30 Nov

Angoulême 2025. Regard sur la sélection officielle : Les Météores de Jean-Christophe Deveney et Tommy Redolfi aux éditions Delcourt

Pour leur deuxième collaboration, Jean-Christophe Deveney et Tommy Redolfi nous plongent dans une Amérique profonde bien éloignée de la verticalité de New York. Ici, pas de héros, pas de super-héros, mais une ville sans nom, sans âme, peuplée de gens ordinaires aux vies fragiles et éphémères…

« Dans la vie, il n’y a pas de personnages principaux et de personnages secondaires. On a tous notre rôle à jouer ». Tout est là, dans ces quelques mots prononcés par une des protagonistes de l’album.

Dans Les Météores, il n’y a effectivement pas de héros, encore moins de super-héros, mais des gens très ordinaires qui ont une vie très ordinaire. Comme ce bon Flyod qui prend chaque jour le bus de 5h46 trimbalant son énorme carcasse et ses pertes de mémoire, ses « blancs » comme il les appelle avec un brin de poésie. Ou comme Hollie, une jeune assistante de vie qui élève seule son fils et s’auto-persuade d’aimer son job même quand il s’agit d’essuyer les fesses d’un vieillard. Ou encore Don qui est tombé amoureux d’une vendeuse d’Ikea (rebaptisé ici Aeki), où une bonne partie de l’histoire se déroule. Il y a aussi Gary, Charlie, Sammy, Elijah… tous occupés à vivre ou plus surement à survivre, sans éclats ni passions.

Et même lorsqu’une météorite a la fâcheuse intention de vouloir passer un peu trop près de la planète et d’anéantir toute forme de vie, tous continuent leur chemin, sans héroïsme ni panique, résignés comme s’ils ne faisaient eux-mêmes que passer.

Avec Les Météores, Deveney et Redolfi passent de la verticalité de leur précédent album, Empire Falls Building (2021, Éditions Soleil) – qui explorait la construction mystérieuse d’un gratte-ciel new-yorkais – à une horizontalité marquée, renforcée par un format à l’italienne. Ce choix offre une lecture apaisée, presque cinématographique, parfaite pour cette narration où le temps semble suspendu.

Avec un trait léger, des ambiances hivernales, une luminosité basse, une game de couleurs réduite, les auteurs nous attrapent par les yeux pour nous embarquer dans cette histoire qui n’a pas vraiment de début, pas vraiment de fin, déroulant avec poésie des fragments de vies qui laissent entrevoir toute la fragilité de l’humanité. Un récit Intimiste et tellement universel !

Eric Guillaud

Les Météores – Histoires de ceux qui ne font que passer, de Jean-Christophe Deveney et Tommy Redolfi. Delcourt. 34,95€

© Delcourt / Deveney & Redolfi

24 Nov

« C’est toujours un plaisir d’animer les aventures de Spirou et Fantasio » : rencontre avec le dessinateur Olivier Schwartz dans son atelier

L’album précédent nous l’avait laissé pour mort. Un cauchemar pour ses nombreux fans et peut-être bien pour lui-même. Mais Spirou est finalement de retour pour une nouvelle aventure toujours emmenée par le trio composé de Benjamin Abitan et Sophie Guerrive au scénario et du Nantais Olivier Schwartz au dessin…

Olivier Schwartz © France 3 Pays de la Loire / Éric Guillaud

C’est bien simple, les héros ne meurent jamais ! Corto Maltese, Lucky Luke, Astérix et Obélix, Gaston Lagaffe, Blake et Mortimer et tant d’autres ont survécu à leurs créateurs. Alors pourquoi pas Spirou ?

Né en 1938 dans les pages du journal éponyme, Spirou est passé de mains en mains jusqu’à nos jours pour vivre des aventures un peu folles et un peu partout sur la planète. Spirou, c’est 86 ans d’histoire(s), 57 albums, des personnages secondaires mythiques et une bonne vingtaine de dessinateurs et de scénaristes pour l’animer et nous le rendre vivant, au moins dans le cœur de plusieurs générations de lecteurs.

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23 Nov

Fauve d’Angoulême Prix du Public France Télévisions 2025 : devenez membre du jury !

Angoulême 2025 – Les affiches

Décerné par des lecteurs et très convoité par les éditeurs, le Prix du public du Festival de la BD d’Angoulême (FIBD) avait été mis en sommeil lors de l’édition 2019. Cette disparition aura été de courte durée, puisqu’il était de retour dès 2020 sous les couleurs de France Télévisions.

Ce prix, grâce à la passion et l’exigence de ses jurés, a déjà primé cinq jeunes autrices dont les bandes dessinées sont représentatives de la richesse et de la diversité de la jeune création francophone !

  • Lauréate 2024, Bea Lema pour Des Maux à dire (Sarbacane)
  • Lauréate 2023, Sole Otero pour Naphtaline, traduction d’Éloïse de La Maison (Çà et là)
  • Lauréate 2022, Léa Murawiec pour Le Grand Vide (2024)
  • Lauréate 2021, Léonie Bischoff pour Anaïs Nin – Sur la mer des mensonges (Casterman)
  • Lauréate 2020, Chloé Wary pour Saison des roses (FLBLB)

Comment ça marche ?

Un jury de sélection composé de journalistes de France Télévisions spécialistes du livre et de la bande dessinée, va lire durant le mois de décembre, les bandes dessinées de la sélection officielle du Festival. Fin décembre, ils choisiront les huit titres en compétition pour le Fauve – Prix du Public France Télévisions.

Ce jury de sélection est présidé par Augustin Trapenard (La Grande Librairie, France 5) et composé de Camille Diao, (C ce soir – France 5), Francis Forget (France Info culture), Éric Guillaud (France 3 Pays de la Loire), Isabel Hirsch (France 3 Poitou-Charentes), Anne-Marie Revol (Franceinfo canal 27), Adrien Rohard (Télématin – France 2), Noëmie Roussel (Responsable éditoriale numérique Direction de la culture, Culture Prime – France Télévisions) et Raphäl Yem (France Télévisions)

Un jury populaire composé de neuf lecteurs de Nouvelle Aquitaine, choisis suite à notre appel à candidatures, recevra les 8 bandes dessinées en compétition début janvier.

Le 1er février, il se réunira dans les coulisses du Festival d’Angoulême qui se déroule cette année du 30 janvier au 2 février pour délibérer, voter et élire son lauréat.

Le soir même, notre jury populaire remettra son prix au lauréat lors de la Cérémonie des Fauves du Festival d’Angoulême !

Ne tardez plus, écrivez-nous une lettre bien argumentée et exposez les raisons pour lesquelles vous voulez participer à cette nouvelle aventure. Parlez de vous, de votre passion pour la bande dessinée, aussi bien que de vos derniers coups de cœur littéraires…

Pour poser votre candidature, c’est ici. 

17 Nov

Le cas David Zimmerman : une expérience de lecture vertigineuse signée Lucas et Arthur Harari

L’union fait la force ! Les deux frangins Harari qui se sont fait connaître pour l’un dans le septième art et pour l’autre dans le cinéma se retrouvent à la tête d’un projet commun, Le cas David Zimmerman, une  bande dessinée qui fait assurément tourner la tête…

Se réveiller un beau jour dans le corps d’un autre et en l’occurrence dans un corps du sexe opposé. Le sujet est vieux comme le monde ou presque mais au-delà de ce qui pourrait relever du fantasme ou du gag à deux centimes d’euros, il y a une vraie question, une question d’identité, que les frères Harari, Lucas et Arthur, explorent avec bonheur dans cette première œuvre commune.

Les amoureux du neuvième art connaissent inévitablement Harari, prénom Lucas, pour ses albums L’Aimant et La Dernière rose de l’été, deux polars à la mécanique parfaitement huilée parus aux éditions Sarbacane. Quant aux cinéphiles, Harari, prénom Arthur, est à jamais associé à la Palme d’or du Festival de Cannes 2023, Anatomie d’une chute, un film réalisé par Justine Triet avec laquelle il a écrit le scénario. 

© Sarbacane / Lucas et Arthur Harari

Bref ! Autant dire que ce projet à deux têtes était pour le moins attendu, au point d’être soutenu par France Inter et de faire la couverture du magazine DBD du mois de novembre. Et les éloges sont une nouvelle fois unanimes ! Légitimement ?

Oui, légitimement ! Le cas David Zimmerman nous embarque dans un récit vertigineux de 360 pages dont l’intensité ne cesse de croître au fil des pages.

L’histoire ? David Zimmerman est parisien, trentenaire, photographe de profession, plutôt renfermé de caractère, limite déprimé et déprimant. Nous sommes le 31 décembre au soir, son ami Harry passe le prendre pour la soirée du Nouvel an, direction une méga-fête dans un immense appartement. Une nuit de beuverie plus tard, David se réveille avec un mal de tête épouvantable… et un corps de femme !

« C’est un cauchemar… Je vais me réveiller… »

© Sarbacane / Lucas et Arthur Harari

Malheureusement pour lui, tout ceci n’est pas un cauchemar, ni l’effet de l’alcool ou des petites pilules magiques qu’il a ingurgitées la veille. Plus troublant encore, ce corps, ce visage, ces mains, appartiennent à une jeune femme avec laquelle il a eu une aventure dans la nuit. Alors commence pour David, après un moment de flottement bien légitime, la recherche de son corps d’origine…

Voici donc le point de départ de ce récit fantastique sans dynamique érotique ou comique. Les frères Harari voulaient une approche la plus réaliste possible, elle l’est, explorant les thématiques universelles et contemporaines liées à l’identité et bien au-delà de la seule identité de genre puisque la judéité est elle-même au centre du récit, comme la question sociale ou culturelle.

Avec un découpage surprenant, audacieux, des illustrations pleine page qui offrent de belles respirations au récit tout en l’inscrivant dans un Paris contemporain, Lucas et Arthur Harari signent ici un album d’une très grande maîtrise scénaristique et graphique, une intrigue captivante et un vrai plaisir visuel !

Eric Guillaud

Le cas David Zimmerman, de Lucas et Arthur Harari. Sarbacane. 35€

10 Nov

La Ligne de vie : le nouveau Corto Maltese de Canales et Pellejero en territoire maya

Après Nocturnes berlinois, les Espagnols Ruben Pellejero et Juan Diaz Canales sont de retour avec une nouvelle aventure de Corto Maltese au coeur du Mexique des années 1920 et de la guerre des Cristeros…

Mine de rien, ça fait bientôt dix ans que Rubén Pellejero et Juan Díaz Canales ont repris la destinée de Corto Maltese, l’un des plus grands héros du neuvième art imaginé en 1967 par Hugo Pratt.

Dix ans, cinq albums et autant d’aventures qui nous ont emmené de Berlin à Prague, de Venise aux jungles d’Afrique équatoriale, de Tasmanie à Bornéo, de Panama à San Francisco et aujourd’hui au Mexique. Oui, le Mexique, où notre aventurier retrouve, tenez-vous bien, un Raspoutine fraîchement rentré dans les ordres, un Raspoutine en soutane, avec la croix et tout le toutim mais peut-être pas la vocation.

« L’église doit être bien désespérée pour mettre un loup à la tête du troupeau »

Et il n’a pas tort Corto, il peut légitimement s’interroger sur la présence de son meilleur ennemi dans ce coin du monde alors que les Cristeros, une bande de révoltés catholiques, sont en guerre contre les forces gouvernementales et leurs lois anticléricales.

© Casterman / Canales & Pellejero

On peut tout aussi légitimement se demander ce que fait Corto ici. Bouche Dorée lui a confié une mission, négocier un lot d’antiquités mayas auprès d’un archéologue véreux. Mais bien entendu, rien ne se passe comme prévu et Corto se retrouve à convoyer un chargement de munitions pour les Cristeros. Et ça n’a pas grand-chose à voir avec une promenade de santé !

« Il faut vraiment avoir la foi pour voir Dieu au milieu de cette boucherie »

Une boucherie, c’est le mot, et Corto n’a pas l’intention de traîner ses rouflaquettes trop longtemps dans ce paysage d’autant que Bouche Dorée lui a prédit une mort prochaine…

« Écoute Corto. Je ne plaisante pas! La mort te guette et elle parle espagnol »

© Casterman / Canales & Pellejero

C’est toujours un immense plaisir que de retrouver notre Corto international, que ce soit avec le style graphique très singulier de Bastien Vivès associé au scénariste Martin Quennehen ou avec celui, plus classique, et plus aéré sur cet épisode, de Rubén Pellejero associé pour sa part à Juan Díaz Canales. Les deux approches ont su préserver l’essence même des aventures de Corto, l’ADN du personnage, tout en lui garantissant un allongement de sa ligne de vie. Et c’est bien là l’essentiel !

Eric Guillaud

La Ligne de vie, Corto Maltese tome 17, de Canales et Pellejero. Casterman. 17€

« Le grand public préfère les héros valeureux aux vainqueurs pétris de qualité », le skipper Sébastien Destremau raconte le Vendée Globe autrement

Documentaires, films, romans, beaux livres ou bandes dessinées, la mythique course autour du monde n’en finit pas d’agiter l’imaginaire et d’inspirer les auteurs et artistes. En voici une preuve supplémentaire, « Solitaires, une histoire du Vendée Globe », un livre écrit par Sébastien Destremau et Théodore de Kerros, illustré par Laurent Duvoux.

Le Vendée Globe : 200 participants depuis sa création, 114 skippers ayant passé la ligne d’arrivée, 28 000 milles nautique de course en moyenne, des dizaines et des dizaines de jours en mer, des voiliers à plusieurs millions d’euros, des abandons, des chavirages, des sauvetages, des disparus en mer… et au bout de la course, au bout de l’horizon une aventure hors norme, l’Everest des mers comme on a l’habitude de l’appeler.

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09 Nov

Idéal : un premier album remarquable signé Baptiste Chaubard et Thomas Hayman

Sorti en août dernier, Idéal est le tout premier album de bande dessinée d’un tandem formé par Baptiste Chaubard au scénario et Thomas Hayman au dessin, une histoire de couple, d’amour et de désamour, dans un Japon coincé quelque part entre le passé et le futur…

Île de Kino, Japon, 2160. L’île du soleil levant, comme l’ensemble de la planète, a suivi son inexorable chemin vers un avenir peuplé d’intelligences artificielles et d’androïdes en tout genre. Sauf l’Île de Kino. Une bulle préservée par la volonté de quelques hommes et femmes…

Ici, dans ce monde où le temps s’est arrêté à la fin du XXe siècle, vivent Hélène et Edo. On pourrait les croire heureux dans leur villa de luxe largement ouverte sur la mer mais pour eux aussi quelque chose s’est arrêté. Ce quelque chose ne se décrète pas, ne s’impose pas et parfois ne s’explique pas. Edo ne désire plus Hélène comme autrefois !

Pour Hélène, c’est un peu la double peine. Pianiste de renom, elle est déjà confrontée à l’arrivée sur l’île d’une musicienne plus jeune qui pourrait remettre en question sa place au sein de l’orchestre philharmonique.

Pour sauver son couple et reprendre confiance en elle, Hélène décide d’introduire dans son foyer un clone d’elle-même, une intelligence artificielle humanisée, capable d’interpréter les désirs d’autrui. Et bien évidemment, les désirs de son mari. Mais à trop jouer avec le feu, Hélène finit par se brûler les ailes…

Pensée à l’origine comme une histoire de couple avec une apporche érotique, Idéal a pris avec le temps et le travail d’écriture une dimension dystopique et psychologique avec des interrogations légitimes : l’amour est-il voué à s’émousser avec le temps ? Et quel rôle peuvent jouer les IA dans les relations humaines ?

Avec, pour porter ce scénario, le décor raffiné du Japon et des illustrations à la fois inspirées des estampes japonaises et du graphisme européen. La succession de grandes cases aux cadrages symétriques et aux ambiances zen invite le lecteur à s’attarder sur chaque scène et mieux cerner la psychologie des personnages. Un premier album captivant !

Eric Guillaud

Idéal, de Baptiste Chaubard et Thomas Hayman. Sarbacane. 28€

© Sarbacane / Chaubard & Hayman

04 Nov

Spirou, l’espoir malgré tout : le chef-d’oeuvre d’Émile Bravo réédité en intégrale

On aurait tendance à l’utiliser un peu facilement au point de le galvauder mais chef-d’œuvre est bien le mot adéquat pour évoquer ce récit en bande dessinée d’Émile Bravo paru initialement en quatre volets et aujourd’hui réédité en intégrale. Avec rien de plus mais rien de moins que l’immense talent de l’auteur pour nous embarquer en compagnie de Spirou au cœur des années sombres de l’humanité…

En imaginant Le Journal d’un ingénu en 2008, Émile Bravo rêvait de réaliser l’album fondateur de la série Spirou et Fantasio, « celui qui expliquerait, ou du moins remettrait en perspective, les 49 albums parus à ce jour », disait-il alors. Et il l’a fait, bien fait même, en déroulant un scénario intelligent qui répondait à diverses questions autour du personnage, de son histoire, de sa rencontre avec Fantasio, de ce costume de groom qu’il porte encore aujourd’hui… le tout dilué dans une fiction-réalité sur fond de bruits de bottes. La guerre était là, la Pologne avait été envahie, la France et l’Angleterre déclaraient la guerre à l’Allemagne…

L’espoir malgré tout ?

L’Espoir malgré tout débute en janvier 1940, soit quatre mois plus tard. Quatre mois qui n’ont en rien calmé la folie des hommes mais assurément fini de tuer l’insouciance. Les enfants s’amusent encore dans les rues mais à des jeux qui sonnent comme une répétition générale de ce qui va arriver. Et Spirou ? Le Spirou d’Émile Bravo est grave. Il est inquiet, inquiet pour son amoureuse, une Allemande juive et communiste dont il parvient difficilement à avoir des nouvelles. Il est inquiet aussi pour le monde qui glisse tout doucement et surement vers l’apocalypse.

© Dupuis / Bravo

Bruits de bottes 

Et puis c’est la guerre. Les premiers bombardements, les premières ruines, les premiers morts, la peur, les armées alliées en déroute, le peuple en fuite avec soudain cette première image particulièrement forte, Spirou et Fantasio sidérés devant leur premier Allemand. Et quelques pages plus loin, une deuxième image forte, Spirou croisant un défilé de soldats allemands enveloppés de ce bruit de bottes caractéristique qui a tant fait trembler l’Europe et retranscrit ici en quelques CLOM! CLOM! CLOM! bien sentis.

Dans ce monde en guerre, Spirou n’est pas épargné. La mort, les restrictions alimentaires, les collabos, la chasse aux juifs… Le héros assiste médusé au déferlement de haine et de violence. Mais Émile Bravo n’en fait pas pour autant un Superman, un résistant de la première heure, armes en main. Non, bien incapable de monter au front, il s’interroge et interroge son compagnon Fantasio :« Tu sais bien qu’une guerre est un abattoir. nous aurions pour devoir de retourner à la barbarie ? Tuer nos semblables, tu te rends compte ? ».

Spirou humaniste ? Fantasio collabo ?

Comme il a toujours été, Spirou est incapable de faire le mal. Les enjeux de la guerre le dépassent totalement. Fantasio, de son côté, est le grand naïf du tandem, capable un jour de tenir un discours guerrier envers les envahisseurs, ces « barbares » qu’il compte bouter hors de Belgique dans une tenue improbable (veste de soldat belge en haut, pantalon rouge prêté par Spirou en bas), capable plus tard d’aller se faire embaucher comme reporter au Soir, le Soir volé comme on le surnommait à l’époque, journal ni plus ni moins collabo.

Scène hilarante en passant que celle d’un Fantasio proposant au boss du journal (on reconnaît quelques traits du vrai patron Horace Van Offel dans le personnage), un papier sur « les excellents biscuits et caramels de l’armée allemande ». On croit rêver ! À ce niveau de naïveté, on peut légitimement l’imaginer atteint d’une bêtise aiguë ou d’une allégeance soudaine aux Allemands. De là à l’imaginer adhérer à l’idéologie nazie…

© Dupuis / Bravo

Fiction ou réalité ?

Certes, les aventures de Spirou et Fantasio ont toujours appartenu à la fiction. Même si, depuis 80 ans qu’elles existent, transparaît dans leurs cases le monde tel qu’il est, tel qu’il évolue, dans toute sa beauté et parfois dans toute sa noirceur. Mais plonger nos deux personnages de papier dans une réalité aussi dure et violente, aussi réelle, aussi froide, où le monde se déchire, où les voisins, les amis d’hier, s’entretuent, est assurément une première.

Spirou vs Tintin

Contrairement à l’ami Tintin, Spirou continue de vivre aujourd’hui encore de nombreuses aventures, à la fois sous les couleurs de la série mère, actuellement animée par Abitan, Guerrive et Schwartz, et de façon plus épisodique sous forme de one shots dans la collection Les aventures de Spirou et Fantasio par… . L’Espoir malgré tout s’inscrit dans cette dernière, même si cette histoire compte quatre volumes et s’inscrit comme une suite au Journal d’un ingénu.

À l’instar du Journal d’un ingénu, cet album permet à Émile Bravo d’apporter certaines réponses concernant le personnage. Qu’a-t-il fait pendant la guerre ? Comment s’est-il comporté et positionné ? Aurait-il pu être résistant ? Dans la vraie vie, le journal Spirou a continué de paraître durant la guerre jusqu’à son interdiction par les Allemands en septembre 1943.

Est-ce cette interdiction ou autre chose, quoi qu’il en soit, les éditions Dupuis ne seront pas inquiétées par l’épuration et pourront rapidement reprendre la publication du journal. Ce qui n’est pas le cas pour Hergé qui a travaillé pendant les années d’occupation au journal clairement collabo Le Soir. Il faudra attendre 1946 pour qu’il soit à nouveau autorisé à publier les aventures de Tintin.

© Dupuis / Bravo

Et Tintin justement, qu’aurait-il fait durant la guerre ? Émile Bravo ne répond bien évidemment pas à cette question mais fait clairement référence à toute cette histoire en déguisant Spirou en… Tintin, à un moment de l’histoire où le héros a besoin de passer inaperçu. « Parfait, tu peux à nouveau sortir et chercher du travail si tu souhaites », fait dire Émile Bravo à Fantasio. Et de faire répondre Spirou : « Comme reporter au Petit Vingtième ? ».

Quoi qu’il en soit, Spirou gagne du galon. Étonnement, alors que l’auteur met en images un Spirou très jeune, il peut apparaître aux yeux des lecteurs comme un personnage très mûr, très réfléchi. Et c’est tout le talent d’Émile Bravo qui est parvenu ici à lui redonner de l’épaisseur dramatique.

Le bonheur en intégrale

Publiés entre 2018 et 2022, les quatre volets de Spirou, l’espoir malgré tout, se retrouvent très logiquement réunis dans une somptueuse intégrale au dos toilé rouge qu’on aurait toutefois aimée agrémentée d’un dossier autour du travail de l’auteur et du contexte historique. Mais ne boudons pas notre plaisir, nous avons là un chef-d’œuvre de la bande dessinée franco-belge, 352 pages à dévorer jusqu’au bout de la vie, des planches d’une précision implacable, un mélange de tradition et de modernité dans le trait, des ambiances des plus réalistes et des couleurs nuancées qui nous immergent littéralement dans cette sombre époque de la seconde guerre mondiale.

Eric Guillaud

Spirou, l’espoir malgré tout, Intégrale, d’Émile Bravo Dupuis. 49,90€

02 Nov

Sur le front de Corée : les reportages d’Henri de Turenne, Prix Albert-Londres, adaptés en BD

Du nouveau chez Aire Libre ! Il ne s’agit pas d’une collection à proprement parler, ni d’une sous-collection, mais d’une série d’ouvrages dont le pitch pourrait être : un  lauréat ou une lauréate du prix Albert-Londres, un reportage, une adaptation en roman graphique. Avec, pour débuter, Henri de Turenne et ses écrits sur la guerre de Corée…

Il y a quelques années de cela, les éditions Dupuis en association avec Magnum Photos proposaient une série de bandes dessinées autour de quelques-uns des plus grands photographes, Cartier, McCurry ou encore Capa, et de photos ayant marqué l’histoire.

C’est un peu le même principe ici mais avec, en lieu et place des photographies, des reportages écrits autour d’événements majeurs. Et qui mieux que Henri de Turenne pour ouvrir cette nouvelle série ? Journaliste à l’Agence France Presse, avant de rejoindre France Soir puis Le Figaro, Henri de Turenne se prit de passion pour la télévision naissante, contribuant notamment à la création de l’émission culte Cinq colonnes à la une et aux premiers documentaires historiques sur archives.

C’est pour sa couverture de la guerre de Corée qu’il reçu le Prix Albert-Londres en 1951, Prix dont il devint par la suite membre du jury et qu’il étendit à l’audiovisuel.

© Dupuis / Ortiz, Marchetti & De Turent

Stéphane Marchetti, qui partage la direction de la série avec Jean-David Morvan, explique son objectif dans une interview des éditions Dupuis :

« À l’heure où le public a de plus en plus de mal à faire la différence entre une vraie info et une intox ; où les journalistes sont pris pour cible ; où le rôle d’une profession est remis en cause, ce projet montre ce qu’est réellement le travail d’un.e reporter sur le terrain. Car aller sur le terrain, c’est le cœur de son métier ».

Ce terrain, Henri de Turenne l’a parcouru dans tous les sens, au plus près du front, au plus près des soldats, au plus près des explosions et parfois dans le viseur des armes nord-coréennes. Beaucoup de journalistes sont morts pendant cette sale guerre de Corée. Lui a eu la chance de revenir et de pouvoir témoigner.

Le scénario de Sur le front de Corée s’appuie sur les écrits d’Henri de Turenne et notamment sur ses articles pour l’AFP et Le Figaro. On y découvre toute l’horreur de la guerre, bien sûr, mais aussi un métier de passion et de conviction, le journalisme, et un homme, prêt à retarder son mariage pour se rendre dans l’urgence sur le front, prêt à risquer sa vie pour informer. Une histoire passionnante portée par un graphisme réaliste classique mais plutôt efficace.

Parallèlement au livre de Stéphane Marchetti et Rafael Ortiz, l’INA, Lumni Enseignement et les éditions Dupuis ont produit une vidéo sur le parcours d’Henri de Turenne associant archives et illustrations de la BD.

Enfin, pour être tout à fait complet sur le sujet, quatre autres livres sont actuellement en cours de réalisation, Les Mémoires de la Shoah, par Thea Rojzman et Tamia Baudouin, Les Fantômes du fleuve, par Doan Bui et Damien Roudeau, Bienvenue chez Mugabe!, par Sophie Bouillon et Lorena Canottière et L’Odyssée du MC Ruby, par Jean-David Morvan, Philippe Broussard et Jean-Denis Pendanx.

Eric Guillaud

Sur le front de Corée, de Marchetti, Ortiz et de Turenne. Dupuis. 26€