens.

© Dupuis – Champaka Brussels / de Graaf

Quelle vision aviez-vous de la guerre avant ce roman graphique?

Erik. Une vision plus myope. Je pensais davantage à qui avait eu raison et tort pendant la guerre. C’est aussi ce que j’avais appris dans ces cours d’histoire à l’école dans les années 1970.

Votre travail sur Éclats et Cicatrices a-t-il modifié cette vision ?

Erik. Sans aucun doute ! En lisant beaucoup et en me documentant, j’ai découvert que les choses sont souvent plus nuancées, que l’histoire n’est pas toujours noire ou blanche. Il y a souvent beaucoup de tons gris à découvrir si vous plongez dans les histoires. Cela ne veut pas dire que des choses terribles se sont produites, bien sûr.

Globalement, quelle place occupe la seconde guerre mondiale dans la mémoire collective des Hollandais ?

Erik. Très importante ! Cette année, nous avons célébré 75 ans de libération. Malheureusement, de nombreuses festivités n’ont pas pu avoir lieu à cause de la Covid-19.

Même aujourd’hui, nous devons continuer à raconter l’histoire de la Seconde Guerre mondiale aux jeunes générations pour leur montrer la grande importance de la liberté. J’essaye d’y contribuer avec mes livres.

© Dupuis – Champaka Brussels / de Graaf

Quel message aimeriez-vous faire passer par ce récit ?

Erik. Ne jugez pas trop vite quelqu’un ou quelque chose. Plongez-vous dedans et ne formez votre opinion qu’alors car souvent les choses sont plus nuancées et les choses ne sont pas si noires et blanches. Je pense que c’est un son important à cette époque où le populisme est de plus en plus présent et gagne en puissance.

Quel regard portez-vous sur la production (cinéma, littérature…) autour de la deuxième guerre mondiale ? Quelles peuvent être vos références dans ce domaine ?

Erik. J’aime vraiment les histoires personnelles avec de la profondeur que ce soit dans la bande dessinée, la littérature, les documentaires et les films. Par exemple, La guerre d’Alan d’Emmanuel Guibert, ou Moi, Rene Tardi par Jacques Tardi. Le roman sur la vie de Johannes Post, membre de la résistance hollandaise, ou un film comme Le Pianiste.

Est-ce qu’il y une BD qui vous a particulièrement marqué ?

Erik. Le livre Heimat de Nora Krug. En tant qu’Allemande vivant à New York, elle avait honte de ses origines. Après avoir parlé à une femme juive qui a survécu à l’Holocauste, elle a décidé de se plonger dans sa propre histoire familiale. Elle voulait savoir ce que sa famille avait fait pendant la guerre. Le livre est une quête passionnante magnifiquement représentée.

Et demain ? Vos projets ?

Erik. Je travaille sur un hommage sans texte à mon grand « héros » Yves Chaland. Toutes les pages sont dessinées et je vais bientôt commencer à colorier.

Merci Erik, propos recueillis le 4 septembre 2020

Eric Guillaud 

Eclats et Cicatrices, d’Erik de Graaf. Dupuis / Champaka Brussels. 25€ le volume

02 Sep

La BD fait sa rentrée. Les Croix de bois, une éblouissante adaptation du roman de Roland Dorgelès signée JD Morvan et Facundo Percio

Il y a cent ans, les éditions Albin Michel publiaient un livre qui allait remporter un immense succès critique et public. Ce livre, Les Croix de bois, signé Roland Dorgelès, évoquait la vie dans les tranchées à partir du propre vécu de l’auteur. Aujourd’hui, toujours pour le même éditeur, Jean-David Morvan et Facundo Percio en offrent une bande dessinée, une adaptation qui vous prend par les tripes et ne vous lâche plus…

Corbeyran et Le Roux (14-18), Hautière et Hardoc (La Guerre des Lulus), Kris et Maël (Notre Mère la guerre), Joe Sacco (La Grande guerre) ou encore, bien évidemment, Jacques Tardi avec plusieurs ouvrages à son actif (Putain de guerre, Varlot soldat, La Der des Ders, C’était la guerre des tranchées...), on ne peut pas dire que la première guerre mondiale soit la grande oubliée de la bande dessinée. Plus de cent ans après l’armistice et le traité de Versailles, la guerre de 14, la Der des Ders comme on l’a appelée et espérée dès les années 20, est toujours dans les esprits. Signe d’un traumatisme collectif immense et intergénérationnel !

© Albin Michel / Morvan & Percio

Avec Les Croix de bois, le scénariste français JD Morvan et le dessinateur argentin Facundo Percio s’attaquent pour Album Michel à un roman culte de l’époque, un roman signé Roland Dorgelès, publié chez le même éditeur et basé sur sa propre expérience de la guerre, du front, des tranchées. Réformé en 1906 pour raison de santé, le journaliste et écrivain parvient pourtant à se faire engager et à rejoindre le front dès 1914. Devant l’ignominie de la chose, on pourrait l’imaginer regretter amèrement son empressement. Mais non ! Entre deux attaques, Roland Dorgelès fait son travail de journaliste en observant sans relâche ses compagnons d’infortune. De retour à la vie civile, il écrit Les Croix de bois qui connut un vif succès et obtint le prix Femina.

Du roman à son adaptation, le récit n’a rien perdu en intensité. La couverture donne le ton avec un ciel rouge sang, des croix de bois ballottées par le souffle des bombes et un poilu en uniforme bleu horizon, recroquevillé, prostré, attendant la mort… ou le salut providentiel. Une couverture exceptionnelle et des planches en bichromie qui ne le sont pas moins, un travail de précision réalisé par le dessinateur argentin Facundo Percio sur un scénario du prolifique JD Morvan avec plusieurs scènes proprement hallucinantes et habilement mises en images. Loin de s’en tenir à un copié-collé du roman de Dorgelès, et c’est très malin, les auteurs ont d’un côté réintégré des scènes coupées à la parution du livre et de l’autre judicieusement représenté Roland Dorgelès à quelques moments de sa vie.

Une BD époustouflante qui marque de très belle manière le renouveau du département BD adulte des éditions Albin Michel !

Eric Guillaud

Les Croix de bois, de Roland Dorgelès, adapté par JD Morvan et Facundo Percio. Albin Michel. 19,90€ (en librairie le 9 septembre)