30 Mai

La Fortune des Winczlav : Jean Van Hamme et Philippe Berthet poursuivent l’exploration des origines de Largo Winch

On le pensait rangé des BD mais non, Jean Van Hamme continue ce qu’il a toujours merveilleusement réussi à faire, à savoir nous raconter des histoires, et notamment celle de Largo Winch ou plus exactement celle de ses ancêtres. Le deuxième volet de la trilogie La Fortune des Winczlav vient de paraître. Nous sommes en 1910 quelque part dans l’état de l’Oklahoma et les origines de l’empire Largo Winch se précisent…

Extrait de la couverture © Dupuis / Van Hamme & Berthet

Souvenez-vous, tout a commencé du côté du Monténégro en 1848 avec un jeune médecin, Vanko Winczlav, obligé de fuir son pays après avoir soutenu une insurrection paysanne contre la tyrannie du prince-évêque. Nous l’avons suivi jusqu’en Amérique où il s’est marié et a trouvé un job d’infirmier avant de se retrouver en prison pour exercice illégal de la médecine, son diplôme n’étant pas reconnu de l’autre côté de l’Atlantique.

Ce nouvel opus débute en 1910, le fils de Vanko, Milan, a fait fortune dans le pétrole avant de mourir dans un ouragan et laisser son propre fils Thomas sans le sou. Pas pour longtemps…

Le pétrole, l’alcool, la politique… les origines de l’empire Largo Winch se précisent dans ce deuxième des trois volets prévus. Toujours pas l’ombre d’un Largo mais un Thomas Winczlav qui change son nom en Thomas Winch et une naissance annoncée, celle de Nerio Thomas Milan Winch qui n’est autre que le père de Largo…

Parler de Largo sans Largo aurait pu passer pour une hérésie, une ineptie. Il faut pourtant avouer que Jean Van Hamme et Philippe Berthet se sortent à merveille de l’exercice avec une saga qui nous fait survoler les siècles, les guerres, les migrations, la ruée vers l’or noir, la prohibition… le tout sous un scénario particulièrement limpide et un dessin pour le moins léché, une ligne claire que l’auteur qualifie de « ligne noire ». On ne s’en lasse pas !

Eric Guillaud

Tom et Lisa, La Fortune des Winczlav (tome 2/3), de Van Hamme et Berthet. Dupuis. 15,95€

© Dupuis / Van Hamme & Berthet

27 Mai

Conan et Marvel, c’est fini ? Pas tout à fait…

La nouvelle est tombée : quatre ans après avoir récupéré la licence officielle de l’œuvre de Robert E. Howard et de son héros le plus célèbre Conan, Marvel va cesser de publier les adaptations des aventures du Cimmérien.

Extrait de la couverture © Marvel / Panini Comics – Collectif

La (longue) histoire d’amour entre MARVEL et Conan n’est plus. En 1970, lorsque l’éditeur historique des Quatre Fantastiques et de Spiderman décide, sous l’impulsion de son scénariste Roy Thomas, de racheter les droits d’adaptation de Conan le barbare, ce héros rustre aux milles aventures n’a plus vraiment la côte. Star des pulps – ces magazines bon marché à destination des adolescents et spécialisés dans le fantastique, l’horreur ou les thrillers – dans les années 30, la mort prématurée de son créateur Robert E. Howard, la mauvaise gestion de son héritage littéraire et le désamour progressif du public l’avait relégué depuis longtemps semble t’il au rang de vestige du passé.

Mais sous la plume de Thomas et le trait onirique du dessinateur britannique Barry Windsor Smith, il devient alors un personnage de bande dessiné fascinant. Un électron libre au sein d’un univers d’heroic fantasy plein de sorciers, de créatures malfaisantes et royaumes fracturés à l’unique but : survivre.

Lorsqu’en 1973 John ‘Big John’ Buscema (Thor, Quatre Fantastiques) prend la succession de Windsor Smith, il amène avec lui un côté plus sanglant et plus adulte. La série devient alors l’une des plus populaires de la Maison des Idées. Mais après des années de succès, la sortie de sa très réussie adaptation cinématographique (starring Arnold Schwarzenegger !) coïncide, hélas, avec le départ de Buscema en 1982. Conan peine alors à retrouver sa fougue d’avant, délaissé de plus en plus par le public.

© Marvel / Panini Comics – Collectif

En 2003, l’éditeur indépendant DARK HORSE (Sin City, Hellboy) récupère la licence et le relance complètement, notamment en travaillant avec des auteurs de la jeune génération, comme Tomas Giorello ou Cary Nord. Sauf que quinze ans plus tard, au moment de renégocier le contrat, MARVEL surprend tout le monde en revenant dans la danse et fini par ramener le barbare ‘à la maison’.

Depuis 2018, en plus de nouveaux titres réguliers, l’éditeur s’est lancé dans une campagne de réédition impressionnante, sortant tous les trimestres ou presque des intégrales (les fameux ‘omnibus’) de 800 pages ou plus des deux grandes séries qui ont fait son bonheur dans les années 70 (Conan The Barbarian et The Savage Sword Of Conan). L’annonce la semaine dernière du choix des ayants droit de cesser leur collaboration avec MARVEL afin d’éditer eux-mêmes leurs propres comics ou autres produits dérivés a donc fait l’effet d’une petite bombe.

© Marvel / Panini Comics – Collectif

Même si l’avenir du cimmérien est encore flou – une série NETFLIX serait prévue, entre autres – on n’en a malgré tout pas tout à fait fini avec lui. Primo, PANINI conserve les droits en France et devrait donc le suivre dans ses nouvelles aventures. Et secundo, il y a encore dans les cartons quelques belles sorties de prévu… Dont ce beau King-Size Conan en grand format (comme le titre l’indique), un recueil contenant six nouvelles histoires courtes indépendantes les unes des autres.

Beau clin d’œil pour les fans, la deuxième du lot Suite Et… Début a été scénarisée par Roy Thomas lui-même qui a accepté de sortir de sa semi-retraite pour l’occasion. Il en a profité pour écrire le prologue du tout premier épisode de la série Conan The Barbarian, un demi-siècle plus tard. Mais le plus joyau de cette collection est la magnifique histoire sans texte signée Esad Ribic qui ouvre le bal. Vingt planches d’une épopée sauvage, mettant en scène un jeune Conan à l’œil vif et déjà déterminé à s’en sortir coûte que coûte. En plus d’avoir intégralement réalisé seul cette prouesse technique (dessin, scénario, couleurs) magnifique, le croate réussi ici à retrouver le souffle épique et sauvage des œuvres d’Howard… Sans une seule ligne de texte lisible.

Les spéculations vont déjà bon train parmi les fans pour savoir qui accompagnera Conan dans ses nouvelles aventures. On espère juste que parmi les dessinateurs présents dans ce King-Size Roberto de la Torre (Tarzan) et Ribic seront invités au banquet pour croiser de nouveau le fer avec lui…         

Olivier Badin

King-Size Conan, collectif. Marvel/Panini Comics. 20

© Marvel / Panini Comics – Collectif

24 Mai

Soixante printemps en hiver d’Aimée De Jongh et Ingrid Chabbert : il n’y a pas d’âge pour la liberté

Même pas prendre le temps de souffler ses 60 bougies et tout plaquer, homme, enfants et petits enfants. Tout plaquer pour enfin vivre comme elle l’entend, comme elle en a décidé. C’est l’histoire de Josy, l’héroïne de cet album signé par la Française Ingrid Chabbert pour le scénario et la Néerlandaise Aimée de Jongh pour le dessin…

© Dupuis / De Jongh & Chabbert

Tout le monde est là, son mari bien sûr, ses deux enfants et ses petits enfants, tous réunis pour le fameux gâteau d’anniversaire et les bougies. 60 bougies, soixante printemps en plein hiver. Mais Josy n’a pas l’intention de les souffler. Au lieu de cela, elle annonce à toute sa petite famille qu’elle part.

Sa valise est prête, elle sort le van Volkswagen du garage et la voilà partie sur un air de Bashung, Le Nuit je mens, devant la famille médusée.

Direction l’aventure, enfin pas trop loin quand même, Josy trouve refuge sur une aire de parking où elle fait la connaissance d’une autre naufragée de la route et de la vie, Camélia. La jeune femme vit seule avec son fils de 8 mois dans une caravane après avoir fui un mari volage.

Une histoire d’amitié est née entre Josy et Camélia mais c’est une autre histoire qui attend Josy, une histoire d’amour, une vraie histoire d’amour avec une autre femme. Elle rêvait d’un nouveau départ, elle est servie…

Impossible de ne pas se remémorer Lulu femme nue d’Etienne Davodeau même si l’histoire s’en éloigne avec ce changement – tardif – d’orientation sexuelle pour l’héroïne. Pour le reste, Soixante printemps en hiver est un bel album humaniste où l’on croise beaucoup de femmes et très peu d’hommes, une BD qui nous parle de liberté, d’amour, de sexe, au-delà des tabous, au-delà de la bienséance imposée par la société patriarcale, le tout avec une mise en images classique mais pleine de charme réalisée par la talentueuse Aimée de Jongh, auteure précédemment de Jours de sable, Le Retour de la Bondrée ou encore Taxi!.

Eric Guillaud

Soixante printemps en hiver, d’Aimée De Jongh et Ingrid Chabbert. Dupuis. 23€

22 Mai

Poutine, Erdoğan, Ceaușescu, Mobutu… Quand la BD s’intéresse aux dictateurs et assimilés

Hommes forts, dictateurs, autocrates, tyrans… appelez-les comme vous voulez mais une chose est sûre, ces quatre-là ne donnent pas envie d’essayer la dictature comme l’a un jour proposé Emmanuel Macron à ceux qui ne voient plus la France comme une démocratie. Manipulations, assassinats, tortures, presse muselée, opposition bâillonnée, pouvoirs concentrés… Quatre BD pour nous faire réfléchir !

On commence avec Erdogan, le nouveau sultan, un livre de plus de 300 pages signé par deux opposants au régime en place dans leur pays respectif, le journaliste turc Can Dündar et le caricaturiste et illustrateur égyptien Mohamed Anwar. Exilés à Berlin, les deux hommes se sont rencontrés chez l’éditeur allemand David Schraven en 2017 autour d’un projet de roman graphique sur l’homme fort d’Ankara. Avec chacun sa propre histoire, sa propre culture, Can Dündar et Mohamed Anwar retracent le parcours d’Erdoğan depuis sa plus tendre enfance jusqu’à son accession au pouvoir dans les années 2000, d’abord comme Premier ministre puis comme Président de la République. Trois ans et demi de travail ont été nécessaires pour réaliser ce livre, trois ans et demi d’écriture, de mise en images mais aussi de recherche de documentation et de vérification des sources, les auteurs souhaitant dès le départ avoir une approche plus journalistique que partisane même si, et on peut les comprendre, le résultat n’est pas franchement à la gloire d’Erdoğan ! Une biographie très documentée, un bon boulot, passionnant de bout en bout, éclairant sur la politique turque et au-delà sur les enjeux géopolitiques mondiaux. Difficile de ne pas penser en ce moment au rôle joué par la Turquie dans la guerre en Ukraine ! (Erdogan, le nouveau sultan, de Dündar et Anwar. Delcourt. 21,90€)

La guerre en Ukraine. C’est justement par elle que débute ce deuxième livre pourtant publié en septembre 2021, donc bien avant l’invasion russe, aux éditions Myriad en Angleterre. L’auteur Darryl Cunningham a tenu à ajouter pour cette édition française sortie le 11 mai dernier deux pages d’introduction où il exprime sa non surprise face aux récents événements par ces quelques mots : « C’est une escalade qui était inévitable, car personne n’a cherché à l’arrêter ». Mais qui est vraiment Poutine ? Comment est-il arrivé au sommet du pouvoir ? Comment avec ses origines hyper-modestes a-t-il pu devenir président de la fédération de Russie ? Et comment s’est-il imposé sur la scène internationale comme un interlocuteur incontournable et pire encore comme l’un des hommes les plus influents sur le devenir de notre monde ? C’est à toutes ces questions que tente de répondre le scénariste et dessinateur Darryl Cunningham à travers un récit bien évidemment parfaitement documenté, au scénario limpide, au graphisme épuré et efficace. (Poutine l’ascension d’un dictateur, de Cunningham. Delcourt. 19,99€)

Si les deux premiers ouvrages relèvent de la biographie ou du documentaire, celui-ci appartient à la fiction et même à la comédie avec bien sûr un contexte historique bien réel, et pas franchement joyeux, celui de la Roumanie sous l’ère du dictateur Nicolae Ceausescu, le fameux génie des Carpates comme il se surnommait lui-même. Aurélien Ducoudray au scénario, Gaël Henry au dessin et Paul Bona aux couleurs nous invitent ici à plonger dans ce passé pas si lointain à travers sept personnages amenés à se croiser dans un monde ubuesque, cauchemardesque, un poète, un clown, un étudiant, une femme de ménage, une secrétaire…, aucunement de dangereux criminels ou opposants au régime en place, plutôt des gens ordinaires qui tentent de vivre leur vie ordinaire jusqu’au moment où ils se font embarqués, amenés par ce qui pourrait être la Securitate, la Stasi locale, et condamnés. Mais condamnés à quoi ? Peut-être à prendre en main leur destin. Décalé, drôle, on retrouve bien dans cet album l’esprit d’Aurélien Ducoudray qui s’attache toujours à montrer le monde, la réalité au prisme de la fiction. (L’Ours de Ceausescu, de Ducoudray, Henry et Bona. Steinkis. 20€)

Ni vraiment documentaire, ni vraiment fiction, un peu des deux à la fois, T’Zée, Une tragédie africaine est un docu-fiction imaginé par Appollo et dessiné par Brüno, docu-fiction qui nous emmène au coeur de la forêt équatoriale, dans le palais d’un dictateur qui vit les dernières heures d’un règne sans partage. Emprisonné, donné pour mort, T’Zée réapparait dans son palais auprès des siens mais ne pourra qu’assister impuissant à l’effondrement de son régime. Tragédie en cinq actes largement inspirée du parcours de Mobutu mais aussi de quelques autres tyrans de l’Afrique noire, T’Zée, Une tragédie africaine sonne plus vrai que vrai, un voyage au cœur de ces puissants qui se pensent au-dessus de tout le monde, aussi mégalomanes que dangereux. Un récit puissant magnifiquement mis en images par Brüno et en couleurs par Laurence Croix. (T’Zée, Une tragédie africaine, d’Appollo et Brüno. Dargaud. 22,50€)

Eric Guillaud

18 Mai

Marzi : un morceau d’histoire en intégrale

Publié entre 2005 et 2017 aux éditions Dupuis, le récit autobiographique de Marzena Sowa et Sylvain Savoia a connu différentes collections et formats au fil des rééditions. En 2019, il rejoint la collection Aire Libre dans une superbe version intégrale définitive dont le deuxième et dernier tome vient de sortir…

© Dupuis / Sowa & Savoia

Cette série des éditions Dupuis a eu une destinée peu commune. Publiée depuis 2005 dans une édition classique, grand public, elle ne semble pas trouver son public et végète jusqu’au jour où la maison d’édition a la lumineuse idée de la publier, en parallèle, dans un volumineux format roman graphique de 264 pages.

Le premier volet sort en 2008 et réunit les trois premiers albums. Les couleurs ont laissé place à une bichromie grise et rouge, les pages ont été remontées avec quatre cases maximum sur chacune d’elles, des dessins ont été ajoutés et hop, comme par magie, Marzi devient une toute autre bande dessinée qui intrigue et surprend. Et c’est véritablement l’engouement au sein de la presse, du public et des festivals.

Le second volet, publié en 2009, reste bien évidemment calqué sur le même principe avec la réédition des tomes 4 et 5 accompagnés d’un cahier documentaire intitulé Journal d’un voyage et racontant le retour de la scénariste Marzena Sowa en Pologne, 20 ans après son enfance et la chute du mur.

En 2011 sort le sixième volet et en 2017 le septième.

À partir de 2019, à l’occasion des 30 ans de la chute du mur, les éditions Dupuis rééditent cette fois la série en intégrale grand format et couleur. Le deuxième volume vient de sortir. Il réunit les albums 5 à 7 ainsi que des histoires courtes inédites et de splendides illustrations pleine page.

À travers son quotidien de petite fille, Marzena Sowa apporte un témoignage essentiel sur la Pologne communiste des années 80, celle de Jaruzelski et de Walęsa, celle de Solidarność et des grèves dans les mines, celle encore de l’état de siège et de la pénurie, et plus tard de l’ouverture du pays sur le monde.

« Je suis née en Pologne lorsqu’elle vivait de grands changements… », explique Marzena Sowa, « Je la regardais se rebeller, je la regardais rêver. Et j’ai vu ses rêves se réaliser. Cela m’a permis de croire qu’avec de la persévérance et de la force de caractère, on pouvait changer le monde « .

Toujours aussi passionnant !

Eric Guillaud

Marzi, une enfance polonaise 1989 – 1996. Intégrale tome 2. Dupuis. 27€

© Dupuis / Sowa & Savoia

15 Mai

Lady Jane : deuxième partie d’un triptyque signé Michel Constant autour des dégâts du thatchérisme

Après La Dame de fer, Michel Constant retrouve l’Angleterre pour une histoire qui trouve une nouvelle fois ses racines dans les années Thatcher avec cette loi contestée mais toujours en vigueur, le Children Act…

extrait de la couverture © Futuropolis / Constant

Qu’est-ce que le Children Act ? Il s’agit d’une loi entrée en vigueur au Royaume-Uni sous l’ère Thatcher, dont l’objectif est de protéger les enfants et d’assurer leur bien-être, y compris en dehors de leur famille s’il y a le moindre risque qui pourrait aller à l’encontre de leurs intérêts. Merci Wiki.

Sur le papier, la démarche est louable mais sur le terrain, nombre de dérives auraient été observées. Des enfants retirés à leur famille sur simple soupçon ou sur des critères qui pourraient laisser songeurs, des parents qui perdent leurs droits sur leurs enfants y compris celui de rentrer en contact avec eux.

Retour à notre histoire, ou plus exactement celle écrite par Michel Constant, Lady Jane n’a à priori rien à voir avec la chanson des Rolling Stones, notre héroïne, Jane, la quarantaine, vend des gaufres du côté de Kingsdown, station balnéaire de la côte est de l’Angleterre. Elle vit seule, se confie peu, apparaît mystérieuse, jusqu’à ce qu’elle se prenne d’affection pour Emma, une gamine de 18 ans, à qui elle propose de venir la suppléer dans sa guérite. Très vite naît une grande complicité entre les deux mais Emma sent que le passé de Jane est lourd, trop lourd pour elle. Qu’a-t-elle vécu dans sa jeunesse ? Une histoire d’amour qui s’est mal terminée ? En quelques sortes…

L’air de rien, ou plus exactement sur le ton de la comédie sociale, Michel Constant aborde avec ce triptyque les ravages de l’ère Thatcher, sa politique d’austérité dans le premier volet, La Dame de fer, le Children Act dans celui-ci, avec dans les deux cas un portrait d’hommes et de femmes emprunt d’humanité. Un beau regard sur l’Angleterre avec bien évidemment, et jusque dans le titre, des références à la pop et au rock d’outre-Manche. Rolling Stones, Black Sabbath, Who et autres Cure font partie du décor…

Eric Guillaud

Lady Jane, de Michel Constant. Futuropolis. 15€

© Futuropolis / Constant

Space Connexion ou la culture pulps US revisitée par deux Français

Deux gars bien de chez nous, dont le scénariste du déglingos Monkey Bizness, rendent hommage à leur façon à la BD populaire fantastique des années 40 et 50 avec l’aide appuyée de quelques petits hommes verts et d’un humour corrosif…

 

Près d’un siècle après son lancement, la culture pulps fascine toujours. Les pulps ce sont ces magazines – d’abord de petites nouvelles, puis à partir des années 40, de comics – faits avec du papier bon marché et vendus limite à la sauvette pour quelques pièces, à destination avant tout de quelques nerds puis d’adolescents en manque de sensations fortes. En plus d’avoir servi de rampe de lancement à de nombreux futurs grands auteurs (Ray Bradury, HP Lovecraft, Robert E. Howard etc.), ces publications trop souvent ignorées voire moquées à leur époque ont surtout servi de laboratoire. En fait, elles ont souvent offert à ses nombreuses petites mains, souvent payées une misère, une liberté éditoriale totale, leur permettant ainsi de défricher souvent ce qui était alors considéré comme des sous-genre littéraires (roman policier, fantastique, horreur) sans aucune contrainte. Autre particularité : le format étant souvent court car plus ou moins calqué sur celui des feuilletons du début du siècle, les récits étaient souvent assez ramassés avec un rythme soutenu.

© Glénat / Eldiablo et Romain Baudy

Depuis en gros une trentaine d’années, les pulps ont droit à une réhabilitation bien méritée. Aux États-Unis, certains éditeurs se sont même spécialisés dans les rééditions plus ou moins luxueuses, comme DARK HORSE avec le catalogue EC COMICS par exemple. En France, DELIRIUM a aussi rendu à nouveau disponible des récits des magazines CREEPY, EERIE ou VAMPIRELLA. Un travail salvateur qui a ensuite poussé des auteurs contemporains a, à leur tour, tenter d’émuler ce style délicieusement rétro. Un style qui, sous couvert d’histoires horrifiques pleines de bestioles gluantes, permet quelques critiques bien senties de notre société et de ses travers nombrilistes.

Or si le scénariste Eldiablo et le dessinateur Romain Baudy s’essayent à leur tour à cet exercice plus ou moins périlleux, ils ne le font pas sur les mêmes bases. Car contrairement à l’écrasante majorité, eux n’ont pas tenté graphiquement de restaurer le style dans son jus, préférant au contraire une approche plus actuelle, mais tout en conservant l’esprit frondeur et brut.     

© Glénat / Eldiablo et Romain Baudy

Intitulé Space Connexion et réparti sur deux volumes (le premier, Darwin’s Lab est déjà disponible), cette mini-anthologie regroupe comme il se doit des histoires courtes allant de 7 à 20 planches. Leurs points communs ? L’omniprésence de races extra-terrestres… Et de la bêtise humaine ambiante. Dès qu’ils se retrouvent face à des aliens tentant de les sauver d’une pandémie mondiale (cela vous rappelle quelque chose peut-être ?), de les étudier pour mieux les comprendre ou pour les empêcher de piller une terre ancestrale, les hommes ont forcément les mauvaises réactions ou font les mauvais choix, ce qui les amène invariablement à la même impasse. Les cinq récits compilés dans ce premier tome racontent donc chacun à leur façon la même chute en quelque sorte mais avec le même humour très acide et toujours croqué de façon quasi-cartoonesque. À la fois un hommage et une tentative plutôt réussis de s’approprier cette sous-culture de l’histoire de la BD populaire du milieu des années 50 encore trop méconnue en France.

Olivier Badin

Space Connexion – 1 : Darwin’s Lab d’Eldiablo et Romain Baudy. Glénat. 15,50 €

11 Mai

Lefranc : 70 ans d’aventures pied au plancher

Les aventures de Lefranc fêtent cette année leurs 70 ans. À cette occasion, la maison d’édition Casterman sort le grand jeu, une nouvelle aventure sur un synopsis orignal de Jacques Martin, un beau livre autour des voitures de Lefranc et deux expositions dans la ville de Molsheim en Alsace, berceau de la marque Bugatti…

Extrait de la couverture © Casterman / Martin, Régric & Seiter

Les plus âgés d’entre vous ou les plus fervents amateurs de la série se souviennent certainement de La Grande menace, première aventure de Lefranc publiée dans le journal Tintin à partir de mai 1952 et en album aux éditions du Lombard en 1954. Jacques Martin posait dès les premiers pages les bases de ce qui fera le succès de la série, à savoir une bonne dose d’aventure dans un monde contemporain menacé d’un péril imminent, notamment ici nucléaire, mais qui prendra la forme ailleurs d’actes terroristes, de guerre du pétrole ou encore de fabrication d’armes bactériologiques, autant de thématiques qu’il lui importait d’aborder.

« Je tiens à traiter certains thèmes qui me sont chers… », disait-il, « l’esclavage, l’abus de pouvoir, la course à la puissance, le complot politique, la faillibilité du chef militaire, l’esprit de caste, le colonialisme, etc. Sujets que j’entends illustrer comme il me convient ». À savoir par lui-même dans un premier temps puis en choisissant ces dessinateurs par la suite.

© Casterman / Martin, Régric & Seiter

Le 33e et dernier album en date s’appelle Le Scandale Arès et a été construit sur un synopsis inédit de Jacques Martin à partir d’une simple interrogation : Et si la France avait disposé en juin 1940 d’un avion de chasse révolutionnaire capable de détruire une colonne de chars allemands en un éclair ?

L’histoire commence ainsi, en juin 1940 quelque part du côté de Luxeuil-les-Bains par la destruction d’une colonne de chars allemands par deux avions surgis de nulle part, deux avions qui ne ressemblent à aucun modèle connu et dont l’un d’eux finit dans une mare. L’officier Karl von Lieds est l’unique survivant de cette attaque. Il mourra quelques mois plus tard sur un autre front non sans laisser derrière lui un dossier avec photos à l’appui sur cette affaire. Seize ans plus tard, la fille de l’officier confie à Lefranc le soin d’enquêter sur ces mystérieux avions…

Des avions aux voitures, il n’y a qu’une ellipse ou un trait, Jacques Martin était un véritable passionné du monde automobile et il lui a bien rendu au cours de sa carrière d’auteur de BD, notamment dans les aventures de Lefranc. Pas une histoire, pas une page sans l’une de ces fameuses autos, depuis l’Alfa Romeo Giuletta que l’on retrouve dans cette nouvelle aventure jusqu’à la Traction avant, en passant par la Chrysler Saragota, la Ferrari 250 MM berlinetta, la Mercedes 190 SL cabriolet… elles ont toutes leur importance dans les histoires de notre héros. L’album Les voitures de Lefranc en apporte la preuve, réunissant quantité d’illustrations et un récit inédit de Régric et Seiter baptisé Le Rallye de la route des vins. 

Enfin, les deux expositions consacrées à Lefranc se tiendront en Alsace, dans la ville de Molsheim, du 18 mai au 18 septembre pour « Les Mondes de Jacques Martin » et du 6 juillet au 18 septembre pour « Les voitures de Lefranc ».

Eric Guillaud 

Plus d’infos sur les expositions ici

Les Voitures de Lefranc, de Martin. 25€

Les Aventures de Lefranc, Le scandale Arès (tome 33), de Martin, Régric et Seiter. 11,95€

09 Mai

Le robot est-il l’avenir de l’homme ? Réponse avec R.U.R. une adaptation en BD de l’oeuvre de Karel Capek par Katerina Cupova

Pièce de théâtre écrite en 1920 par l’auteur tchécoslovaque Karel Čapek, R.U.R. revient à la lumière un siècle plus tard grâce au talent de la jeune Tchèque Katerina Cupová qui en offre une bluffante adaptation BD aux éditions Glénat, un beau bouquin écrit par une humaine pour des humains…

Savez-vous d’où vient le mot robot ? Précisément de cette pièce de théâtre écrite il y a un peu plus de cent ans par Karel Čapek. L’homme aurait été le premier à l’utiliser dans sa version tchèque, à savoir robota, qui signifie travail forcé.

Jouée à New York dès 1922, à Paris en 1924 avec notamment Antonin Artaud, R.U.R. traverse le siècle, un siècle de robotisation à outrance, pour se retrouver aujourd’hui adaptée en bande dessinée par une jeune auteure dont on devrait logiquement beaucoup entendre parler de ce côté-ci de l’Europe après qu’elle ait obtenu un prestigieux Golden Ribbon Award dans son pays.

Il fallait déjà penser à ressortir ce texte de la naphtaline, non seulement elle y a pensé mais elle l’a adapté avec un certain panache. Tout est réuni pour attiser notre curiosité, une couverture hypnotique, un trait élégant qui rappelle les illustrations des années 30, des planches colorées, une magnifique héroïne, un rythme soutenu, ce qui n’est jamais gagné quand on adapte une pièce de théâtre par essence plus proche du huis clos que du space opera, et des robots au centre de tout, des robots à forme humaine qui ne connaissent pas la crise, ils ne connaissent surtout pas la peur, le plaisir, le désir, l’amour, le sexe… Leur vie, une vingtaine d’années à tout casser, déjà l’obsolescence programmée, est toute entière vouée à libérer l’homme du travail. Et il y en a du travail !

© Glénat / Cupova & Capek

C’est dans l’usine qui les fabrique que se déroule l’histoire, la R.U.R., la Rossum’s Universal Robots. 20000 unités y sont construites chaque jour sans que personne n’ai rien à redire. Jusqu’au jour où débarque une jeune femme, Helena Glory, fille du président mais aussi représentante de la ligue de l’humanité. Helena Glory n’admet pas que les robots soient traités comme de vulgaires mécaniques sans âme.

« Seigneur, les robots sont des êtres humains comme moi, comme tout le monde. Cela manque tant de dignité ».

Mais la révolte sera pour un autre jour car très rapidement, Helena se marie avec le directeur de l’usine. Les années passent, les robots sont de plus en plus nombreux, partout, pour tout, à en devenir totalement indispensables. Et puis, un beau jour, les robots arrêtent d’obéir aveuglément et se rebellent…

Impossible de ne pas penser au film Les Temps modernes de Charlie Chaplin, comme lui, R.U.R. est un réquisitoire contre la société industrielle et robotique, contre cette déshumanisation grandissante et contre ce monde du travail aliénant. Bien sûr, ces thématiques ont depuis largement été reprises et développées mais R.U.R. même s’il affiche un petit côté gentiment désuet, pose toujours un regard assez féroce sur notre monde.

Eric Guillaud

R.U.R., de Katerina Cupova d’après l’oeuvre de Karel Capek. Editions Glénat. 25€

© Glénat / Cupova & Capek

04 Mai

Nouvelle adaptation ciné du Doctor Strange : étrange mais pas trop ?

Le réalisateur Sam Raimi est-il soluble dans le désormais tentaculaire et parfois écrasant univers MARVEL ? Aujourd’hui sort la nouvelle adaptation cinématographique des aventures du héros le plus mystique de la « Maison des Idées ». Premières impressions…

extrait de l’affiche

Non, le réalisateur culte de la trilogie Evil Dead n’est pas un débutant dans l’univers MARVEL. Au contraire, aux côtés de Bryan Singer et de son X-men, il a même contribué à lancer le mouvement des films de super-héros il y a pile-poil vingt ans avec la toute première adaptation ciné de Spider-Man. Sauf qu’après deux autres suites et pas mal de démêlés avec la production, il avait laissé le gouvernail à d’autres pour voguer vers de nouvelles aventures, sans deviner que le monstre de Frankenstein qu’il avait contribué à créer allait devenir par la suite le mammouth qu’il est devenu aujourd’hui.

Son retour dans le giron familial si l’on peut dire était donc sur le papier un excellent ‘coup’. Au moment où malgré le carton monumental de Spider-Man : No Way Home (avec plus de sept millions d’entrées rien qu’en France) on sent un public à deux doigts de la saturation, récupérer ainsi un réalisateur-auteur à la patte respectée et ayant déjà fricoté avec les super-héros a rassuré les fans.  Surtout lorsque fut annoncé que le berceau sur lequel il allait se pencher était celui de Doctor Strange.

De tous les héros MARVEL, le docteur en arts mystiques Stephen Strange a toujours été le plus psychédélique. Ancien chirurgien devenu magicien, c’est avec lui et grâce à ses nombreux voyages astraux ou dans d’autres dimensions que son co-créateur le grand Steve Ditko avait pu se lâcher complètement, jouant aussi bien avec les formes que les couleurs délirantes et novatrices à une époque (les années 60) où un certain conservatisme régnait encore pas mal dans le monde des comics. Sous la plume de Gene Colan une décennie plus tard, le personnage a ensuite surfé avec succès sur la popularité du style occulte ou horrifique suscité par des films comme L’Exorciste ou Damien La Malédiction pour devenir encore plus trippant.

Avec d’un côté l’expertise reconnue de Sam Raimi en matière de films de genre et de l’autre les possibilités désormais quasi-infinies offertes par les effets spéciaux, MARVEL est semble-t-il prêt à faire un pari, allant même pour la première fois jusqu’à promettre un film d’horreur cosmique lovecraftien. Sous-entendu : plus pour les adultes que pour les enfants. On allait voir ce que l’on allait voir !

Au final, le résultat est mitigé. Les fans des comics en auront pour leur argent et pourront repérer toutes les références laissées ci et là exprès pour eux. Ce n’est pas pour rien que le film démarre par une bataille dans les rues de New York contre Shuma-Gorath, créature tentaculaire à œil unique crée par le scénariste Steve Englehart en 1972. On rassure aussi les cinéphiles : oui, on reconnaît le style Raimi d’entrée, avec de nombreux clins d’œil (comme le cameo de son acteur fétiche Bruce Campbell) d’ailleurs un chouïa trop appuyés à l’appui. Seul lui pouvait d’ailleurs s’amuser à transformer ainsi l’un des nombreux alter-ego du Doctor Strange issue d’une dimension parallèle en zombie grimaçant au visage à moitié rongé. Ou encore ‘tuer’ avec panache et un plaisir quasi-sadique certains super-héros (non, pas de spoiler, promis !). Surtout, il le fait avec de vraies idées de cinéma dedans, avec des mouvements de caméras audacieux et décadrages subtils. Lorsque Strange et sa jeune acolyte America tombent à travers plusieurs dimensions, séquence aussi merveilleuse que cruellement courte, on touche même du doigt le merveilleux. On apprécie également que la figure désormais imposée d’un second humour parfois un peu envahissant des autres productions ait été gentiment prié de rester dans son coin sans broncher. Oui, Sam Raimi est bien là. Le problème est qu’il n’est pas tout seul.

Car ces moments, franchement assez jouissifs, doivent hélas trop souvent cohabiter avec des figures imposées qui avaient déjà un peu plombées les autres adaptations. Sans trop de surprise, malgré ses promesses, MARVEL n’a une nouvelle fois pas pu s’empêcher de fourrer son nez partout et d’imposer sa morale, érigeant par exemple la famille en parangon de vertu absolu, empêchant ainsi le film de devenir totalement l’objet déviant et transgressif qu’il aurait pu et dû être. Surtout que ce long-métrage pour une fois assez condensé (‘seulement’ deux heures) embrasse à fonds l’idée des multivers déjà abordé dans la série Wandavion et No Way Home, concept vertigineux d’un nombre infini de mondes parallèles aux différences parfois infinitésimales avec le nôtre. Quitte à parfois perdre un peu le téléspectateur.

Après, même un Sam Raimi obligé de faire des concessions et de se fondre dans un moule reste un grand réalisateur, même si moins corrosif qu’il y a trente ans. Et aux côtés de Hugh Jackman dans le rôle de Wolverine ou de Robert Downey Jr dans celui d’Iron Man, Benedict Cumberbatch est l’une des merveilles incarnations d’un personnage MARVEL, avec ce qu’il faut de classe et de flegme. Même si Doctor Strange In The Multiverse Of Madness n’est pas totalement le coup de tonnerre annoncé, de toutes les productions Marvelesques récentes, elle est l’une de celles où la personnalité à la fois de son héros et de son réalisateur ont le plus réussit à s’imposer… Mais le grand film de super-héros d’auteur dans l’univers MARVEL (Christopher Nolan a lui, déjà, coché la case DC COMICS avec The Dark Knight) reste encore à faire.

Olivier Badin

Doctor Strange In The Multiverse Of Madness de Sam Raimi. En salles depuis le mercredi 4 Mai 2022.