09 Sep

Oblivion Song : le papa de The Walking Dead se lance dans la science-fiction

Un monde parallèle, des scientifiques qui ont trop voulu jouer avec mère Nature, des militaires cyniques, un homme en quête de rédemption… Voici quelques-uns des ingrédients de cette nouvelle série qui verse certes dans le spectaculaire mais qui n’oublie jamais l’humain.

Oblivion Song pourrait presque être une série de science-fiction comme les autres, avec ses histoires de mondes parallèles et ses monstres terrifiants et démesurés régnant sur un monde cauchemardesque. Sauf que derrière tout ça, on retrouve le scénariste de la série mondialement connue The Walking Dead, Robert Kirkman dont on reconnaît d’ailleurs très vite le style. Et ça fait toute la différence.

Sa patte ? Imbriquer de l’horreur pure, mais galvanisée par le champ des possibles offert par la science-fiction, dans un contexte malgré tout très humain où chaque personnage a le temps de prendre de l’épaisseur et de laisser paraître ses forces mais aussi ses fragilités.

Le point de départ de la série est assez ambitieux : dix ans auparavant, sans crier gare, toute une partie de la ville de Philadelphie a disparue dans une autre dimension, ses 300,000 habitants avec. Des scientifiques ont malgré tout réussi à fabriquer une sorte de pont entre les deux mondes. Depuis, l’un d’entre eux fait quotidiennement le voyage pour tenter de ramener des gens parmi ceux qui ont réussi à survivre dans ce monde surnommé ‘Oblivion’ (‘oubli’), bien que cernés par des monstres de cauchemar et des moyens limités. Mais il cherche avant tout son frère, disparu corps et âme depuis la catastrophe…

@ Delcourt / Kirkman, de Felici & Leoni

Très réussie visuellement, cette nouvelle saga post-apocalyptique (dont les droits ont déjà été vendus au cinéma) est tout-à-tour bouillonnante et mélancolique. Certes, le tout met un certain temps à démarrer mais ensuite, cela va à un train d’enfer. Trop parfois, (surtout dans le tome 2, sorti cet été) et on a parfois un peu du mal à suivre. Mais cela vaut le coup de s’accrocher car Oblivion Song a les qualités de ses défauts. Notamment cette obsession qu’a toujours eu Kirkman de tout miser sur ses personnages et d’en faire les derniers espoirs d’une société sinon en pleine décadence. Ici, la clef de voûte de son récit reste l’opposition régnant entre ces deux frères qui ont tous les deux fait deux choix de vie très différents mais qui vont devoir, malgré tout, s’entraider.

À travers leur quête commune, on découvre donc une réflexion à peine voilée sur la notion de résilience, de rédemption mais aussi de culpabilité. On peut aussi y coller plein d’autres choses comme une métaphore sur un monde post-11 Septembre ou les Etats-Unis sous Trump mais bon, chacun y verra ce qu’il veut. Reste que tout cela faisait, justement, déjà la saveur de The Walking Dead et que cette double-lecture marche de nouveau très bien ici. Surtout qu’avec son épilogue aussi inattendu que frustrant, malgré ce que le deuxième tome laisse initialement croire, on en a visiblement pas fini avec Oblivion Song, bien parti pour prendre le même chemin que son illustre grand frère.

Olivier Badin

Oblivion Song tome 1 & 2, de Robert Kirkman, Lorenzo de Felici et Annalisa Leoni, Delcourt, 16,50€

@ Delcourt / Kirkman, de Felici & Leoni

03 Sep

Les éditions Rouquemoute font leur rentrée!

Il n’y a pas que les écoliers à faire leur rentrée, les éditeurs aussi. Avec un peu moins la boule au ventre, quoique, et des centaines de nouveaux livres dans la besace. C’est la rentrée littéraire, le rendez-vous incontournable de l’année chez Rouquemoute comme ailleurs…

Souvenez-vous, nous leur avions rendu une petite visite en janvier dernier à l’occasion de leur deuxième anniversaire, les éditions Rouquemoute étaient installées du côté de la place du 8 mai à Rezé. Elles le sont toujours mais plus pour très longtemps. C’est le grand projet de l’année 2019, il devrait bientôt se concrétiser, de nouveaux locaux au coeur du quartier de la création sur l’île de Nantes pour accueillir en plus de leurs bureaux, un café librairie dédié à l’édition BD indépendante nantaise. Son nom :  Les Boucaniers.

La suite ici

02 Sep

Conan chez Marvel : Quel souffle par Crom !

Les plus grands héros ne meurent jamais. Et surtout pas Conan. La maison mère des Quatre Fantastiques et d’Iron Man a jeté une nouvelle fois son dévolu sur le cimmérien et le résultat est aussi sanglant qu’énorme…

On a déjà eu l’occasion plusieurs fois de le dire dans ce blog : bien que méprisé en Europe, et surtout en France, chez lui aux Etats-Unis, le personnage de Conan le Barbare reste synonyme de business. De gros business même. Notamment dès que l’on touche à son adaptation BD, dont les premières esquisses remontant aux années 60 furent d’ailleurs à l’avant-garde de sa reconnaissance. Or vu que sur le vieux continent ses droits sont tombés dans le droit commun, n’importe qui peut aujourd’hui se le réapproprier et on assiste depuis peu, notamment à travers la récente série d’adaptation lancée par Glénat avec des auteurs français, à une timide mais réelle campagne de réhabilitation.

Enfin ça, c’est chez nous. Parce que de l’autre côté de l’Atlantique, ces droits sont encore gérés par les descendants de Robert E. Howard et cela reste une histoire de gros sous. D’où une licence ayant plusieurs fois changé de mains depuis un demi-siècle. Et après des années chez Dark Horse, elle est revenue aujourd’hui du côté du Marvel, qui l’avait déjà exploitée entre 1970 et 1993 avant de l’abandonner sur un coup de tête. Histoire de fêter son retour au bercail, la maison à idées comme on l’appelle a donc décidé de mettre le paquet ! D’où l’annonce immédiate de quantités de ‘spin-off’, de produits dérivées et de divers projets, avec en guise de tête de gondole la résurrection de la série Conan The Barbarian (‘Conan le Barbare’ en VF) qui avait été brillamment lancée par le duo Roy Thomas Barry Windsor-Smith en 1970.

@ Marvvel – Panini Comics / Aaron, Asar & Zaffino

Alors si l’on se base sur les six premiers épisodes réunis dans un premier tome vendu pour le prix imbattable de dix euros, histoire d’attirer les curieux, on peut déjà dire que c’est une réussite. Déjà parce qu’au-delà la couverture signée par le désormais trop rare Esad Ribic, on retrouve ici au scénario Jason Aaron, vétéran des X-Men. Et le gars a visiblement bossé son sujet, profitant de l’occasion pour le ‘réactualiser’ tout en collant au plus près à l’esprit originel de son créateur. Ici, Conan est plus que jamais frustre, très physique, sans remord et pourtant nanti d’une sorte de moral bien à lui. Bref, un barbare dans le sens noble du terme et que l’on retrouve ici à plusieurs stades de sa vie, même si le fil rouge est cette nouvelle méchante qui promet, cette ‘crimson witch’ en VO (‘sorcière cramoisie’) qui veut à tout prix voler son sang pour réveiller son dieu malfaisant.

Épique, très graphique et en même temps proche du souffle quasi-cinématographique des récits originels, cette pourtant xième adaptation donne juste envie d’empoigner son glaive et d’aller tailler dans le gras en hurlant ‘croooooom’, tant elle est entraînante. Vivement la suite nom de Zeus, surtout que le titre est volontairement pessimiste et que, bien sûr, le tout se termine sur un cliffhanger difficilement supportable…

Olivier Badin

Conan le Barbare, tome 1 : Vie et Mort de Conan, de Jason Aaron, Mahmud Asar et Gerardo Zaffino, Marvel/Panini Comics, 10 €

Bienvenue en Chine : le témoignage d’un expat signé Milad Nouri et Tian-You Zheng

Nouveaux dans la bande dessinée, Milad Nouri et Tian-You Zheng signent un premier roman graphique réussi aux éditions Delcourt, un témoignage d’expatrié en Chine qui rappellera à certains le Shenzhen de Guy Delisle…

En Chine, pour imiter le canard, on fait « ka ka » et non « coin coin » comme en France. Ça peut vous sembler futile, dérisoire, voire comique, mais ça en dit long sur les différences pouvant exister et perdurer entre nos deux cultures. Pour se faire comprendre par un restaurateur chinois, Milad Nouri finit par dessiner nos amis palmipèdes. Là, plus d’erreur possible !

C’est par le dessin également qu’il nous raconte aujourd’hui son expérience d’expat en Chine. En confiant cette fois les crayons à un dessinateur, un vrai, Tian-You Zheng. Car lui a beau savoir dessiner les canards, il est quand même plus à l’aise dans le commerce international et dans l’entrepreneuriat.

Des sociétés, Milad Nouri en a créé plusieurs, à la fois en Chine où il s’est installé il y a maintenant une douzaine d’années, et à Hong Kong. Bienvenue en Chine raconte son parcours, à commencer par son premier séjour à Canton avec une bande d’amis étudiants comme lui. Puis, une fois son diplôme en poche, c’est son installation que nous suivons, ses débuts dans le business, sa rencontre avec celle qui deviendra sa femme, une Chinoise… Bien sûr, rien n’est simple. À toutes les étapes de sa vie professionnelle ou intime, Milad est confronté à une foultitude de difficultés. On le suit avec intérêt, plaisir et amusement tant le décalage est énorme et propice à des situations ubuesques.

Impossible en lisant Bienvenue en Chine, de ne pas penser à Shenzhen du Canadien Guy Delisle. Dans le fond et dans la forme, les deux ouvrages sont finalement assez proches, offrant un identique trait faussement naïf, quoiqu’un peu plus épuré ici, une bonne touche d’humour et parfois de gravité lorsqu’il s’agit d’évoquer la mort accidentelle de sa première petite amie chinoise. À lire? Non, à dévorer…

Eric Guillaud

Bienvenue en Chine, de Milad Nouri et Tian-You Zheng. Delcourt. 17,95€

@ Delcourt / Nouri & Zheng

29 Août

Pages d’été. Un Anglais dans mon arbre, Olivia Burton sur les traces de son ancêtre explorateur avec Mahi Grand

C’est l’été, les doigts de pied en éventail, le cerveau en mode repos et enfin du temps pour lire et éventuellement rattraper le retard. Sur la table de chevet, quelques livres en attente. C’est le moment…

Non, Un Anglais dans mon arbre ne raconte pas l’histoire d’un espèce de farfelu anglais dans un arbre perché même si le titre et la couverture peuvent aisément le laisser supposer. Si on parle d’arbre ici, c’est d’arbre généalogique, et si on parle d’Anglais, c’est d’un ancêtre décédé depuis belle lurette, précisément un ancêtre d’Olivia Burton, auteure de ce livre paru chez Denoël Graphic en mars dernier, un arrière-arrière-grand-père dont elle découvre l’existence le jour des funérailles de son père.

Il n’est jamais trop tard pour bien faire et il faut guère de temps à Olivia Burton pour remonter la filière et en découvrir un peu plus sur ce Sir Richard Francis Burton,c’est son nom, aventurier et explorateur au long cours, écrivain, poète, linguiste, diplomate, premier traducteur du Kâmasûtra mais aussi des Mille et une nuits, oui oui, premier occidental à pénétrer dans La Mecque (déguisé en musulman) et découvreur des sources du Nil. Surprise et heureuse de cette belle découverte, Olivia Burton décide d’abandonner sa petite vie confortable et de se faire elle-aussi aventurière en se lançant sur les traces de l’ancêtre, façon remake.

Ce sont ses pérégrinations que retrace donc Un Anglais dans mon arbre, avec au programme pas mal d’émotions, de découvertes, d’humour, une belle balade sur le continent africain le tout subtilement mis en images par Mahi Grand. C’est lui qui avait illustré le premier scénario d’Olivia Burton, L’Algérie c’est beau comme l’Amérique paru chez Steinkis en 2015 et dont on disait déjà le plus grand bien ici-même. Un très bon livre à déguster dans votre arbre ou ailleurs…

Eric Guillaud

Un Anglais dans mon arbre, de Olivia Bruton et Mahi Grand. Denoël Graphic, 23 € (paru en mars 2019)

24 Août

Pages d’été. Lucy, histoire d’une star de l’humanité avec Patrick Norbert et Tanino Liberatore

C’est l’été, les doigts de pied en éventail, le cerveau en mode repos et enfin du temps pour lire et éventuellement rattraper le retard. Sur la table de chevet, quelques livres en attente. C’est le moment…

Pour les amoureux de la pop, Lucy c’est avant tout ceci…

Mais c’est aussi, depuis 1974, et en référence à la fameuse chanson des Fab Four, le nom donné à un squelette vieux de 3,2 millions d’années découvert à la faveur d’une campagne de fouilles archéologiques sur le site d’Hadar en Ethiopie encadrée par Yves Coppens, Donald Johanson et Maurice Taieb.

Une référence mythique pour une découverte majeure. C’est le squelette le plus complet datant de cette époque. Très longtemps, Lucy sera même considérée comme notre ancêtre à tous, avant que de nouvelles découvertes ne viennent contredire cette hypothèse.

Quoiqu’il en soit, Lucy est entrée dans notre grande famille et dans notre imaginaire.

Mais quelle a été sa vie ? Dans cet album, Patrick Norbert et Liberatore soulèvent un peu le voile du mystère avec une Lucy confrontée à mille et un dangers, une Lucy protectrice et aimante, une Lucy qui s’éveille au monde et à la conscience.

Initialement publié chez Capitol Editions en 2007, cet album nous permet de retrouver un artiste au trait extraordinaire, Liberatore, qui se fit connaître dans la bande dessinée au milieu des années 80 avec RanXerox avant de se consacrer plus spécialement à l’illustration et au cinéma. Son trait est ici hyper-réaliste, quasi-photographique, idéal pour accompagner le récit voulu à la fois scientifique et poétique par le scénariste Patrick Norbert.

Eric Guillaud

Lucy, de Patrick Norbert et Liberatore. Glénat. 15€ (sortie en juin 2019)

@ Glénat / Norbert & Liberatore

21 Août

Pages d’été. Le Silence des étoiles ou l’histoire d’un chagrin d’amour signé Sanäa K

C’est l’été, les doigts de pied en éventail, le cerveau en mode repos et enfin du temps pour lire et éventuellement rattraper le retard. Sur la table de chevet, quelques livres en attente. C’est le moment…

Comme le chantait Rita Mitsouko, les histoires d’amour finissent mal… en général. Et bien entendu, celle que nous raconte Le Silence des étoiles n’échappe pas à la règle. D’ailleurs, aurait-elle mérité d’être racontée si elle s’était bien terminée ? Chez Disney peut-être, ici, pas certain.

En fait, plus que l’histoire d’amour en elle-même qui ne dure qu’un temps et n’occupe ici qu’une quarantaine de pages sur les 250 que compte le livre, c’est l’après histoire d’amour que nous retrace Le Silence des étoiles, vous savez cette période qu’on a tous vécu un jour et qui nous met dans des états pas possibles. Le chagrin d’amour qu’on appelle ça, avec son lot de tristesse, d’insomnies, de sentiment de vide abyssal, de déprime, de doutes, de larmes, de colère… mille étapes et au bout du bout la reconstruction.

Cette histoire-là, c’est l’histoire de l’autrice, Sanäa K, une jeune Parisienne qui s’est lancée sérieusement dans le dessin en 2009 en créant un blog tout simplement intitulé Sanäa K Ma vie illustrée sur lequel elle raconte son quotidien et notamment une rupture amoureuse douloureuse, sa première rupture amoureuse, celle qui laisse forcément des blessures profondes.

Très populaire sur Internet avec 50 000 abonnés sur Facebook, 141 000 sur Instagram, un blog qui cartonne, Sanäa K ne révolutionne pas la bande dessinée, encore moins le récit d’amour ou de désamour mais raconte son expérience avec un bon coup de patte, une bonne dose d’humour, de modernité et de fraicheur, une touche d’universalité pour que toutes les femmes , et au-delà, puissent se reconnaître. C’est ce qui compte !

Eric Guillaud

Le Silence des étoiles, de Sanäa K. Marabulles. 19,95€ (paru en mai 2019)

@ Marabulles / Sanäa

19 Août

L’INTERVIEW. Inès Léraud, une enquête en bande dessinée sur les algues vertes

Le tournage de l’adaptation cinématographique d’Algues vertes, l’histoire interdite a débuté en ce mois de septembre 2022 en Bretagne. L’occasion de relire l’interview que nous avait accordée Inès Léraud en 2019 à l’occasion de la sortie de son enquête en bande dessinée, une interview à retrouver ici…

Article mis en ligne en août 2019. Initialement publiée dans les pages de La Revue dessinée en 2017, l’enquête Algues vertes, l’histoire interdite d’Inès Léraud et de Pierre Van Hove est sortie en album un peu avant la trêve estivale 2019. Les algues vertes, elles, n’ont pas pris un moment de vacances proliférant à nouveau durant l’été sur les plages bretonnes et particulièrement dans la baie de Saint-Brieuc. Au point que certains évoquent aujourd’hui un véritable tsunami. Retour sur une enquête qui dérange aujourd’hui encore avec la journaliste Inès Léraud…

Comment avez-vous découvert ce fléau des algues vertes ?

Inès Léraud. Par un citoyen de Saint-Brieuc, qui se promenait régulièrement avec sa fille en bas âge sur la plage, recouverte d’algues vertes. Sa fille avait développé aux yeux une keratite, et il avait découvert que ça pouvait avoir un lien avec une exposition chronique à l’H2S (hydrogène sulfuré, le gaz toxique produit par les algues vertes en décomposition). Il avait mené des recherches sur les problèmes de santé causés par les algues vertes en putréfaction (le gaz qu’elles produisent peut même tuer). Il m’a transmis ses documents. Voilà, tout est parti d’une enquête citoyenne !

_______________________________________________

retrouvez la chronique de l’album ici

_______________________________________________

Pourquoi avoir choisi le médium bande dessinée pour votre enquête ?

Inès Léraud. J’ai commencé par faire des émissions de radio (France Inter, France Culture) mais j’avais le sentiment de ne jamais avoir assez de place : j’aurais eu besoin d’une dizaine d’émissions pour raconter toute cette histoire ! Je voulais aussi toucher un plus large public. Un livre ou un long métrage de cinéma me semblait être un format approprié. Finalement le hasard a fait que j’ai rencontré les éditeurs de La Revue dessinée, qui m’ont présenté Pierre van Hove : c’était parfait car la BD est à mi-chemin entre un livre et un film. Ça à l’exigence d’un livre, tout en ayant le côté divertissant d’un film.

@ Delcourt / Léraud & Van Hove

Comment s’est déroulée l’enquête ?

Inès Léraud. C’est un travail de fourmi. J’ai cherché éperdument des témoins de cette histoire. J’en ai rencontré des dizaines, peut-être une centaine (médecins, scientifiques, industriels, directeurs de communication de préfecture, maires, militants associatifs, agriculteurs, ramasseurs d’algues vertes, journalistes locaux, victimes, etc…) qui m’ont raconté ce qu’ils ont vu, entendu, parfois ce qu’on leur a répondu quand ils ont voulu alerter. Beaucoup d’entre eux possédaient de nombreux documents qui prenaient la poussière dans leur grenier, auxquels ils m’ont donné accès. J’ai aussi bien sûr fait une énorme revue de presse de tout ce qui était paru dans la presse locale et nationale. A la fin j’avais dans mon bureau des milliers de notes, de documents, une sorte de puzzle à 5000 pièces qu’il fallait recouper, assembler. A travers le scénario de cette BD, je devais restituer la complexité de l’histoire, tout en la rendant fluide, agréable à lire, avec des personnages vivants, incarnés.

Vous méritez Le prix Elise Lucet de la désinformation

On le voit très bien dans votre récit, les pressions ont été nombreuses contre les lanceurs d’alerte dont vous faites partie finalement. Avez-vous été menacée avant ou après la sortie du livre ?

Inès Léraud. J’ai simplement reçu quelques remarques désagréables comme un directeur de communication de Préfecture qui m’a menacée de me poursuivre en diffamation si je publiais le contenu de l’entretien que je venais d’avoir avec lui ; quelques élus locaux qui ont écrit sur leur page facebook que je venais “salir la Bretagne” (alors que ce qui salit la Bretagne c’est en l’occurence les marées vertes, non ?!) et un scientifique pro-agroalimentaire qui m’a écrit “Vous méritez Le prix Elise Lucet de la désinformation”.

Je pense qu’en France du moins, c’est très compliqué de menacer un journaliste car il a à sa disposition tout pour rendre public les pressions qu’il reçoit. Et finalement, toutes ces remarques à priori désagréables n’ont fait que stimuler mon enquête.

@ Delcourt / Léraud & Van Hove

Vous parlez de silence, de déni, de la part de l’état mais on pourrait aussi parler d’hypocrisie et même d’entrave à la manifestation de la vérité…

Inès Léraud. Tout à fait. Au début de mon enquête je parlais de déni. Aujourd’hui, après 3 ans et demi passés plongée dans cette affaire, je parle volontiers d’entrave à la vérité et même de mensonges.

depuis 2006 à minima l’Etat est conscient du danger

Pensez-vous que l’état a à ce jour tout de même pris conscience du danger de ces marées vertes ?

Inès Léraud. La Préfecture des Côtes d’Armor, qui représente l’Etat, a depuis 2006 la preuve formelle que l’H2S produit par les marées vertes est mortel. Mais elle n’a pas rendu public ce rapport , et en 2008, elle a déclaré qu’il n’avait jamais été prouvé que les algues vertes puissent tuer -raison pour laquelle j’ai parlé de mensonge -. Donc on peut dire que depuis 2006 à minima l’Etat est conscient du danger. Et s’il avait tenu compte des alertes du Dr Pierre Philippe (urgentiste à Lannion) il l’aurait été 17 ans plus tôt !

@ Delcourt / Léraud & Van Hove

Cet été encore, la Bretagne est soumise à un « véritable tsunami » pour reprendre les propos de l’eurodéputé Yannick Jadot. Et ça ne risque pas de s’arranger. Même à Toulouse, les algues vertes prolifèrent sur les bords de la Garonne… Que faudrait-il faire pour inverser la tendance ?

Inès Léraud. En ce qui concerne les algues dans la Garonne je ne peux pas me prononcer car je ne connais pas (encore) bien les phénomènes d’eutrophisation en eau douce. Mais en Bretagne, c’est clair, et difficile à entendre pour notre société : il faut changer le modèle agricole dominant, sortir complètement de l’agriculture intensive, réduire drastiquement la pression animale, éviter toute culture de céréales nécessitant des engrais, augmenter la surface de prairies, et ce au moins sur les bassins versants concernés par les algues vertes,

Finalement, les solutions sont les mêmes que celles permettant de diminuer les émissions de CO2 et méthane, responsables du changement climatique, dans notre atmosphère !

Les agriculteurs et les consommateurs sont aujourd’hui prisonniers de leurs conditions d’existence matérielles, qui souvent les empêchent de tendre vers l’écologie.

L’important, on le voit dans les pages de votre livre, c’est de changer les mentalités. Mais ce n’est pas gagné…

Inès Léraud. Changer les mentalités de qui ? A nos yeux avec Pierre Van Hove, changer les mentalités des gens en général c’est un enjeu mineur par rapport à changer celles des décideurs économiques et politiques ! D’ailleurs, selon nous, ces derniers se dédouanent beaucoup de cette façon : “c’est aux consommateurs de changer”, “c’est aux agriculteurs de changer de mentalité”, “nous on n’y peut pas grand-chose…” Avec Pierre, on n’est pas d’accord avec cette version des faits. Les agriculteurs et les consommateurs sont aujourd’hui prisonniers de leurs conditions d’existence matérielles, qui souvent les empêchent de tendre vers l’écologie. Le mouvement des Gilets Jaune l’a bien rappelé. On voit par ailleurs que tout le système agricole a radicalement changé après-guerre sur décision politique. Il faudrait aujourd’hui des décisions politiques en faveur d’une plus juste répartition des subventions et des richesses ; une mise en valeur des projets agricoles alternatifs. Or le Conseil régional de Bretagne, par exemple, tout en prétendant instaurer “le bien manger” dans la région, continue de soutenir, via des subventions notamment, de gros projets agro-industriels (cause des marées vertes) !

@ Delcourt / Léraud & Van Hove

Un mot sur la mise en images signée Pierre Van Hove, à la fois sobre, précise et épurée, avec une petite touche d’humour qui permet, je trouve, d’alléger un peu le propos. C’était voulu ? Nécessaire ?

Inès Léraud. Pierre est un créateur, je n’ai aucune prise sur lui ! Il s’est énormément imprégné de l’enquête, on est allé ensemble en Bretagne pour rencontrer différents témoins de tous bords afin qu’il se fasse un avis personnel. Il a aussi mené ses propres recherches sur internet et dans des livres, il a lu plein de choses sur l’histoire de l’agriculture. Je ne savais absolument pas ce qui allait sortir de tout ça. J’avais écrit un scénario, qu’il pouvait, par le dessin, “interpréter” de mille façons, comme un musicien devant une partition. J’imaginais qu’il ferait un truc grave et sérieux. Et un jour, il m’a envoyé ses premières planches, dans ce style léger, simple, souvent drôle ou ironique. J’ai tout de suite été subjuguée par l’intelligence du découpage, de la mise en scène. Ensuite avec Mathilda, la coloriste, ils ont choisi de mettre des couleurs pop ce qui a achevé de m’étonner et de me plaire.

Propos recueillis par Eric Guillaud le 15 août 2019

Algues vertes, l’histoire interdite d’Inès Léraud et Pierre Van Hove. La Revue dessinée / Delcourt. 18,95€ La chronique de l’album ici

L’enquête qui dérange : « Algues vertes, l’histoire interdite » d’Inès Léraud et Pierre Van Hove

L’état est-il là pour nous protéger ou pour assurer sa survie ? C’est la question que le lecteur peut légitimement se poser à la lecture de ce livre publié par La Revue dessinée et Delcourt, une enquête au long cours sur les algues vertes qui empoisonnent les plages bretonnes depuis des décennies…

A l’heure où la Bretagne subit une nouvelle marée verte, « un véritable tsunami » pour reprendre les propos de l’eurodéputé Yannick Jadot, l’enquête de de la journaliste Inès Léraud et du dessinateur Pierre Van Hove a le mérite de remettre le phénomène en perspective et de nous questionner sur son origine.

Pourquoi ce silence ? Pourquoi ce déni ? Nous pouvons en effet tous nous interroger sur l’attitude de l’état face à ce phénomène apparu dans les années 60 sur le littoral breton, phénomène qui s’est amplifié avec le temps et aurait provoqué la mort à ce jour de 3 personnes et d’une quarantaine d’animaux, sangliers, chiens, chevaux…), tous asphyxiés par l’hydrogène sulfuré (H2S) émanant des algues en putréfaction.

Un silence, un déni et peut-être même une entrave à la manifestation de la vérité, c’est en tout cas ce que laisse supposer cette enquête. Entre la disparition d’échantillons en laboratoire, la non transmission de résultats d’autopsies, les courriers aux autorités sanitaires restés sans réponse et les pressions exercées sur les lanceurs d’alerte, le tableau est effectivement plutôt sombre et troublant dans un pays démocratique comme le nôtre.

Selon la journaliste Inès Léraud, l’état a depuis 2006 la preuve formelle que l’H2S produit par les marées vertes est mortel. « Et s’il avait tenu compte des alertes du Dr Pierre Philippe (urgentiste à Lannion) il l’aurait été 17 ans plus tôt! »

______________________________________________

L’interview complète d’Inès Léraud est à retrouver ici

______________________________________________

C’est toute cette mécanique caractéristique d’une politique de l’autruche que l’ouvrage met ici en évidence en cherchant des explications dans notre présent mais également dans notre passé, avec la mutation de la société paysanne, l’industrialisation de l’agriculture, le remembrement, l’apparition des élevages de porcs hors-sol…

Et plutôt que de relater cette enquête avec un médium classique, si tant est que la presse écrite, la radio ou la télévision soient encore des médiums classiques, la journaliste Inès Léraud et le dessinateur Pierre van Hove on opté pour la bande dessinée. « Ça à l’exigence d’un livre, tout en ayant le côté divertissant d’un film », explique Inès Léraud. « A travers le scénario de cette BD, je devais restituer la complexité de l’histoire, tout en la rendant fluide, agréable à lire, avec des personnages vivants, incarnés ».

Résultat, un récit d’un peu plus de 130 pages très documenté, très détaillé, porté par un graphisme épuré, des couleurs vives et une fine couche d’humour qui apportent un peu de légèreté et rendent le livre accessible au plus grand nombre.

« J’avais écrit un scénario, qu’il pouvait, par le dessin, “interpréter” de mille façons, comme un musicien devant une partition. J’imaginais qu’il ferait un truc grave et sérieux. Et un jour, il m’a envoyé ses premières planches, dans ce style léger, simple, souvent drôle ou ironique. J’ai tout de suite été subjuguée par l’intelligence du découpage, de la mise en scène. Ensuite avec Mathilda, la coloriste, ils ont choisi de mettre des couleurs pop ce qui a achevé de m’étonner et de me plaire ».

En complément, un dossier d’une trentaine de pages réunit en fin d’ouvrage articles de presse, courriers, rapports de la DDASS, bibliographie et repères chronologiques…

Eric Guillaud

Algues vertes, l’histoire interdite de Inès Léraud et Pierre Van Hove. La Revue dessinée / Delcourt. 18,95€

@ Delcourt / Léraud & Van Hove

07 Août

Pages d’été. Jane, une adaptation libre et réussie du roman de Charlotte Brontë par Ramon K. Pérez et Aline Brosh McKenna

C’est l’été, les doigts de pied en éventail, le cerveau en mode repos et enfin du temps pour lire et éventuellement rattraper le retard. Sur la table de chevet, quelques livres en attente. C’est le moment…

Pour tout vous dire, ce bouquin-là, je l’ai remonté plus d’une fois au sommet de ma pile de livres à lire d’urgence avant qu’il ne redescende sous l’effet de je ne sais quelle priorité absolue. Six mois à faire du trampoline avant d’atterrir un beau soir d’été sur ma table de nuit.

Et je ne regrette en rien d’avoir attendu, non pas qu’il m’ait déçu, bien au contraire, mais Jane mérite beaucoup mieux qu’une lecture accélérée pour cause d’actualité éditoriale intense. Jane est un pur délice ! Normal me direz-vous puis qu’il s’agit ni plus ni moins de l’adaptation d’un autre délice, un grand classique de la littérature anglaise, Jane Eyre, premier roman de l’Anglaise Charlotte Brontë écrit en 1847. Normal peut-être mais toutes les adaptations ne sont pas des réussites. Là oui !

Au talent de Charlotte Brontë est venu s’ajouter, comme une deuxième couche, le talent des deux auteurs responsables et coupables de l’adaptation, la scénariste et réalisatrice Aline Brosh McKenna (Le diable s’habille en Prada...) et le dessinateur de comics multiprimé Ramon K. Pérez (Jim Henson’s Tale of Sand…).

Alors bien sûr, certains regretteront leurs partis pris, notamment la transposition du récit dans notre monde contemporain et dans la ville de New York, ôtant du coup l’atmosphère so british du roman mais l’histoire tient véritablement debout. On y retrouve bien évidemment les principaux personnages, à commencer par Jane, la jeune orpheline, et Edward Rochester, le riche et mystérieux homme d’affaires avec qui elle vivra une histoire d’amour passionnelle malgré la différence d’âge et de classe sociale, malgré aussi un terrible secret qui hante l’immense et glacial appartement de Rochester.

Parfait pour la plage !

Eric Guillaud

Jane, de Ramon K. Pérez et Aline Brosh McKenna. Glénat. 18€

@ Glénat / Brosh McKenna & K. Pérez