01 Jan

Angoulême 2025. Regard sur la sélection officielle : Alison, La Route, Souffler sur le feu

Quarante-quatre albums composent la sélection officielle du 52ᵉ Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême qui se déroulera du 30 janvier au 2 février 2025. Un chiffre modeste au regard de la production foisonnante de l’année, mais largement représentatif de la richesse, de l’audace graphique, de l’inventivité narrative et de la diversité des scénarios. En voici un aperçu…

La couverture et le titre de ce roman graphique annoncent clairement l’intention de l’autrice Lizzy Stewart : nous plonger dans le monde de l’art à travers l’histoire d’une jeune femme qui a forgé son identité à coups de pinceau.

Tout commence du côté de Bridport, dans le Dorset. Alison Porter n’a que 17 ans lorsqu’elle tombe amoureuse d’Andrew. Ils se marient, lui décroche un emploi à la mairie, elle se consacre à la couture pour une école du coin. Une existence simple et sans éclats !

« J’avais l’impression de ressembler à une bonne épouse victorienne, ou pire encore, à ma mère »

Sa vie prend un tournant radical lorsqu’elle croise la route de Patrick Kerr, un peintre renommé. Fascinée par son talent et séduite par son charisme, Alison quitte son mari et le suit à Londres. Longtemps, elle vit dans son ombre avant de trouver sa propre lumière et de s’imposer comme l’une des plus grandes femmes artistes du Royaume-Uni.

Avec une grande sensibilité, un trait de crayon tout en finesse, des planches en nuances de gris et des ambiances empreintes d’une force tranquille, Lizzy Stewart raconte ici la quête d’émancipation d’une femme prise dans une relation toxique.

« Patrick Kerr a été mon maître, puis mon amant, ensuite mon ennemi, un ami et, finalement, plus qu’un souvenir »

Lizzy Stewart raconte aussi le difficile chemin d’une femme aux origines provinciales modestes dans un monde artistique largement dominé par les hommes. « J’étais larguée dans un monde où chacun miroitait d’expérience et d’éloquence, j’avais l’impression de faire tache », fait-elle dire à son héroïne.

De la « bonne épouse victorienne » à l’artiste émancipée, Alison à coups de pinceau nous offre le portrait d’une vie de femme dans l’Angleterre de la deuxième moitié du XXe siècle, sans jamais tomber dans le manifeste féministe pur et dur. Tout est ici affaire de subtilité, une histoire finalement assez universelle pour intéresser un large public. (Alison, à coups de pinceau, de Lizzy Stewart. Helvetiq. 24€)

C’est sans l’ombre d’un doute l’une des bandes dessinées les plus emblématiques de l’année 2024 et bien au-delà, un de ces chef d’œuvres qui ponctuent régulièrement l’histoire du neuvième art et marquent durablement les esprits. Avec près de 200 000 exemplaires vendus à ce jour, 22 traductions, une avalanche d’éloges médiatiques, La Route n’a, a priori, plus vraiment besoin de publicité. Cependant, il aurait été impensable qu’il ne figure pas dans cette sélection officielle d’Angoulême.

Après le fabuleux Rapport de Brodeck de Philippe Claudel, Manu Larcenet s’attaque ici à l’adaptation du best-seller de Cormac McCarthy, lauréat du Prix Pulitzer. Il y déploie un trait aussi noir et torturé que l’âme humaine, sublimé par des fonds aux nuances de gris qui renforcent l’impression de fin du monde. Au cœur du récit, un père et son fils errent sur la route en quête d’un rayon de soleil, d’un espoir de vie dans un monde post-apocalyptique où toute trace d’humanité a définitivement disparu sous une couche épaisse de cendres.

C’est beau, puissant et terrifiant. Manu Larcenet parvient à offrir une seconde vie graphique aux mots de McCarthy. Magistral ! (La Route, de Larcenet d’après le roman de Cormac McCarthy. Dargaud. 29,50€)

On le présente souvent comme le père de la bande dessinée de reportage. Et cela n’est pas entièrement faux ! Bien qu’il n’ait pas été le premier à explorer ce genre, il a largement contribué à en définir les contours et à en faire ce qu’il est aujourd’hui. L’Américain Joe Sacco est de retour cette année avec deux albums, Guerre à Gaza, véritable coup de gueule face à la situation au Proche-Orient, et Souffler sur le feu, qui nous embarque pour la Province indienne de l’Uttar Pradesh où des violents incidents ont opposé musulmans et hindous en 2013.

En adoptant les mêmes méthodes que dans ses précédents récits (Gorazde, Gaza 1956, Palestine, Payer la Terre…), Joe Sacco s’est rendu sur le terrain pour enquêter auprès des personnes concernées et tenter de saisir les enjeux de la situation. Son écriture, son trait, son regard, font aujourd’hui référence dans le milieu de la bande dessinée et au-delà. Souffler sur le feu est une nouvelle pierre à un édifice cherchant inlassablement à mieux comprendre le monde. Du grand Joe Sacco ! (Souffler sur le feu, de Sacco. Futuropolis. 22€).

Eric Guillaud

Angoulême 2025. Regard sur la sélection officielle : Au-Dedans de Will McPhail aux éditions 404 Graphic

Certains livres nous transportent l’air de rien vers des territoires insoupçonnés. C’est le cas ici avec cet album de Will McPhail. Ne connaissant pas l’auteur, un simple avis de conseiller de vente dans une grande librairie et une couverture minimaliste auront suffi à éveiller ma curiosité. Et très franchement, je n’allais pas être déçu…

Que je ne connaisse pas Will McPhail n’a finalement rien d’étonnant. Après quelques recherches rapides sur internet, je comprends que l’homme, un Anglais, signe ici son tout premier roman graphique et qu’il est surtout connu et reconnu pour ses dessins de presse publiés dans le magazine américain The New Yorker. Que je ne lis pas !

Au-Dedans est donc un premier bouquin. Et quel bouquin ! Dès les premières pages, son style graphique, son trait réaliste très précis, ses personnages aux yeux écarquillés, ses cases épurées, ce découpage des planches adapté au récit… tout est réuni pour frapper notre esprit et nous charmer définitivement.

Et les quelque 270 pages qui alternent noir et blanc et couleurs sont du même niveau. Impossible de lâcher la lecture en cours, on est littéralement happé, happé par la forme bien sûr mais aussi par le fond.

Mais que peut bien raconter Au-Dedans ? Une aventure intérieure ou plus précisément une aventure vers l’intérieur. La petite porte sur la couverture… vous la voyez ? Elle donne accès à cet intérieur.

Avec une question qui revient tout au long de l’ouvrage : comment connecter les différents intérieurs ? Autrement dit, comment connecter les êtres humains les uns aux autres ?

Nick est un jeune artiste, illustrateur pour quelques feuilles de choux genre L’Hebdo de la Carpe. Oui, ça existe ! Pas d’enfants, pas de maison, pas de bijoux, pas de super recette de famille à léguer, juste une mère à qui il rend visite régulièrement, une sœur qui ne mène pas le même genre de vie et depuis peu une amoureuse, une oncologue, rencontrée dans un des nombreux cafés branchés qu’il fréquente pour occuper sa vie, remplir son quotidien et tenter de s’interconnecter avec les autres.

Sans grand succès, il faut avouer ! Uniquement des interactions superficielles, regrette-t-il. Jusqu’au jour où il parvient à dire une poignée de mots qui comptent à son plombier venu réparer une fuite à son domicile.

« C’était quoi ça ? Non, mais c’était quoi ? Ça partait comme une conversation habituelle et puis… puis il s’est passé quoi ? »

Une connexion ! La première mais pas la dernière. Nick a compris que pour rejoindre l’espace intérieur des autres, il devait avant tout ouvrir le sien…

Né dans le Lancashire au Nord-Ouest de l’Angleterre, région où on ne dévoile pas plus qu’ailleurs ses sentiments, Will McPhail a malgré tout toujours été fasciné par la mécanique des mots et les différentes directions que peut prendre une simple conversation. Son sens aiguisé de l’observation, son humour, son regard sur la vie et nos contemporains ont fait le reste. Au-Dedans est l’un des plus beaux livres de l’année. Assurément !

Eric Guillaud

Au-Dedans, de Will McPhail. 404 Graphic. 26,50€

© 404 Graphic / McPhail