26 Juil

Pages d’été. Future Shocks : quand Alan Moore faisait déjà du Alan Moore

Comme tout le monde, le scénariste Alan Moore a dû faire ses armes. Et quelle meilleure école que celle de 2000 AD, le magazine renégat anglais servant déjà de refuge au très cinglant Judge Dredd ? Toutes les premières histoires du maître sont désormais réunies dans un seul et même volume bien acide.

Avant la starification, avant le look de gourou mystique et avant Watchmen ou V Pour Vendetta, Alan Moore était un artiste complet, assurant à la fois les dessins mais aussi le scénario. Ce qui ne l’a pas empêché de galérer à imposer sa vision déjà assez complexe, même si très référencée. L’introduction très documentée qui ouvre cette rétrospective (une habitude chez Delirium) permet d’ailleurs de découvrir certains de ses dessins touffus publiés dans la seconde moitié des années 70 dans d’obscurs fanzines. On y découvre un Alan Moore dessinateur aimant beaucoup Métal Hurlant et ses plus célèbres auteurs comme Philippe Druillet. Le trait y est encore un peu hésitant mais les obsessions, qui bientôt formeront la clef de voûte de son œuvre, sont déjà bien présentes.

Victime en quelque sorte de son côté méticuleux, l’auteur s’est rendu compte à un moment que dessiner ne serait-ce qu’une seule planche lui demandait un temps fou et qu’il était beaucoup plus productif à l’écriture, d’où son choix à partir de 1980 de s’y consacrer. Cela tombe bien, le porte-étendard de la contre-culture BD outre-Manche, et avatar (assumé) de Métal Hurlant, 2000 AD est alors perpétuellement à la recherche de nouveaux talents. Il a même sa propre rubrique permettant de les ‘tester’, Future Shocks. Sur le modèle de La Quatrième Dimension par exemple, un Monsieur loyal extra-terrestre malicieux du nom de Tharg y présente des histoires en format court, au ton en général cinglant et ironique et à la conclusion bien souvent amère.

Les fans le savent, ce genre d’exercice est un grand classique de la bande-dessinée d’horreur et de science-fiction et on pourrait aussi citer Les Contes De La Crypte par exemple. Or Moore connaît ses classiques sur le bout des doigts, il en maîtrise déjà largement la grammaire et il se sent donc ici instantanément à l’aise. Autre gros avantage, il est assisté aux dessins par de jeunes aux dents longues (dont Ian Gibson et Alan Davis, futurs piliers du magazine) heureux de pouvoir profiter de l’espace de liberté offert par 2000 AD pour se lâcher complètement.

Les 32 récits signés par Alan Moore sous la bannière Future Shocks  et parus entre 1980 et 1983 constituent la moitié de ce recueil. Plutôt malins, ils prouvent combien il a excellé d’entrée à dépeindre cette petite galerie de monstres gesticulant dans des décors pourtant a priori galvaudés dans le genre comme la fin du monde, la dystopie ou encore la conquête intergalactique. Non seulement son humour (très) féroce colle parfaitement à l’état d’esprit frondeur du magazine mais en plus, il se permet, déjà, de rajouter ce petit surplus de méchanceté, jamais gratuite mais féroce. Pointent d’ailleurs déjà certaines des thématiques qu’ils explorent aujourd’hui, comme la vanité creuse de ses contemporains, le consumérisme à tout prix ou la bêtise crasse des militaires.

Mais au-delà de ce petit jeu de massacre assez réussi, la seconde partie du recueil va plus loin. Notamment en offrant une paire d’histoires centrées autour des paradoxes temporels. On y voit ce alors tout juste trentenaire commencer à s’affranchir de certaines règles de narration pour mieux tracer son propre sillon, avec une sorte de mélange frappant de poésie et de paranoïa parfaitement illustrée par l’histoire L’Homme Réversible où, comme son titre l’indique, le narrateur (re)vit sa vie à l’envers, jusqu’à retourner au néant dont il est issu.

Profitant d’une superbe restauration classieuse, nous avons là la preuve supplémentaire que 2000 AD recélait dans les années 80 un incroyable vivier de talent mais aussi qu’Alan Moore a su très tôt faire ce petit pas de côté qui le différencie de ses contemporains. Un petit bijou de SF corrosif !

Olivier Badin

Future Shocks : L’Intégrale d’Alan Moore et collectif. Delirium. 26 €

© Delirium / Moore