Pour la cinquième année consécutive, France Télévisions s’associe au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême pour décerner le Fauve d’Angoulême – Prix du public. Huit albums ont été présélectionnés. Le lauréat sera connu le samedi 27 janvier. En attendant, que racontent-ils, qui sont leurs auteurs et autrices ? Réponse ici et maintenant…
Mariée très tôt, trop tôt, à un homme choisi par sa mère, homme qui se révèlera être volage et joueur au point de ruiner le foyer, Yeon-lee n’a pas commencé sa vie d’adulte de la meilleure des façons. Et la suite n’est guère mieux ! Après avoir travaillé de nuit pendant des années pour éponger les dettes, tout en élevant trois enfants, la jeune femme doit se résoudre à divorcer pour échapper au pire. Et de se retrouver célibataire, position peu enviable dans la Corée contemporaine, employée dans une société de nettoyage, à récurer les toilettes sous le joug de chefs pervers, avec pour amant un coureur de jupons alcoolique. Bref, rien de bien réjouissant, pas la belle vie et le grand amour auxquels elle pouvait légitimement rêver ! Et autour d’elle, c’est la même chose, ses collègues, ses amies, doivent affronter, elles aussi, une vie sociale et intime difficile. Pourtant, Yeon-lee comme les autres parviennent tout au long de leur vie à faire face, à surmonter les difficultés, à soigner les blessures et même à toucher du doigt ce qu’on appelle le bonheur…
Portrait sensible de la gent féminine coréenne, Les Daronnes s’inspire des confessions de la propre mère de l’auteur, Yeong-Shin Ma, recueillies dans un carnet. Dans un esprit un peu fourre tout, elle y a consigné ses amours, ses amitiés, son travail… le récit de sa vie autant qu’une lettre à son fils. Couronné d’un Harvey Award aux États-Unis en 2021, l’album offre au delà de ce portrait intime, un regard sur la Corée d’aujourd’hui où la cause féministe a bien du mal à s’imposer face à une vague conservatrice et masculiniste musclée. Malgré ses 370 pages, le livre se lit d’un trait, aucune longueur à déplorer, et ce grâce à un ton qui oscille en permanence entre la comédie et la tragédie. (Les Daronnes, de Yeong-Shin Ma. Atrabile. 25€)
Avec une belle palette de styles graphiques, il y a même de la broderie, l’Espagnole Beatriz Lema raconte ici la maladie mentale d’une femme en se mettant dans la peau de Vera, sa fille. Est-ce une histoire autobiographique pour laquelle elle aurait changé de prénom, histoire de garder une certaine distance ? Peut-être ! Quoi qu’il en soit, Des Maux à dire est un récit bouleversant de vérité dans lequel nous assistons aussi impuissants que Vera à la lente détérioration de la santé mentale de cette femme. Exorcistes, psychiatres, médicaments… rien n’y fait, Adela, c’est son prénom, devient de plus en plus paranoïaque, méfiante, persuadée d’être habitée par le démon, et sujette à des pensées suicidaires. Sa vie est un enfer, celle de ses proches plus encore. Mais Vera ne la laissera jamais tomber, s’occupant d’elle jusqu’au bout, quitte parfois à s’oublier, à oublier sa propre vie.
Ce qui frappe à la lecture de ce livre, c’est l’immense liberté que s’est donnée l’autrice tant au niveau graphique, les pages alternant broderies et dessins au feutre ou au stylo, en couleurs ou en noir et blanc, qu’au niveau narratif. Un album surprenant mais profondément séduisant ! (Des Maux à dire, de Beatriz Lema. Sarbacane. 25€)
Après Cruelle et Pucelle, c’est avec Jumelle, une histoire parue en deux volumes aux éditions Dargaud, que Florence Dupré La Tour poursuit et clôt la biographie de son enfance, sous l’angle ici de la gémellité ! À sa manière, avec humour jusque dans le trait, et une bonne dose de liberté dans le ton, l’autrice nous raconte cette histoire d’amour car oui il s’agit d’une histoire d’amour entre elle, Florence, et sa jumelle, Bénédicte, une relation fusionnelle, exclusive, qui forge leur identité de couple pendant leur plus tendre jeunesse mais dont elles finiront par s’échapper pour se construire une identité propre. Un passage du « on » au « je » qui ne se fera pas sans douleur comme le montre si bien ce récit qui, comme les précédents, se révèle passionnant et instructif ! (Jumelle tomes 1 et 2, de Florence Dupré La Tour. Dargaud. 20,50€ le volume)
Vincent n’a rien d’un héros, c’est même l’anti-thèse du héros, le genre de garçon qui ne prend pas sa vie en mains, qui se lamente en permanence, qui ne décide jamais rien, a peur de tout, gâche sa vie. Seul, dans son appartement, il procrastine, jusqu’au jour où une nouvelle voisine vient frapper à sa porte. « Bonjour, je suis une tueuse en série. Nan, j’suis Julia la nouvelle voisine ». Elle est plutôt jolie, a visiblement de l’humour, de quoi le perturber un peu plus. Julia devient son obsession. Mais comment la conquérir ? C’est toute l’histoire de ce roman graphique au format à l’italienne de près de 290 pages. Dans un style graphique que l’on pourrait qualifier de pâte de mouche, proche de la gravure, par planches d’un à deux strips, Matthieu Chiara nous raconte les frasques de ce personnage attachant, ses questionnements les plus intimes, ses doutes existentiels. C’est franchement drôle et pas si léger que ça pourrait en avoir l’air, L’Homme gêné, c’est un peu l’histoire de chacun de nous à certains moments de notre vie. Adoré ! (L’Homme gêné, de Matthieu Chiara. L’Agrume. 26,90€)
Un space opéra de l’intime. Ainsi pourrait-on résumer Astra Nova, une BD de science-fiction réalisée par la jeune strasbourgeoise Lisa Blumen. S’il est question de la première à la dernière page d’un voyage dans l’espace, un aller sans retour vers une planète située à 2,5 millions d’années-lumière, on n’en voit pas le début du commencement. Non, tout se passe avant le départ avec une ultime formalité à laquelle Nova, la jeune astronaute conviée à ce voyage pas comme les autres, doit se plier : une fête d’adieu. Le cadre est plutôt sympa, une grande villa, piscine, nourriture et alcool à volonté. Reste à trouver des convives, des amis en quelque sorte. Ce qui n’est pas le fort de la jeune astronaute qui préfère depuis longtemps la solitude.
Qu’importe, l’agence spatiale lui trouve ce qu’il faut, trois vieux amis qu’elle n’a pas vus volontairement depuis une éternité. La surprise passée, les quatre reclus d’un soir finissent pas échanger, se confier, parler d’hier et de demain, justifier leurs trajectoires. Le voyage intergalactique prend des allures de voyage intérieur, Nova découvre ce qui lui a fait défaut pendant des années : les relations humaines.
Récemment récompensé par le Prix Utopiales BD 2023, ce deuxième album de Lisa Blumen, entièrement réalisé aux feutres, parle bien plus de notre monde actuel que du monde de demain, avec un regard sur le nécessaire lien entre les humains, ce lien d’où nait tout simplement la vie. Une histoire très touchante ! (Astra Nova, de Lisa Blumen. L’Employé du moi. 24€)
Auteur Iranien connu pour ses dessins de presse, pour ses récits sur le régime totalitaire iranien et sa condition de réfugié, Mana Neyestani, décrit ici avec justesse et force le quotidien difficile des kolbars, des porteurs kurdes iraniens transportant des marchandises d’un côté à l’autre de la frontière entre l’Irak et l’Iran, et ce à travers une fiction qui, précise-t-il, « n’a aucune prétention de description exhaustive de leurs vies. Il ne s’agit que de bribes de leur réalité, mêlées à mon imagination et aux nécessités du récit ».
Et de fait, Les Oiseaux de papier met aussi en images une magnifique histoire d’amour, bien évidemment tragique, entre une jeune femme qui rêve de liberté derrière son métier à tisser et un jeune kolbar. Car derrière l’oppression de l’homme, il y a aussi et toujours la question de l’émancipation de la femme. Un récit poignant dont le dessin fait de fines hachures renforce le caractère dramatique.
Mana Neyestani, qui a été condamné à des peines de prison et a reçu des menaces de mort pour une caricature lorsqu’il était encore en Iran, est aujourd’hui réfugié en France. Il a reçu en 2010 le Prix du courage décerné par le CRNI (Cartoonists Rights Network International), en 2012 le Prix international du dessin de presse des mains de Kofi Annan et en 2015 le Prix Alsacien de l’engagement démocratique. Autant dire le sérieux de ce travail à valeur journalistique. (Les Oiseaux de papier, de Mana Neyestani. çà et là / Arte éditions. 20€)
Après Whiskey & New York et Les Entrailles de New York, l’Américaine Julia Wertz nous embarque une nouvelle fois dans le décor de la grande pomme pour un récit autobiographique portant sur son alcoolisme. Thème ô combien difficile, aussi intime qu’universel, elle l’aborde pourtant avec beaucoup d’humour et de finesse jusque dans le trait, racontant avec force détails son cheminement personnel, depuis sa prise de conscience, assez brutale, jusqu’à l’abstinence, un parcours bien évidemment semé d’embûches, de rebondissements, de revirements, de découragements, de remises en question, de peurs de la rechute, entre ses réunions aux Alcooliques Anonymes, ses cures de desintox, ses histoires d’amours et de désamours, ses relations amicales, ses visites à la famille, son travail d’autrice BD. Un album époustouflant, à la fois drôle et bouleversant, qui parlera à tous ceux qui ont ou ont eu un problème avec l’alcool. Mais pas que… ! (Les Imbuvables, de Julia Wertz. L’Agrume. 26€)
Auteur d’une dizaine d’albums principalement publiés par des éditeurs indépendants, le Franco-Brésilien Matthias Lehmann débarque dans le prestigieux catalogue Casterman avec un roman graphique impressionnant qui déroule sur plus de 360 pages l’histoire d’une famille et celle d’un pays, en l’occurrence le Brésil, avec dextérité dans le trait et profondeur dans le propos…
Il lui aura fallu du temps pour le réaliser, trois ans et demi de travail, d’écriture, de mise en images et avant ça de recherches documentaires sur le Brésil et son histoire. Car même si Matthias Lehmann a du sang brésilien de par sa mère, l’auteur est né et a grandi en France. Bien sûr, il y aura des visites régulières à la famille restée là-bas. Bien sûr, la mère fera tout son possible pour transmettre à ses enfants l’amour pour son pays et sa culture. Mais ce n’est qu’une fois le travail terminé autour de la BD que Matthias Lehmann aura, dit-il, l’impression de véritablement connaître ce pays.
Pour autant, Matthias Lehmann n’a pas souhaité raconter l’histoire de sa propre famille, Chumbo n’est pas une autobiographie à proprement parler, assurément une fiction très documentée qui s’appuie sur un contexte réel et des personnages crédibles. « Mon récit part de la cellule familiale et se projette au dehors d’abord avec la ville de Belo Horizonte, ensuite l’État du Minas Gerais et, enfin, l’histoire du Brésil ».
La famille imaginée par Matthias Lehmann a pour patronyme Wallace, une famille bourgeoise qui travaille dans l’industrie minière à Belo Horizonte, ville située dans les terres à plus de 400 km de Rio de Janeiro. Il y a le père Oswaldo, la mère Maria-Augusta, et les enfants, Severino, Ramires, Adelia, Ursula et Berenice. Personnage abject, prêt à tout pour maintenir ses affaires à flot, Oswaldo ne parviendra pourtant pas à éviter le déclassement à sa famille. Peu à peu, au fil du siècle, les Wallace perdent de leur superbe tandis que le pays sombre dans la dictature militaire et se déchire jusqu’au cœur des cellules familiales.
Des années 30 au début des années 2000, Matthias Lehmann déroule cette histoire nous offrant au final une fresque familiale d’une intensité incroyable où l’intimité d’un foyer côtoie, affronte plus souvent, les événements, les bouleversements, d’un immense pays. Un récit ambitieux porté par un dessin tout en hachures, dense et méticuleux, qui fait de chaque planche un petit bijou avec des influences revendiquées venues de la bande dessinée indépendante américaine : Art Spiegelman, Robert Crumb, Daniel Clowes, Chris Ware et Julie Doucet. Que demander de plus ? Une perle ! (Chumbo, de Matthias Lehmann. Casterman. 29,95€)
Eric Guillaud