12 Août

Pages d’été. Judee Sill : le destin tragique d’une artiste oubliée

Sorti en avril dernier, l’album Judee Sill du tandem Canales – Iglesisas était passé en dehors de mon écran radar. Il faut dire que le nom de Judee Sill ne me disait absolument rien et que la couverture psychédélique ne m’avait franchement pas titillé l’œil. Et pourtant…

Mieux vaut tard que jamais, c’est donc à la faveur de l’été et d’un peu plus de temps de cerveau humain disponible que j’ai remonté cet album du fin fond de la pile de livres à lire urgemment pour enfin l’ouvrir et comprendre de quoi il parlait.

Judee Sill. Ce nom m’était parfaitement inconnu jusqu’à ce jour. Comme il l’était des auteurs avant que l’un d’entre eux ne tombe sur une recommandation Spotify et un morceau en particulier : The Kiss. Il n’en fallut pas plus pour que l’homme, Juan Díaz Canales pour ne pas le nommer, curieux devant l’éternité, commence des recherches au sujet de l’artiste, sans grand succès de prime abord.

« Toute sa vie baignait dans une espèce de brouillard, et les quelques îlots de lumière étaient souvent contradictoire », dira le scénariste.

Alors, Juan Díaz Canales mène l’enquête avec très vite l’idée de raconter son histoire en BD. « C’était même devenu une question de justice : je voulais la remettre en lumière ».

Avec ses parts d’ombre ! Car oui, Judee Sill ne fut pas qu’une musicienne talentueuse qui sortit deux albums au début des années 70 et connut une petite heure de gloire. Elle fût aussi au cours de sa jeunesse tumultueuse une braqueuse, ce qu’il l’amena en maison de redressement, elle se prostitua, elle fit de la prison, et surtout, elle fut addicte à toutes les drogues, ce qui finira par la perdre !

En 1979, alors qu’elle était sortie de tous les écrans radar, son corps est retrouvé à son domicile, Judee Sill serait morte d’une overdose. C’est là que commence et se termine l’histoire de cet album au scénario bâti sur le peu d’articles et d’interviews disponibles, un récit qui n’a nécessairement pas la prétention d’offrir une reconstruction fidèle de sa vie, tant les zones d’ombre sont nombreuses.

« C’est la raison pour laquelle… », explique Juan Díaz Canales, « la structure du livre essaye de refléter les difficultés que nous avons éprouvées. Elle illustre notre désorientation, notre déception, dans cette quête des différentes pièces manquantes du puzzle qu’est la vie de Judee Sill ».

Quoiqu’il en soit, entre reconstitution fidèle et comblements fictionnels, Juan Díaz Canales, scénariste de Blacksad et repreneur des aventures des Corto Maltese, signe ici un scénario solide, déroulant un chapelet de flashbacks à partir du décès de Judee Sill pour nous raconter ce destin hors du commun et pour le moins tragique.

Au dessin, son compatriote Jesús Alonso Iglesias propose un graphisme de caractère à l’image de l’artiste oubliée, un trait épais et saillant, des couleurs qui nous embarquent littéralement dans les années 70, psychédéliques à souhait, bref un album qui plaira à tous les amateurs de musique et bien évidemment de bande dessinée. Un bon moment de lecture et une artiste à redécouvrir !

Eric Guillaud

Judee Sill, de Jesús Alonso Iglesias et Juan Díaz Canales. Dupuis. 25€

© Dupuis / Iglesias & Canales

10 Août

Pages d’été. Le printemps prochain : portrait attachant d’une femme au foyer chinoise

C’est toujours avec une certaine fébrilité qu’on tourne les pages d’un nouveau titre des éditions çà et là tant la maison s’est fabriquée au fil des ans et des albums une sacrée réputation dans le milieu du neuvième art compilant des morceaux de vie d’ici ou d’ailleurs, d’Argentine ou d’Iran, du Maroc ou de Chine. Et c’est justement en Chine que nous convie Le Printemps prochain pour un portrait de femme tout en finesse et subtilité…

Le printemps prochain s’ouvre sur un portrait, une photo de mariage, deux silhouettes sans visage. Ce pourrait être chacun de nous, c’est ici la tante de l’autrice, une femme chinoise comme certainement des millions d’autres, posant aux côtés de son mari. C’est son histoire que raconte ce roman graphique.

Et c’est précisément par ce mariage que commence l’histoire écrite et mise en images par Liu Yun, un mariage arrangé comme cela se pratiquait majoritairement par le passé, de moins en moins aujourd’hui.

Pas de place pour les sentiments, peu importe la compatibilité ou non des caractères, l’existence ou non d’une attirance physique… le mariage est la norme sociale et la routine post-mariage de rigueur.

© Éditions çà et là / Liu Yun

« Toutes ces petites tâches qui remplissent les journées tombaient sur elle, comme une bruine incessante ».

Cuisine, ménage, linge… Ainsi se résume le quotidien de la tante, des corvées qui lui reviennent et dont elle s’acquitte avec volontarisme surtout lorsque la fête du printemps arrive et réunit toute la famille.

Elle met alors les petits plats dans les grands ne quittant plus sa cuisine tandis que les hommes fument et discutent au salon. Et s’il lui reste un peu de temps, la tante fabrique des pompons qui lui permettent de gagner un peu d’argent…

« Est-ce le bonheur qu’elle souhaitait, dans sa prison dorée ? », s’interroge la narratrice. Pas certain ! Elle accepte pourtant son sort et contribue à transmettre la tradition, s’inquiétant de savoir si les jeunes filles de la famille vont à leur tour bientôt se marier.

© Éditions çà et là / Liu Yun

Mais les temps ont changé. Les jeunes ne veulent justement plus se marier, encore moins avec une personne qu’ils n’ont pas choisie…

« Voilà à quoi ça sert que les filles fassent des études : elles ne veulent plus se marier ! », regrette la tante.

Au-delà de poser un regard tendre sur la vie de sa tante, Liu Yun met en lumière un monde qui change, à la fois fortement attaché à la tradition et confronté à une certaine modernité ou une modernité certaine, en tout cas une inéluctable libération des mœurs. Un portrait sensible et doux comme le printemps porté par un graphisme délicat, presque évanescent, et une mise en couleurs parcimonieuse mais judicieuse.

Ce premier roman graphique de Liu Yun est un travail de fin d’études, initialement publié en 2021 sur les réseaux sociaux, couronné par plusieurs prix dont le Prix du meilleur roman graphique des Comics Festival Awards de Pékin. Un second projet est en cours. Une autrice à suivre…

Eric Guillaud

Le Printemps prochain, de Liu Yun. Éditions çà et là. 20€ (en librairie le 18 août)

06 Août

Pages d’été. Les Philanthropes aux poches percées, l’imposante adaptation d’un classique de la littérature ouvrière par les soeurs Rickard

Vous n’avez peut-être jamais lu ou même entendu parler du livre de Robert Tressell paru au début du XXe siècle, alors voici une belle occasion de vous rattraper grâce à la bande dessinée de Scarlett et Sophie Rickard, une formidable adaptation qui montre combien les réflexions développées dans ce livre il y a plus de cent ans sont encore pertinentes de nos jours…

Roman posthume paru en 1914, Les Philanthropes aux poches percées est l’œuvre de l’Irlandais Robert Tressell, écrivain mais également peintre en bâtiment et décorateur qui exerça en Afrique du Sud et en Angleterre, notamment à Hastings.

Livre explicitement politique et socialiste qui inspira et inspire encore aujourd’hui nombre d’auteurs et de politiciens, même s’il est plus souvent recommandé que lu faute à sa densité et parfois sa complexité, Les Philanthropes aux poches percées se vendit à plus d’un million d’exemplaires faisant de lui le premier roman de la classe ouvrière. George Orwell, lui-même, le décrivit comme un morceau d’histoire sociale et un livre que tout le monde devrait lire. C’est dire !

© Delcourt / Robert Tressel, Scarlett & Sophie Rickard

Maintes fois réédité, porté au théâtre, à la radio, à la télévision, le voici aujourd’hui adapté en roman graphique, l’occasion pour nous tous de découvrir les idées développées par Tressell dans une version plus accessible mais fidèle à l’œuvre originale comme le précisent les autrices, les soeurs Scarlett et Sophie Rickard. Un très bel ouvrage de près de 350 pages édité avec soin par les éditions Delcourt en avril dernier qui nous dresse un tableau de la vie sociale, politique, économique et culturelle de la Grande-Bretagne au début du XXe siècle.

© Delcourt / Robert Tressel, Scarlett & Sophie Rickard

On y parle du monde ouvrier, de pauvreté, de religion, de Dieu, du capitalisme, d’oppression du peuple, de résistance, de lutte des classes, d’idéal socialiste… des thématiques qui entrent bien évidemment en résonance avec les questionnements soulevés dans notre société contemporaine.

« Nous avons choisi… », expliquent les sœurs Rickard dans une interview accordée au site Broken Frontier « d’adapter ces histoires en raison de leur pertinence durable et des messages poignants qu’elles contiennent pour les lecteurs modernes. Les histoires ont été écrites il y a plus d’un siècle, mais les thèmes sous-jacents sont tout aussi applicables à nos vies modernes ».

© Delcourt / Robert Tressel, Scarlett & Sophie Rickard

Parfaitement documenté avec la volonté affichée d’être historiquement irréprochable, merveilleusement mis en images avec une galerie de personnages incroyable, un trait réaliste en tout point minutieux et des clins d’œil à l’art graphique de l’époque, Les Philanthropes aux poches percées est une petite pépite qui se savoure page après page, doucement, tout doucement.

Tout commence dans une grande maison bourgeoise en pleine restauration à Mugsborough, petite ville imaginaire. À tous les étages s’échinent des ouvriers peintres sous l’œil d’un patron aucunement philanthrope. Le décor est planté. Au centre, un certain Owen qui va tenter d’éveiller tout ce beau petit monde à la politique et notamment à l’idéal socialiste…

Eric Guillaud

Les Philanthropes aux poches percées, de Scarlett et Sophie Rickard d’après le livre de Robert Tressell. Delcourt. 27,95€

04 Août

Pages d’été. Aquaman plonge au plus profond des abysses pour un délire visuel cauchemardesque

Soyons honnêtes : le personnage d’Aquaman n’a jamais été très populaire en France. Ne passez pourtant pas à côté d’Andromeda, variante horrifique sublimée par son approche visuelle hors norme et psychédélique.

Toujours dans l’ombre de Namor, l’autre roi des mers mais sous la bannière MARVEL lui, Aquaman fait partie de ces héros mal aimés ou mal compris. Les auteurs de cette nouvelle aventure semble l’avoir eux-mêmes intégré, car après une brève apparition dans l’introduction, il n’arrive qu’assez tardivement dans l’histoire et reste globalement assez mutique, presque en retrait. Non en fait, la vraie star ici, c’est la mer. Mais la mer comme un grand ensemble noir, méconnue, froid et surtout dangereux.

Après avoir détecté un objet volant non identifié s’abimer au milieu de nulle part dans l’océan pacifique avant de couler par 4,000 mètres de fonds dans un lieu nommé le point Némo, on découvre une structure extra-terrestre déjà sur place. Un groupe de scientifiques est donc envoyé incognito à bords d’un sous-marin expérimental pour découvrir ce qu’il en est et prendre contact avec de potentiels êtres venus d’ailleurs. Mais non seulement ce vaisseau tombé du ciel suscite pas mal de convoitise mais il a en plus réveillé quelque chose, tapie au fin fonds des océans. Une chose qui réveille ce qu’il y a de pire en nous et qui pousse Aquaman a revenir de son exil…

© Urban Comics – DC Comics / Christian Ward & Ram V

Assez classique dans la forme avec ses petits relents de X-Files et d’Independance Day, c’est vraiment dans la forme qu’Andromeda prend ses distances avec les comics standards. Graphiquement parlant, le dessinateur Christian Ward réalise ici une véritable performance. Son sens du décadrage et surtout ses couleurs très vives éclatent les pupilles et contrebalancent parfaitement son style sinon assez froid et calculé, donnant à chaque scène une ambiance propre.

En plus, comme le scénariste d’origine indienne Ram V mélange flashbacks, réflexions intérieures et hallucinations, on parcourt une bonne partie de l’histoire comme on parcourait un rêve. Ce qui ne fait d’ailleurs que renforcer la paranoïa ambiante, chaque personnage finissant d’ailleurs par douter de l’autre… Ou de lui-même. On parle bien d’horreur mais d’horreur psychologique, une horreur plus suggérée que montrée, ce qui la rend encore plus effrayante.

© Urban Comics – DC Comics / Christian Ward & Ram V

Andromeda est donc un choc visuel au service d’un récit complexe, mais aussi la réinvention très réussie d’un personnage a priori mineur de la galaxie DC Comics, confronté ici à une véritable menace cosmique qui parlera sûrement aussi aux amateurs de HP Lovecraft.

Olivier Badin

Aquaman – Andromeda de Christian Ward & Ram V. Urban Comics/DC Comics. 17 €

01 Août

Pages d’été. Ceux qui me touchent : de l’amour, de l’art et du cochon

Ne le cherchez pas dans l’immédiat sur les étals de votre librairie préférée, Ceux qui me touche ne sortira officiellement que le 23 août. Nous avons cependant eu le privilège de découvrir l’album en avant première, de quoi vous mettre l’eau et pourquoi pas l’art à la bouche…

Fabien rêvait de devenir artiste, il travaille finalement dans un abattoir, regardant défiler toute la journée des centaines de carcasses de cochons, la « grande fabrique de viande » comme il l’appelle. Aude, de son côté, bosse dans un hôpital public au service des soins palliatifs, à voir mourir les petits vieux les uns après les autres avec « de moins en moins de moyens pour les soulager ».

Bref, rien de vraiment folichon dans leur vie professionnelle. Et côté perso, ce n’est pas beaucoup mieux. Fabien et Aude ne se voient pas, se croisent à peine, juste le temps d’échanger quelques mots. Leur seule lumière ? Élisa, cette fille qu’ils ont eu tant de mal à avoir. Insémination artificielle, fécondation in vitro, plusieurs fausses couches et puis le miracle… Aujourd’hui, Élisa a 5 ans.

© Grand Angle / Marie & Bonneau

Alors bien sûr, avec la petite, plus question de jouer les artistes. Il faut payer le loyer, régler les factures. Pour Fabien, le boulot à l’abattoir qu’il pensait provisoire prend des allures de définitif. Jusqu’au jour où il tombe sur un cochon tatoué. Pas le genre de marque pour identifier l’éleveur, non, un tatouage, un vrai, réalisé avec une intention artistique. 

Ce cochon-là sera le dernier pour lui. Marre du sang, marre de l’odeur, marre de donner la mort. Fabien rend son tablier et embarque la bête, persuadé que celle-ci va changer le cours de sa vie…

© Grand Angle / Marie & Bonneau

Après Ceux qui me restent, un album réalisé en 2014 sur la thématique de la maladie d’Alzheimer, Damien Marie et Laurent Bonneau se retrouvent autour d’une histoire qui interroge, nous interroge, sur l’existence, le sens qu’on veut ou qu’on peut lui donner. On y parle de mal être au travail, de relation père-fille, d’amour, de destin, de changement de vie, d’engagement, de solidarité, de passion, d’art et de cochons, rien que ça, avec un scénario qui reste malgré tout très digeste et une mise en images singulière, un trait vif tendance croquis relevé par une bichromie évolutive. Une histoire qui devrait en toucher plus d’un !

Eric Guillaud

Ceux qui me touchent, de Damien Marie et Laurent Bonneau. Grand Angle. 24,90€ (en librairie le 23 août)

26 Juil

Pages d’été. Future Shocks : quand Alan Moore faisait déjà du Alan Moore

Comme tout le monde, le scénariste Alan Moore a dû faire ses armes. Et quelle meilleure école que celle de 2000 AD, le magazine renégat anglais servant déjà de refuge au très cinglant Judge Dredd ? Toutes les premières histoires du maître sont désormais réunies dans un seul et même volume bien acide.

Avant la starification, avant le look de gourou mystique et avant Watchmen ou V Pour Vendetta, Alan Moore était un artiste complet, assurant à la fois les dessins mais aussi le scénario. Ce qui ne l’a pas empêché de galérer à imposer sa vision déjà assez complexe, même si très référencée. L’introduction très documentée qui ouvre cette rétrospective (une habitude chez Delirium) permet d’ailleurs de découvrir certains de ses dessins touffus publiés dans la seconde moitié des années 70 dans d’obscurs fanzines. On y découvre un Alan Moore dessinateur aimant beaucoup Métal Hurlant et ses plus célèbres auteurs comme Philippe Druillet. Le trait y est encore un peu hésitant mais les obsessions, qui bientôt formeront la clef de voûte de son œuvre, sont déjà bien présentes.

Victime en quelque sorte de son côté méticuleux, l’auteur s’est rendu compte à un moment que dessiner ne serait-ce qu’une seule planche lui demandait un temps fou et qu’il était beaucoup plus productif à l’écriture, d’où son choix à partir de 1980 de s’y consacrer. Cela tombe bien, le porte-étendard de la contre-culture BD outre-Manche, et avatar (assumé) de Métal Hurlant, 2000 AD est alors perpétuellement à la recherche de nouveaux talents. Il a même sa propre rubrique permettant de les ‘tester’, Future Shocks. Sur le modèle de La Quatrième Dimension par exemple, un Monsieur loyal extra-terrestre malicieux du nom de Tharg y présente des histoires en format court, au ton en général cinglant et ironique et à la conclusion bien souvent amère.

Les fans le savent, ce genre d’exercice est un grand classique de la bande-dessinée d’horreur et de science-fiction et on pourrait aussi citer Les Contes De La Crypte par exemple. Or Moore connaît ses classiques sur le bout des doigts, il en maîtrise déjà largement la grammaire et il se sent donc ici instantanément à l’aise. Autre gros avantage, il est assisté aux dessins par de jeunes aux dents longues (dont Ian Gibson et Alan Davis, futurs piliers du magazine) heureux de pouvoir profiter de l’espace de liberté offert par 2000 AD pour se lâcher complètement.

Les 32 récits signés par Alan Moore sous la bannière Future Shocks  et parus entre 1980 et 1983 constituent la moitié de ce recueil. Plutôt malins, ils prouvent combien il a excellé d’entrée à dépeindre cette petite galerie de monstres gesticulant dans des décors pourtant a priori galvaudés dans le genre comme la fin du monde, la dystopie ou encore la conquête intergalactique. Non seulement son humour (très) féroce colle parfaitement à l’état d’esprit frondeur du magazine mais en plus, il se permet, déjà, de rajouter ce petit surplus de méchanceté, jamais gratuite mais féroce. Pointent d’ailleurs déjà certaines des thématiques qu’ils explorent aujourd’hui, comme la vanité creuse de ses contemporains, le consumérisme à tout prix ou la bêtise crasse des militaires.

Mais au-delà de ce petit jeu de massacre assez réussi, la seconde partie du recueil va plus loin. Notamment en offrant une paire d’histoires centrées autour des paradoxes temporels. On y voit ce alors tout juste trentenaire commencer à s’affranchir de certaines règles de narration pour mieux tracer son propre sillon, avec une sorte de mélange frappant de poésie et de paranoïa parfaitement illustrée par l’histoire L’Homme Réversible où, comme son titre l’indique, le narrateur (re)vit sa vie à l’envers, jusqu’à retourner au néant dont il est issu.

Profitant d’une superbe restauration classieuse, nous avons là la preuve supplémentaire que 2000 AD recélait dans les années 80 un incroyable vivier de talent mais aussi qu’Alan Moore a su très tôt faire ce petit pas de côté qui le différencie de ses contemporains. Un petit bijou de SF corrosif !

Olivier Badin

Future Shocks : L’Intégrale d’Alan Moore et collectif. Delirium. 26 €

© Delirium / Moore

23 Juil

Pages d’été. Vermines, un voyage sous tension dans les coulisses de la réalité

Après In Memoriam, le scénariste Mathieu Salvia poursuit son chemin aux éditions Dupuis avec une nouvelle série baptisée Vermines, un thriller fantastique admirablement mis en images par Johann Corgié…

Marcus Garner n’a rien d’un ange ! Mais alors vraiment rien. Membre d’un gang de la Nouvelle-Orléans, le jeune-homme a toujours eu la gâchette facile. De quoi lui assurer une mort précoce. Et de fait, un beau jour, Marcus se fait à son tour tuer par balles au volant de sa voiture. Pas de place au paradis, direction l’enfer ou du moins une autre forme d’enfer, un monde parallèle, caché, que l’on appelle les coulisses de la réalité et où évoluent sorcières, monstres et autres bestioles peu sympathiques.

Pris en charge par une vermine, une vraie, Marcus va devoir apprendre à vivre et survivre dans cette autre réalité en espérant un jour retourner d’où il vient…

Pas le temps de souffler dans ce premier volet de Vermines, Mathieu Salvia dont on a déjà pu mesurer l’efficacité de l’écriture dans l’album In Memoriam publié aux mêmes éditions Dupuis signe ici un scénario dense mêlant action, fantastique, gore et humour dans le décor d’une Louisiane éternelle magnifiquement restituée par le trait hyper-dynamique et assuré de Johann Corgié.

Eric Guillaud

Vermines tome 1, de Mathieu Salvia et Johann Corgié. Dupuis. 15,50€

© Dupuis / Salvia & Corgié

22 Juil

Pages d’été. Family Tree : un récit sur la famille entre thriller paranoïaque et fable écologique

Comment réagir en tant que famille face à l’adversité et la maladie dans un monde sur le point d’imploser ? Après Little Monsters, le scénariste Jeff Lemire questionne une nouvelle fois les liens familiaux avec, en fond de toile, la société américaine de la fin des années 90 et sa dépression ambiante.

Un ‘family tree’, cela veut dire avant tout dans la langue de Shakespeare ‘arbre généalogique’. Cette expression fait donc référence à nos racines : d’où venons-nous ? Qui sont nos ancêtres ? Que nous ont-ils transmis comme patrimoine génétique et autre ? Une thématique nous amenant très rapidement à la notion de famille, de nos liens nous unissant à nos parents mais aussi, plus globalement, à la société dans laquelle tout cela s’inscrit.

Le rapport avec ce graphic novel, signé par le très côté Jeff Lemire, dont on vous vantait déjà les mérites il n’y a pas si longtemps avec le premier tome 1 glaçant de la série Little Monsters aux thèmes assez proches ? Et bien même si ce récit nerveux est avant tout un road trip ancré dans une ambiance post-apocalyptique et violente, c’est avant tout l’histoire d’une famille. Complètement dysfonctionnelle, monoparentale, avec un père ayant officiellement déserté les siens, un adolescent en échec scolaire et un grand-père réapparaissant soudainement… Mais une famille quand même.

© Panini Graphic Novels / Lemire et Hester

Tous se retrouvent lorsque la petite dernière, Megan se retrouve soudainement atteinte par une maladie la transformant peu à peu en arbre. Difficile de comprendre ce qui lui arrive, surtout lorsque les membres d’une secte obscure, armés jusqu’aux dents, tentent à tout prix de lui faire peau, persuadés qu’elle provoquera la fin du monde si elle survit. Une seule solution : courir, toujours et encore. Et essayer de tendre l’oreille pour entendre le père de la petite fille, mort mais pas vraiment car vivant par l’intermédiaire d’une main-arbre greffée sur le bras du grand-père…

© Panini Graphic Novels / Lemire et Hester

Bien sûr, présenté comme ça, cela ressemble un peu à un grand n’importe quoi. Mais en fait non, malgré de nombreux allers-retours chronologiques dans sa seconde partie et des hommes-arbres ressemblant beaucoup trop aux Ents, ces créatures sorties de l’imagination de Tolkien pour Le Seigneur Des Anneaux. Au bout du récit, il n’est pas évident non plus de savoir exactement quel est le propos de Lemire : thriller paranoïaque ? Fable écologique ? Récit sur la famille ? Un peu de tout ça en fait. Mais aussi complexes soient-ils, les rapports humains sont forts ici. Et les personnages ont chacun le temps de se développer à leur rythme, d’affronter leurs propres démons et donc de devenir attachants, notamment grâce au trait fin de Phil Hester mais aussi à l’écriture de Lemire. 

Olivier Badin

Family Tree de Jeff Lemire et Phil Hester. Panini Graphic Novels. 32

21 Juil

Pages d’été. Marée blanche : une histoire stupéfiante sur toute la ligne

Qui n’a jamais rêvé de tomber sur un trésor, le genre de trésor qui peut vous changer la vie pour l’éternité et au-delà ? C’est précisément l’aventure arrivée à Théo, Laurent, Paul et Jordan, quatre marins pêcheurs de l’Ile d’Yeu. Mais ce trésor-là va très vite se révéler encombrant…

Encombrant ? Très encombrant ! L’histoire commence au large de l’Ile d’Yeu sur un petit bateau de pêche baptisé Fargo. Théo, Laurent, Paul et Jordan sont partis comme tous les jours ou presque exercer leur métier de marins pêcheurs quand ils aperçoivent en pleine mer, flottant sur l’eau, une quarantaine de ballots qui se révèleront être autant de kilos de drogue. De la blanche !

« Ça représente un paquet de pognon tout ça… », se disent-ils, une fois les ballots remontés à bord. Un paquet de pognon et surtout un paquet d’emmerdes.

À vue de nez, 2 millions d’euros, pas moins, une petite fortune pour nos quatre lascars qui auraient mieux fait de remettre tout ça à l’eau. Mais que voulez-vous, la tentation est trop grande…

« Vous comprenez ? C’est pas notre métier qui nous fera rouler sur l’or, nous… avec les traites du bateau et de la maison à payer… »

Mais on ne s’improvise pas dealer, encore moins dealer en gros et les regrets risquent bien d’être éternels pour tous les membres de l’équipage…

Il suffit d’ouvrir un journal de temps en temps pour comprendre que les marées blanches, autrement dit les échouages de ballots de cocaïne sur nos côte, sont finalement assez régulières. Gaël Séjourné s’en est inspiré pour nous offrir un polar qui finit forcément pas très bien mais non dénué d’humour. C’est à la fois léger et un peu féroce, un scénario bien bâti, un dessin réaliste de bonne facture, des couleurs qui nous plongent sous le soleil vendéen. Bref, une bonne lecture pour la plage…

Eric Guillaud 

Marée blanche, de Gaël Séjourné. Delcourt. 15,95€

© Delcourt / Séjourné

10 Juil

Pages d’été. Red Room, le gore ultime jusqu’au malaise

La culture snuff movies, la violence gratuite et la fascination qu’elle exerce sur nous. Voici le terrain très sensible sur lequel Ed Piskor (Hip Hop Family Tree) ose s’aventurer ici, nous tendant un miroir révélant nos pires pensées, non sans une certaine complaisance…

Jusqu’au malaise. En plus de repousser un peu plus les limites de ce qui est acceptable ou pas dans le cadre d’une bande dessinée, l’auteur américain Ed Piskor joue avec son lecteur, tel le réalisateur controversé Gaspard Noé avec son très perturbant film Irréversible : est-ce que tu vas oser ? Oui, vas-tu aller jusqu’au bout de ce récit éprouvant ? Allez, avoue, n’es-tu pas un peu voyeur, et donc complice ? Ces questions-là, Red Room les balance d’une façon faussement négligente sur la table avant de nous regarder d’un air sardonique, nous défiant d’apporter une réponse…

Ces ‘chambres rouges’ évoquées dans le titre, ce sont ces salons virtuels, accessibles uniquement sur le dark web où, après avoir payé en bitcoins, des internautes peuvent assister et même commander à distance des séances de tortures… Voire plus. Mythe urbain ? Théâtre grand guignol où des acteurs ou actrices prétendent souffrir pour soutirer le maximum d‘argent à leurs cliente en recherche de sensations fortes ? Ou véritable zone de non-droit où les pires pulsions peuvent être assouvies ?

© Delcourt / Ed Piskor

Dans le récit de Piskor, ces antichambres de l’enfer existent bien. Pire, elles sont montées comme de véritables entreprises où seuls comptent les profits et comment satisfaire une clientèle de plus en plus exigeante. Dans ce premier volume (sur trois prévus), on retrouve quatre histoires indépendantes et en même temps interconnectées. Quatre récits très perturbants, pas uniquement à cause de ce style graphique en noir et blanc rappelant autant Vince Locke que, bizarrement, une sorte de Robert Crumb réactualisé et où la violence est plus que stylisée, même sublimée.

© Delcourt / Ed Piskor

Non, le plus dur est d’accepter (ou pas) de s’en prendre plein la tronche. Pas étonnant d’ailleurs que le tout ait été carrément interdit dans plusieurs pays. Piskor ne prend aucune pincette, met la triple dose de gore et martyrise à l’extrême le corps humain, tout en plaçant ci et là des références à la culture horrifique avant tout cinématographique (Hostel, Saw, Massacre à la tronçonneuse etc.) comme si il lui fallait prouver malgré tout quelque chose. Autre élément du malaise : aucun personnage à sauver, ou presque. Tous sont vils, détestables, haineux et en même temps minables, jusqu’à la nausée.

© Delcourt / Ed Piskor

Red Room – Le Réseau Antisocial est une véritable épreuve. Et en même temps, rarement bande dessinée n’est allée aussi loin dans l’exploration de la partie la plus bestiale et la plus haineuse de la psyché humain. Mais il est dur, voire impossible, de savoir ici où s’arrête la dénonciation et où commence la complaisance gratuite et malsaine. Mais c’est probablement le but… Il faut donc choisir son camp lecteur, te voilà prévenu. Et attention à ne pas glisser sur les hectolitres de sang et les viscères qui tapissent le sol.

Olivier Badin

Red Room – Le Réseau Antisocial d’Ed Piskor. Delcourt. 23,95 €