16 Juin

Sélection officielle Angoulême 2022. Panorama de Michel Fiffe ou mon corps est mon ennemi

Pari osé pour Delirium. Jusqu’à maintenant la petite mais costaude maison d’édition avait construit sa réputation sur des rééditions luxueuses de comics de la culture bis. Mais cette fois-ci, elle mise sur un jeune auteur contemporain inconnu jusqu’à lors en France, Michel Fiffe. Panorama est la première des deux séries qu’elle s’apprête à rééditer et malgré son austérité de surface, sa radicalité risque de diviser.

Pourtant, lorsqu’on ouvre Panorama, ce choix ne semble d’abord pas si révolutionnaire. Au contraire : avec son trait parfois volontairement désordonné et très dépouillé ainsi que ce choix d’un noir et blanc cru, le style Fiffe apparaît en fait surtout plutôt austère et naïf. Mais ce n’est que pour mieux surprendre le lecteur dès la quatrième page et dès la première ‘métamorphose’ de l’un des deux personnages principaux, Augustus. Un jeune homme paumé à la sortie de l’adolescence et dont le corps ne répond plus, pour mieux se déformer lors de crises violentes pour ne devenir plus qu’une masse désordonnée de chair. Désespéré, il fait alors appel à Kim, sa petite amie, seule personne selon lui capable de le sauver bien qu’elle soit elle-même aussi perdue que lui…

© Delirium – Michel Fiffe

La première référence évidente ici, c’est bien sûr le cinéma de David Cronenberg et plus globalement ce qui a été qualifié de ‘body horror (‘horreur organique’), art où le corps est supplicié à l’extrême. Comme son compatriote cinéaste, le canadien semble manipuler ses héros comme on manipule une marionnette, tout en lui faisant subir les pires sévices. Et plus Augustus et Kim explosent leur enveloppe charnelle et plus le sens du récit les suit, mettant aussi bien à mal la chronologie ou autre repère spatio-temporel, au point qu’à plus d’une reprise, le lecteur se sentira potentiellement perdu. Sauf que comme dans un film de Cronenberg, c’est bien là le but : emmener les gens loin, très loin au point qu’ils ne savent plus où ils sont.

© Delirium – Michel Fiffe

Sauf qu’ici en sous-couche, on découvre également une double parabole. Sur la confusion des genres mais aussi sur le passage à l’âge adulte, cette période troublée et troublante où le corps – NOTRE corps – subit des changements qu’on ne peut pas contrôler ni comprendre. Fugueurs et sans repère parental, ni Augustus ni Kim ne savent quelle est leur place dans ce monde. Et personne autour d’eux ne semble en mesure de les comprendre ni même vouloir les aider. Le monde extérieur – ici une mégapole désincarnée et sale – est à l’égale de leurs corps : une prison dont ils ne peuvent s’échapper.

Avec sa perpétuelle déconstruction scénaristique, son style assez minimaliste traversé par de soudaines poussées de fièvres carrément psychédéliques et surtout son choix de sujet atypique qui mettra sûrement mal à l’aise certains, Panorama sort complètement des clous et ne plaira donc pas à tout le monde. Mais c’est bien ce qui le rend si unique. Et c’est aussi au passage la découverte d’un auteur dont on attend donc désormais l’autre série appelée à sortir pour la première fois en France, Copra.  

Olivier Badin

Panorama de Michel Fiffe, Delirium. 20 euros

15 Juin

Batman comme en 40

Un peu plus de quinze mois après la sortie du premier opus, ce deuxième volume réédite les aventures de Batman parues dans les quotidiens américains à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Même formule, même réussite. Des rééditions comme on aimerait en voir plus souvent !

La même reproduction de très haute qualité, le même choix de ce papier épais et granuleux mettant bien en valeur ce noir et blanc classieux et, de nouveau majoritairement à la manœuvre, le grand dessinateur Bob Kane (1915-1998), à l’origine du personnage : dans on retrouve avec plaisir dans Batman, The Dailies : 1943-45 tout ce qui avait du premier volume une référence dans le genre.

Mais au-delà de cet écrin trois étoiles et de ce ‘format à l’italienne’ au charme si particulier, il y a ici un vrai travail éditorial. Via une dense et passionnante introduction, en plus de reproductions de publicités et de goodies de l’époque, on (re)découvre le monde alors assez artisanal de la bande dessinée américaine des années 40. Grâce aux témoignages de certains des scénaristes ou encreurs de l’époque, chaque épisode est replacé dans le contexte de son époque. Notamment comment ce format assez restrictif visant à publier une ligne de strips par jour (en gros entre trois et quatre cases) requérait une écriture à part. Ou comment certains des protagonistes étaient volontairement calqués sur les stars hollywoodiennes des polars d’alors, comme Lauren Bacall ou Peter Lorre, appuyant encore plus le côté ‘roman noir’.

© DC Comics/Urban Comics – Bob Kane

Surtout que contrairement au premier tome, où apparaissait le Joker, pas de super-méchants au programme mais plutôt mais des malfrats usant et abusant du chantage ou des armes à feu, des femmes fatales, des policiers véreux mais aussi des journalistes vertueux. En gros, tout un univers digne des romans de Dashiel Hammett ou Raymond Chandler, en plus policé et plus politiquement correct certes (la censure veillait !) mais délicieusement suranné et avec un charme fou. L’excellent travail de restauration en sublimé la finition, notamment au niveau des contrastes, et la nervosité du rythme. La meilleure preuve en est le troisième des cinq épisodes, ’Le mystère Karen Drew’ qui accompli l’exploit de ne jamais montrer Batman mais seulement son alter-ego, bien que sa publication se soit étalé sur plus de deux mois entre le lundi 30 avril et le samedi 7 juillet 1945.

L’autre bonne nouvelle, c’est que le livre laisse sous-entendre que non seulement un troisième tome est déjà prévu mais en plus, un autre est également dans les starting-blocks, consacré celui-ci aux pleines pages colorées réservées alors pour les éditions du dimanche. Vivement la suite !

Olivier Badin

Batman, The Dailies : 1943-45 de Bob Kane. DC Comics / Urban Comics. 22,50€

Coupe d’Europe : 4 BD pour se mettre en jambes avant le match France-Allemagne

Fini de rire, les choses sérieuses commencent ce soir avec le match opposant la France à l’Allemagne. Histoire de se détendre un peu, voici une sélection de quatre bandes dessinées dans tous les styles mais avec la passion pour le ballon rond en commun….

Ça y est, la France a retrouvé ses 60 millions de sélectionneurs et d’entraîneurs. L’équipe nationale s’apprête à rencontrer l’Allemagne pour son premier match de la Coupe d’Europe. De quoi se remémorer le match de légende France-RFA en 1982. C’est justement ce que raconte Les Fantômes de Séville. Pourquoi Les fantômes de Séville ? Parce que ce match de légende, demi-finale de la Coupe du Monde, fût joué à Séville et remporté par l’Allemagne après une séance de tirs aux buts. Un véritable traumatisme pour les Français ! Construit comme une enquête-fiction avec Didier Tronchet en personnage principal, un fou du ballon rond, Les Fantômes de Séville révèle un détail que personne n’a vu à l’époque et qui pourrait bien expliquer la défaite des Français, un détail qui n’en est pas un pour Didier Tronchet… Un album de passionnés pour les passionnés – et les autres – documenté, drôle et foutrement bien dessiné par Jérôme Jouvray.  (Les Fantômes de Séville, de Tronchet et Jouvray. Glénat. 22€. En librairie le 26 mai)

Plus sérieux, plus grave même, mais tout aussi intéressant, et toujours sur ce fameux match de 1982, Mon album Platini met en scène l’historien et scénariste Sylvian Venayre qui, en mai 1985, à l’âge de 15 ans, se réveille à l’hôpital après un grave accident de la route, en pensant être l’un des survivants du drame du Heysel qui venait de faire 39 morts. À son chevet défilent l’adulte qu’il sera plus tard mais aussi Thierry Rolland, Freud et Michel Platini. Ensemble, ils évoquent la qualification des Français à la Coupe du monde de 1978 en Argentine, qui était alors une dictature, l’équipe « Black-Blanc-Beur » de 1998, le mondial de 2018… et puis bien sûr, et surtout, cette coupe du monde de 1982 qui s’achève pour les Français sur le psycho-drame national de la défaite face à L’Allemagne. De quoi remuer le couteau dans la plaie… (Mon album Platini, de Venayre et Christopher. Delcourt. 21,90€)

Direction le nord de la France, quelque part entre Lens et Valenciennes, le pays des Corons, des mines de charbons abandonnées, des quartiers qui se meurent, des familles qui se désagrègent, des rêves engloutis sous une couche grisâtre tenace. Jusqu’au jour où une bande de gamins découvre dans une mine abandonnée une cour aux dimensions idéales pour un terrain de football. Un bon coup de tondeuse et le vert de l’espoir réapparait comme par magie. Un club est créé, il s’appellera Gueules Noires. Une BD qui remet le foot là où il aurait dû toujours être, au coeur de la vie, au coeur de la ville. Un sport populaire avec ses valeurs positives ! (Les Gueules noires, de Zampano et Domon. Casa Editions. 12,50€)

On termine avec un manga. Le football n’est pas le sport le plus populaire au Japon, loin de là, mais il est au coeur de cette nouvelle série dessinée par Kunikazu Toda, scénarisée par Yoichi Takahashi, et dont le premier volet vient tout juste de paraître. L’histoire ? Un gamin passionné de football qui rêve de devenir joueur professionnel et de s’envoler pour le… Brésil bien sûr. (Captain Tsubasa, de Kunikazu Toda et Yoichi Takahashi. Glénat. 6,90€)

Eric Guillaud

09 Juin

C’est quoi la théorie du genre ? C’est quoi ton genre ? Trois BD qui remettent les choses en place…

À moins d’être restés confinés une bonne décennie, vous ne pouvez ignorer la polémique née autour de la théorie du genre et ce même si vous n’êtes pas, ou ne vous sentez pas, concernés.

Et on a tout entendu. Le pape François dénonce un « sournois endoctrinement » dans les écoles françaises après l’affaire des manuels scolaires. Pour Lionel Luca, député UMP au moment de ses déclarations, la théorie du genre légitimerait « à terme la pédophilie, voire la zoophilie puisque ceux qui le revendiquent aux Etats-Unis défendent l’amour pour les jeunes enfants ». Pour Christine Boutin, Présidente du Parti Chrétien-démocrate et candidate à l’élection présidentielle de 2011, « Ce n’est pas une théorie, c’est une idéologie qui veut nier la différence des sexes… ».

Manifestations, pétitions… la mobilisation antigenre a rassemblé des millions de personnes à travers le monde avec des mots d’ordre qui dépassaient largement la théorie du genre pour s’opposer au mariage pour tous, à l’homoparentalité, à l’IVG…

Mais c’est quoi au juste la théorie du genre ? Un obscur objet du désordre, comme le suggère l’album d’Anne-Charlotte Husson et Thomas Mathieu ? Et le genre ? Juste une nouvelle façon de parler du sexe?

En une centaine de pages, Le Genre propose d’examiner les arguments utilisés par le mouvement antigenre : « Il est essentiel d’appréhender les enjeux de cette polémique dont beaucoup ignorent l’existence et qui continue encore aujourd’hui. Il est aussi essentiel, dans toute polémique, de comprendre comment pensent les acteurs et actrices concerné.es ». 

Très dense mais très bien fait et relativement abordable, Le Genre est un bon livre pour se faire une idée précise sur ce point. (Le Genre, de Husson et Mathieu. Casterman. 18€)

Et comme les exemples concrets parlent mieux qu’un long discours, jetez-vous sur le très bon livre d’Elodie Durand qui nous avait déjà épaté avec son récit autobiographique baptisé La Parenthèse et également publié chez Delcourt. Ce nouvel opus s’appelle Transitions et raconte l’histoire d’Anne Marbot qui apprend un beau jour que sa fille Lucie est un garçon. Pas question pour la jeune-fille de se faire opérer, elle opte simplement pour un traitement hormonal. Pour la mère, c’est le choc, l’incompréhension, le rejet, les questionnements… et puis le début d’un long cheminement qui la mènera a découvrir la variété des genres et accepter que sa fille Lucie soit devenue son fils Alex. Une histoire pleine d’intelligence et de sensibilité, basée sur une histoire vraie. (Transitions d’Elodie Durand. Delcourt. 22,95€)

Hugo est gay. Et alors ? Et alors, rien n’est facile quand on est un collégien des années 90 qui se met à douter de son identité. Là aussi, le cheminement est long pour accepter le regard des autres, pour s’accepter soi-même. Hugo est gay raconte ce cheminement, les questionnements, les doutes, les peurs, les blessures, les premières expériences amoureuses, le temps du coming-out, les réaction familiales… Un récit publié initialement en 2006, mis à jour et complété pour cette nouvelle édition, toujours aussi didactique et indispensable pour se comprendre et comprendre les autres. (Hugo est gay, de Hugues Barthe. La Boîte à bulles. 16€)

Eric Guillaud

08 Juin

Reliefs de l’ancien monde : un recueil d’histoires courtes de Jean-C. Denis

Jean-Claude Denis est un monument de la bande dessinée franco-belge, une force tranquille du neuvième art, capable de nous embarquer dans le quotidien le plus ordinaire en faisant briller la poésie dans nos yeux. Reliefs de l’ancien monde n’est pas une nouveauté en soi mais un recueil de récits courts datant pour la plupart des années 90 et pour certains inédits…

Et la magie opère. Qu’ils soient longs ou courts, les récits de Jean-Claude Denis nous enveloppent de la même façon dans une espèce d’intimité. Il n’y a plus qu’à regarder le monde s’animer devant nous, avec ses personnages tellement vrais, tellement comme nous, confrontés à la vie la plus ordinaire qu’il soit, aux détails les plus anodins. Jean-Claude Denis aime parler de tout ce qui ne se remarque pas, tout en gardant une certaine méfiance face à la réalité. C’est dans ce tiraillement que Jean-Claude Denis a trouvé son équilibre, ses marques.  

D’une à quelques pages, la quinzaine de récits réunis ici ont été écrits majoritairement dans les années 90 (l’ancien monde) et ont été publiés pour certains dans des numéros spéciaux de magazines à l’occasion des grandes vacances tels que L’express ou L’Echo des Savanes. D’autres ne l’ont été qu’au Japon, notamment dans le magazine NAVI, d’autres enfin sont inédits comme Un frère humain, en ouverture, prévu à l’origine pour L’Echo des Savanes et finalement jamais publié.

« En cette fin de siècle… », explique l’auteur en avant-propos, « parler du temps présent, évoquer le quotidien, suivre ses embardées dans le ridicule, l’absurde, le surnaturel, et surtout en livrer sa propre vision était une tendance plutôt nouvelle bien que cultivée par beaucoup d’auteurs ».

Bonus bien pensé, chaque histoire est remise dans son contexte d’écriture par l’auteur lui-même en fin d’ouvrage, de quoi en apprendre un peu plus sur l’oeuvre et la vision du monde de l’un des grands maîtres de la BD francophone, Grand Prix d’Angoulême 2012, créateur des fameuses aventures de Luc Leroi, auteur de Quelques mois à l’Amélie, La Terreur des hauteurs, Zone Blanche, Le Sommeil de Léo, Tous à Matha ou encore de Belém, un mirage à l’envers. Que du bon !

Eric Guillaud 

Reliefs de l’ancien monde, de Jean-C. Denis. Futuropolis. 20€

© Futuropolis / Jean-C. Denis

06 Juin

Suzette ou le grand amour : le nouveau roman graphique de Fabien Toulmé

Depuis 2014, date de son premier album paru chez Delcourt, Fabien Toulmé construit une oeuvre singulière et forte qui nous raconte le monde et l’intime. Avec ce nouvel opus, l’auteur évoque l’amour, le couple, l’engagement, à travers l’histoire et la rencontre de deux générations, une grand-mère et sa petite fille. En voiture Suzette…

Ce n’est pas toi que j’attendais, Les Deux vie de Baudouin, L’Odyssée d’Hakim et aujourd’hui Suzette ou le grand amour… qu’ils relèvent de la fiction, du témoignage ou de l’autobiographie, les albums de Fabien Toulmé ont en commun la même dose d’humanité, de tendresse et d’émotions, un doux regard sur la vie, même si elle n’est pas toujours un long fleuve tranquille.

Dans ce nouvel album, Fabien nous raconte une belle histoire ou plus précisément deux belles histoires en une. D’un côté, l’héroïne titre, une octogénaire qui vient d’enterrer son mari. De l’autre, Noémie, sa petite-fille, qui vient de s’installer avec son petit ami. Pour l’une comme pour l’autre, ce sont là des changements de vie importants. De quoi les rapprocher. Au fil des conversations, Suzette et Noémie en viennent à échanger sur leur vie intime, sur ceux qu’elles aiment ou ont aimé. Et justement, Suzette finit par évoquer son premier amour, peut-être son seul vrai amour, Francesco, un bel Italien croisé il y a 60 ans. Un bail mais elle ne l’a jamais oublié.

© Delcourt / Toulmé

Et pourquoi pas tenter de le retrouver ? L’idée séduit les deux femmes qui prennent la route, direction Portofino, à quelques kilomètres de Gênes. Dans l’intimité de l’habitacle, les deux femmes se livrent un peu plus, lèvent pas mal de tabous, et finissent par parler sexe, pénétration, orgasme.

« Même si je suis gênée… », avoue Suzette, « je trouve ça très bien d’avoir cette liberté de se dire ce genre de choses ».

Suzette et Noémie, deux époques, deux mondes, deux visions de l’amour, deux visions de la place des femmes dans notre société. Le monde a évolué, les femmes ont gagné leur liberté. Et pas seulement de parole.

Grâce à Noémie, Suzette retrouve un peu de sa jeunesse avec peut-être au bout du voyage, une nouvelle aventure, une seconde vie…

© Delcourt / Toulmé

Avec le trait naïf qu’on lui connaît bien maintenant, des décors souvent réduits à l’essentiel et une palette de couleurs resserrée, Fabien Toulmé déroule lentement son récit sur plus de 300 pages sans jamais nous perdre, sans jamais nous ennuyer. Les personnages sont attachants et d’une belle profondeur, le propos intelligent et universel. L’album est un peu cher, presque 30 euros, mais totalement indispensable !

Eric Guillaud

Suzette ou le grand amour, de Fabien Toulmé. Delcourt. 29,95€

03 Juin

Joe Hill : bon sang ne serait mentir !

Comment réussir à faire son propre trou dans le créneau horreur ou fantastique lorsque son propre père est déjà un monument du genre ? En se diversifiant et en cherchant, notamment, dans la BD le médium parfait pour faire fructifier son héritage. Exemple avec l’américain Joe Hill. 

Alors autant évacuer l’éléphant qui encombre la pièce dès le début : oui, comme son nom ne l’indique pas, Joe Hill est bien un ‘fils de’. Et de pas n’importe qui en plus dans le créneau horrifique : Stephen King. Un peu écrasant comme héritage non ? D’où sa relative discrétion. Mais bien qu’il se soit inscrit dans la même mouvance que papa, il a su vivre son époque en s’impliquant à plusieurs niveaux, et pas que dans la littérature où, pour être franc, il n’a pas pour l’instant fait trop d’éclat.

Or de toutes ses activités, c’est la bande dessinée où, au final il excelle le plus en tant que scénariste. Notamment grâce au succès de la série Locke & Key, au point que la maison de BATMAN DC COMICS a décidé de lui confier sa propre collection, centrée sur l’horreur. Mais pas n’importe laquelle, du moins si l’on se base sur les deux premières sorties inaugurales.

Basketful Of Heads – © Urban Comics DC Comics / Joe Hill et Leomacs

Pourtant, sur le papier, on pourrait croire que Plunge et Basketful Of Head (la version française ‘plongée’ et ‘un panier plein de têtes’ claque moins non ?) ne jouent pas tout à fait sur le même registre. Autant le premier est très sérieux et fait appel à ce que les afficionados appellent de l’horreur ‘cosmique’ bourrée de références plus ou moins cachées à Howard Lovecraft avec son histoire de remorqueurs d’épaves confrontés à des entités extra-terrestres venus sournoisement envahir la Terre, autant le second évolue dans un registre en comparaison presque plus léger. Enfin, autant léger que puisse être le récit des pérégrinations d’un jeune fille bloquée face à des trafiquants de drogues sur une île de la côte est américaine en pleine tempête et armée d’une hache viking magique dont la particularité est de garder en vie les têtes qu’elle s’emploie pourtant à séparer d’une façon tranchante du reste de leurs corps. Mais l’ADN est clairement le même.

En fait, le gros autocollant ‘par le créateur de Locke & Keyque l’on retrouve sur les deux couvertures n’est pas innocent du tout. Sans vergogne, Hill réutilise ici la formule qui lui a permis d’asseoir son (propre) nom. C’est-à-dire un mélange assez subtil au final de références à la ‘pop culture’ des années 80 (cinéma d’horreur de série B, séries TV etc.), d’humour un peu potache mais jamais lourdingue et de personnages pas si manichéens que ça. Et puis il sait alterner poussées soudaines d’adrénaline horrifiques (surtout sur ce Plunge au ton assez désespéré) et moments plus légers. En fait, le style Hill se caractérise par un côté très cinématographique, avec un sens du rythme hérité directement des séries télé, du genre à ne jamais relâcher la tension sans pour autant submerger le lecteur avec.

Basketful Of Heads – © Urban Comics DC Comics / Joe Hill et Leomacs

Et puis dans les deux cas, il a su s‘entourer des bonnes personnes au dessin : le trait plus réaliste de Leomacs (Lucifer) convient parfaitement à Basketful Of Heads alors que celui, plus emphatique, de Stuart Immonen (découvert avec Superman : identité secrète) accentue juste comme il faut le côté apocalyptique de Plunge.   

On pourrait certes dire que Joe Hill est quelqu’un qui emprunte plus qu’il ne crée et qu’au final, ses œuvres ne sont qu’un gigantesque mais habile recyclage. Mais comme face à un 768ème visionnage d’Evil Dead ou de Terminator avec ce qu’il faut comme munitions (pop corn, soda) à nos côtés, on a envie de dire que la question n’est pas là. Et puis la pop culture n’est-elle pas une éternelle entreprise de réemballage ? Ramassage des copies dans deux heures !

Olivier Badin

Plunge, de Joe Hill et Stuart Immonen & Basketful Of Heads de Joe Hill et Leomacs, Urban Comics/DC Comics. 15€

02 Juin

Romance, Banquiz, Titeuf, Les Dentus, Imbattable… Quand l’humour se déconfine !

BMaintenant qu’on a retrouvé un peu de notre vie d’avant, c’est le moment de rire un peu, beaucoup, à la folie, en terrasse ou sur la plage, avec quelques livres sélectionnés rien que pour vous, de l’humour pur jus sans effets spéciaux ajoutés.


On commence avec Romance du sieur Elric, un album publié en février dernier qui raconte, comme peut le laisser deviner la divine couverture, une grande histoire d’amour ou plus précisément cent grandes histoires d’amour… en trois cases et avec pas beaucoup plus de mots. Ils sont beaux, elles sont belles, bien coiffés, bien habillés, avec un petit côté vintage comme on aime dans le dessin et des préoccupations… disons… plutôt bloquées au dessous de la ceinture. Inutile de vous dire que le tout est franchement drôle et que les hommes en prennent sévèrement pour leur grade. (Romance, d’Elric. Delcourt. 9,95€)

Vous rêviez d’un album réunissant Joan Sfar au dessin et Mathieu Sapin au scénario ? Ne bougez plus, vous l’avez ! Réunis pour la première fois, les deux auteurs phares de la bande dessinée francophone contemporaine nous offrent ici un thriller complètement déjanté, une fiction avec des vrais morceaux de réels à l’intérieur et deux ex-présidents de la République, en l’occurrence François Hollande et Nicolas Sarkozy pour héros, reconvertis depuis la fin de leurs mandats respectifs, en agents secrets pour le compte du Ministère secret et chargés de protéger la France contre toutes menaces éventuelles. Et ce ne sont pas les seules gloires locales ou même internationales à apparaître dans les pages de ce premier volet. On peut même dire que ça se bouscule au portillon avec dans l’ordre d’apparition ou presque Eric Cantona, Donald Trump, Vladimir Poutine, le Prince de Monaco, Greta Thunberg, l’auteur Mathieu Sapin lui-même et un bloc de granit géant nommé Yaakov Kurtzberg qui cherche à prendre un avion depuis New York pour aller… et faire… Le mieux, c’est encore de lire l’album. (Le Ministère secret, de Sapin et Star. Dupuis. 14,95€)

Bon, même si la France grelotte globalement depuis plusieurs semaines et que le printemps avait tout de l’automne, il est un fait incontestable, la Terre se réchauffe ! Même Trump le reconnaît. Du moins, via la plume de Bernstein et le pinceau de Witko, auteurs de ce petit livre paru chez Delcourt dans la collection Pataquès. Ils lui font même financer une opération « tempête de glace », oui oui, pour établir « une méthode épistémologique de prédiction d’hypothèses et de vérification de la viabilité des constats issus de tests expérimentaux sur le réchauffement climatique ». Comprend qui peut ! En attendant, Banquiz, avec ces Trump et autres pingouins, est une petite pépite d’humour qui nous réchauffe les zygomatiques. (Banquiz, de Bernstein et Witko. Delcourt. 9,95€)

Il est de retour dans toutes les bonnes librairies de France et d’ailleurs, de retour pour une grande aventure. Elle s’intitule d’ailleurs La Grande aventure. Finis les gags en une page, Zep propose ici une histoire complète loin de l’univers scolaire et urbain auquel il nous avait habitué, avec de nouveaux personnages mais le même objectif : nous faire rire. Et c’est le cas ! Dans ce dix-septième opus, Titeuf découvre les joies de la colo, direction le camp du Bois des ours, du vert partout, de l’air pur à volonté et aucun réseau pour les jeux vidéo : de quoi se refaire une santé et communier avec la nature… (Titeuf, La Grande aventure, de Zep. Glénat. 10,95€)

C’est le seul véritable super-héros de bande dessinée, c’est du moins ainsi que Pascal Jousselin vend son personnage. Alors, bien sûr, il n’a pas vraiment le physique d’un Superman ou d’un Batman mais il a un pouvoir exceptionnel, celui de pouvoir jouer avec l’espace et le temps d’une planche de bande dessinée. Et ça peut rendre service. À l’instar de Marc-Antoine Mathieu avec son personnage Julius Corentin Acquefacques, Pascal Jousselin joue avec les codes graphiques et narratifs de la bande dessinée, explorant en courts récits de quelques cases à quelques pages les possibilités infinies du médium. Avec l’humour en plus! (Imbattable tome 3, de Jousselin. Dupuis. 10,95€)

Des flics comme les Dentus, on n’en croise pas tous les jours. Et c’est peut-être préférable. Ils sont quatre dans le service, Saturne, Mercure, Jupiter et le chef Raoul. Et nos quatre bras cassés, surnommés les Dentus, ont besoin de faire leur preuve comme on dit. Ça tombe bien. Le meurtre d’une femme vient d’être commis. Deux suspects ont avoué en même temps. Un de trop ! Les Dentus se lancent dans une enquête de voisinage pour élucider l’affaire et tombent sur une concentration de paumés et de gueules d’atmosphère qui vont leur donner du fil à retordre. Premier album d’un nouvel éditeur, Les Dentus nous offre une bonne dose d’humour noir. (Les Dentus, de Anthony Pascal. La Mouche-Krocodile. 16€)

Une autre histoire de flics, une autre enquête, celle-ci se déroule en Bretagne où un homme a été retrouvé mort dans un champ. Jusque-là, rien de bien exceptionnel me direz-vous, sauf que le mort en question était en tenue de jogging avec des bottes en caoutchouc aux pieds et que l’autopsie pratiquée dans la foulée a révélé la présence d’hydrogène sulfuré dans les poumons, typique d’une intoxication due aux algues vertes. Oui ces algues vertes qui jonchent certaines plages de la région et sont au coeur d’un scandale. Bref, ça ne sent pas très bon tout ça. Pour la commissaire Linguine fraîchement débarquée de Paris et affublée d’une coiffe bigoudène pour faire local, l’enquête ne sera pas des plus simples. Hilarant ! (La Mort est dans le pré, de David de Thuin et James. Delcourt. 9,95€)

Artiste plasticien vidéaste, Germain Huby a toujours dénoncé dans ses oeuvres les travers de notre société. C’est ce qu’il continue à faire ici avec sa deuxième bande dessinée baptisée Vivons décomplexés, un recueil d’histoires en une page, de l’humour grinçant, délirant, absurde, cynique, qui parle mine de rien d’écologie, de complot, de préservatifs à la framboise, d’impôt sur la fortune, d’éducation, de sexisme, de racisme, de harcèlement, d’astronaute misophone et même de la pandémie. (Vivons décomplexés, de Germain Huby. Delcourt. 12,50€)

28 Mai

La Guerre, le récit coup de poing du dessinateur nantais Loïc Sécheresse et du scénariste Thomas Cadène

Alice et Alex donnent l’apparence d’un couple parfait, bien sous tous rapports. Jusqu’au jour où un événement brutal révèle leurs personnalités complexes et des pulsions perverses. Tout est alors en place pour un récit étourdissant qui ne laissera personne intact…

Ils sont beaux, ils sont jeunes, ils sont riches, ils sont intelligents, ils se ressemblent et s’assemblent. Mais au lendemain d’un accident de la circulation meurtrier dont ils sont responsables, Alice et Alex entrent en guerre contre les autres. Ou plus exactement contre la vie !

La suite ici

18 Mai

Joe la Pirate, un biopic de Virginie Augustin et Hubert consacré à la flamboyante Marion Barbara Carstairs

Elle a porté plusieurs noms, vécu plusieurs vies, collectionné les conquêtes féminines et les records de vitesse sur l’eau, lesbienne assumée, la plupart du temps habillée en homme, riche héritière, Marion Barbara Carstairs eut un destin hors norme retracé ici de façon romancée par le scénariste Hubert et la dessinatrice Virginie Augustin…

Un destin comme celui-là mérite bien qu’on s’y attarde un peu, 200 pages, c’est ce que fait Joe la Pirate, un peu plus même, 210 pages d’un récit assez dense entièrement basé sur des faits réels mais avec ici et là quelques arrangements.

« Nous n’avons pas cherché à en faire une adaptation… », précisent les auteurs en épilogue, « mais à recréer librement l’existence de Joe pour lui redonner vie ». 

Et de ce côté-là, c’est plutôt réussi, Joe la Pirate allie un scénario aussi fougueux que pouvait l’être la vie de l’héroïne et un dessin élégant, racé, hérité de la ligne claire façon Chaland.

Depuis sa plus tendre enfance à Londres jusqu’à son dernier souffle en Floride, Joe la Pirate, alias Tuffy, alias Marion Barbara Carstairs a effectivement mené sa vie à fond, multipliant les expériences, servant pendant la première guerre mondiale dans la Croix-Rouge américaine, rejoignant la Légion féminine, au sein de la section de la mécanique et des transports, pendant la guerre d’indépendance irlandaise, battant des records de vitesse sur l’eau, achetant une île aux Bahamas où elle mit les indigènes au pas et au service de ses invités, multipliant enfin les conquêtes féminines, parmi lesquelles Greta Garbo et Marlene Dietrich…

Fantasque au possible, lesbienne affirmée, habillée en homme sans vouloir le devenir, Marion Barbara Carstairs vécut sa vie comme un rêve éveillé, sans limites, sans contraintes.

Le scénariste Hubert, à qui l’on doit notamment le magnifique Peau d’homme en compagnie de Zanzim, est décédé en 2020. il retrouvait ici Virginie Augustin avec qui il avait déjà réalisé le non moins magnifique Monsieur désire?. Ici, les auteurs nous offrent un album de toute beauté avec un scénario qui interroge la vie et ce qu’on en fait, avec, et c’est bien le seul petit reproche, un rythme au pas de charge qui peut parfois nous égarer dans la trépidante vie amoureuse de l’héroïne.

Eric Guillaud

Joe la Pirate, de Virginie Augustin et Hubert. Glénat. 23€

© Glénat / Hubert & Augustin

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