12 Avr

Moby Dick : la grande terreur blanche venue des mers

Si tout le monde connaît Moby Dick du romancier Herman Melville, c’est qu’au-delà de son statut d’œuvre majeure de la littérature américaine du XIXème siècle, c’est aussi et surtout un monument sur lequel chacun peut apposer l’étiquette qui lui correspond le mieux : fresque maritime, huit-clos en haute mer, récit initiatique, allégorie sociétale, etc. Pour le dessinateur Bill Sienkiewicz (Daredevil), il s ‘agit d’une quête mystique flamboyante.

 Entre clair et obscur. C’est là que Bill Sienkiewicz a toujours aimé se réfugier, dans un style propice aux pleines pages et délavé entre aquarelle, acrylique, collage et esquisse aux contrastes subtils. L’Américain ne pouvait être qu’aimanté par ce pavé qu’est Moby Dick et son illuminé capitaine Achab, décidé coûte que coûte à tuer cette baleine blanche. Un monstre marin qui lui a arraché sa jambe gauche mais qu’il voit, surtout, comme la réincarnation du Mal absolu sur Terre.

© Delcourt / Bill Sienkiewicz & Dan Chichester

Plutôt que s’atteler à la tâche (impossible) de condenser ce gros pavé en un seul album, Sienkiewicz a décidé de le transformer en un voyage graphique quasi-dénué de dialogues dépassant le simple cadre de la BD, où chaque page, ou presque, ressemble à un tableau. Le récit est fidèlement raconté à la première personne par l’intermédiaire du personnage principal Ismaël, embarqué à bord du baleinier Pequod au début de l’aventure, dans un style tour à tour presque documentaire et enfiévré. Mais sous la plume de Sienkiewicz, tous les participants à cette tragédie inéluctable sont comme des ombres, des hommes qui n’en sont plus vraiment avec déjà, semble-t-il, un pied dans l’au-delà. Achab ressemble plus que jamais ici à un démon vengeur plutôt qu’à un capitaine de vaisseau tandis que son ennemi juré, lui, est dépeint comme une sorte de légende venue du fond des âges.

© Delcourt / Bill Sienkiewicz & Dan Chichester

Avec ses nombreuses ellipses et son découpage parfois déstabilisant, cette adaptation datant à l’origine de 1990 est une vision très personnelle. Ses auteurs (Sienkiewicz plus le scénariste Dan Chichester) en ont fait une expérience artistique troublante qui réussit l’exploit de s’éloigner de l’œuvre de Melville tout en mettant en valeur comme jamais la folie destructrice. Court (48 pages) mais bluffant.

Olivier Badin

Moby Dick de Bill Sienkiewicz & Dan Chichester, Delcourt, 14,95€

De l’autre côté de l’horizon, Une touche de bleu, Nos meilleures vies, Veil… le plein de mangas pour les vacances

On commence avec De l’Autre côté de l’horizon dont le premier des trois volets prévus est sorti en février dans la nouvelle collection Moonlight des éditions Delcourt, collection qui fait « la part belle à des titres touchants, mélancoliques et oniriques ». De mélancolie et d’émotions en tout genre, ce manga signé Hinata Nakamura n’en manque absolument pas. L’histoire ? Celle de Miyake, un jeune employé tokyoïte surmené qui décide un beau jour de tout plaquer pour rejoindre l’île de Tsukinowa où on lui propose de diriger un petit bureau de poste. Autant dire que Miyake va découvrir un autre mode de vie, la vraie vie peut-être, celle en tout cas qui laisse du temps au temps, permet de découvrir les autres, de se découvrir soi-même. (De l’Autre côté de l’horizon tome 1/3 de Hinata Nakamura. Delcourt Tonkam. 7,99€)

Ruriko est une jeune fille comme les autres, à une tâche de naissance près, une tâche de naissance bleue sur le visage qu’on appelle naevus d’Ota. Ruriko a appris à vivre avec, à répondre aux interrogations des uns, à faire fi des regards moqueurs des autres. Enfin presque ! La jeune fille a l’impression de se mentir à elle-même, de faire comme si son visage se limitait à son seul profil gauche. Alors, quand son professeur principal la regarde fixement en prenant des notes, elle n’apprécie guère. Mais ce professeur souffre de prosopagnosie, un trouble de la reconnaissance des visages. Impossible pour lui d’identifier ses élèves si ce n’est par une particularité évidente. Et cette tâche de naissance bleue en est une. Une belle histoire d’amour doublée d’une réflexion sur l’acceptation de soi et des autres malgré les différences. (Une Touche de bleu, 2 tomes parus, de Nozomi Suzuki. Glénat. 7,60€)

Taro a un pouvoir : celui de visualiser un décompte sur tous les êtres vivants à qui il reste moins de 100 jours à vivre. Et c’est justement le nombre de jours qui s’affiche devant Umi son amie d’enfance à qui il vient de déclarer sa flamme. Un macabre compte à rebours qu’ils vont ensemble tenter de stopper. Comment augmenter l’espérance de vie de sa bien aimée ? Tout simplement en lui faisant battre son coeur… Mignon !  (100 jours avant ta mort, 2 tomes parus, de Migihara. Glénat. 7,60€)

Ils ont des rêves plein les yeux et la vie devant eux. Kii Kanna met en scène dans ce one-shot paru chez Casterman six jeunes Tokyoïtes qui n’ont pas la vingtaine et naviguent dans les milieux de la musique pour certains, dans celui de l’animation pour d’autres. Comme Kishi pour qui le travail en studio commence à peser. Il aimerait bien démissionner mais n’a pas de plan B. Et puis, il y a Chyo qui vient d’arriver et dont il rêve la nuit… Rencontres, amour, travail, illusions et désillusions… Wii Kanna dresse le portrait d’une jeunesse japonaise avec force dans le trait, douceur dans le fond.  (Nos meilleures vies, de Kii Kanna. Casterman. 12,95€)

Si vous aimez sortir des sentiers battus, découvrir une approche résolument nouvelle du manga, alors Veil, de la mangaka Kotteri, est tout simplement fait pour vous. Les deux premiers volumes publiés en novembre dernier marquaient le lancement aux éditions Noeve, spécialisées jusqu’ici dans le domaine du livre d’art, d’un label consacré aux mangas et aux artbooks d’illustration. Très original dans le fond et dans la forme, Veil raconte une histoire d’amour entre un policier et une jeune femme aveugle. Le récit est une succession de courtes scènes qui sont autant de moments de vie du couple. Tout en couleurs, avec un trait, des cadrages, un découpage, qui se rapprochent de la bande dessinée européenne, Veil est un petit bijou de tendresse, de raffinement et d’esthétisme. Un troisième volume est annoncé pour juillet 2021 (Veil, de Kotteri, 2 tomes parus. Editions Noeve Grafx. 12,90€)

Une atmosphère victorienne gothique sophistiquée et un graphisme de caractère qui se démarque de la production classique, Shadows House du duo So-ma-to, Nori au scénario et Hisshi au dessin, s’affirme dès le départ comme une série à part. Et côté histoire, c’est la même chose, So-ma-to nous ouvre les portes du manoir de la famille Shadow avec une petite particularité : ses membres n’ont pas de visages et pallient cet état de fait en employant des poupées vivantes chargées de les servir et d’interpréter leurs émotions. Emilico est la poupée vivante de la jeune Kate Shadow. Tout juste arrivée à son service, elle doit apprendre à répondre à ses envies et à refléter sa personnalité. En attendant, elle frotte la suie que le vidage de sa jeune maîtresse laisse un peu partout dans la chambre… Vaut-il mieux être que paraître ? Shadows House est un petit bijou de mystère et de douce réflexion. (Shadows House, 4 tomes parus, de So-ma-to. Glénat. 7,60€)

Vous êtes fan de Dr. Stone, la série de Riichirô Inagaki et Boichi vendue à plus de trois millions d’exemplaires dans le monde ? Alors, vous ne pourrez passer à côté de ce spin-off sorti en même temps que le tome 15. Réalisé par Boichi seul, Dr Stone Reboot : Byakuya nous embarque dans la station spatiale internationale où les astronautes apprennent la pétrification de l’humanité faisant des six astronautes les derniers représentants de l’espèce humaine. Pourront-ils sauver le genre humain ? Réponse dans ce récit de science-fiction pur et dur ! (Dr Stone Reboot : Byakuya, de Boichi. Glénat. 6,90€)

Dix-sept ans dans le coma ! C’est précisément ce qui est arrivé à l’oncle de Takafumi après avoir été renversé par un camion. Alors bien sûr l’homme a de quoi être un peu paumé à son réveil. Même s’il a été geek en son temps, les jeux vidéo dont il raffolait, les téléphones, internet, la technologie d’une manière générale, ont largement évolué. Takafumi le remet à niveau et lui permet de devenir YouTubeur. En contrepartie, l’oncle raconte son coma qu’il prétend avoir passé dans un monde médiéval fantastique et en avoir ramené des pouvoirs magiques. Pour les amoureux de l’univers du jeu vidéo. (Coma héroïque dans un autre monde, de Hotondo Shindeiru. Soleil Manga. 7,99€)

À l’origine, Ayako est un récit du dieu du manga Tezuka qui nous plonge dans le Japon au lendemain de la seconde guerre mondiale avec le retour des soldats japonais et la présence des Américains. Kubu Kurin en propose ici une transposition dans notre monde contemporain avec une touche d’érotisme et bien sûr, toujours, cette dramatique histoire de la famille Tengé, plus grand propriétaire terrien de la région, et de la jeune Ayako, née de l’union incestueuse du père de famille et de sa belle-fille, la femme de son fils, le tout sur fond d’héritage. (Ayako, l’enfant de la nuit, de Kubu Kurin. Delcourt Tonkam. 9,35€)

Kiyoshi Sumioka en est persuadé, il ne tombera jamais amoureux et pas une fille ne tombera amoureuse de lui. Jusqu’au jour où il croise le chemin de la jeune Sumi, une vendeuse de bento. C’est le coup de foudre, un coup de foudre réciproque. Et du coup, Kyoshi lui propose sans détour de l’épouser, avant même de l’avoir ne serait-ce qu’embrasser. L’un et l’autre sont sans expérience, l’un et l’autre vont découvrir ce qu’ils pensent être l’amour… Un deuxième tome est prévu pour le 19 mai. (Sans expérience, de Mayu Minase. Delcourt Tonkam. 7,99€)

09 Avr

Vacances de Pâques : dix BD pour faire le plein d’évasion

Western, science-fiction, polar, témoignage, documentaire… voici rien que pour vous une petite sélection de bandes dessinées à déguster sous votre couette et jusqu’à dix kilomètres autour…

Décrétés commerces essentiels, les librairies seront avec les disquaires les rares commerces non alimentaires ouverts pendant ces vacances. Autant en profiter et s’offrir de beaux voyages immobiles. Voici dix pistes, il y en a bien évidemment des milliers d’autres à explorer…

La suite ici

08 Avr

Dans la nuit noire de David Small : le récit d’une adolescence américaine

Douze ans après le récit autobiographique Sutures qui avait profondément marqué la critique et les lecteurs des deux côtés de l’Atlantique, l’Américain David Small est de retour chez Delcourt avec un nouveau récit sur l’enfance mais cette fois en mode fiction… ou presque.

Dans son premier roman graphique, l’autobiographique Stitches, Sutures pour la traduction française parue chez Delcourt en 2009, l’Américain David Small nous dévoilait une jeunesse singulière, bousculée par la découverte d’une tumeur au cou, meurtrie par l’indifférence totale de ses parents vis à vis de lui. Un album pas franchement joyeux mais qui sera très justement encensé par la critique et le public et récompensé par The National Book Award.

Pas plus gai, et son titre est là pour le confirmer, Dans la nuit noire est cette fois une fiction, même si certains faits sont inspirés de la vie d’un ami de l’auteur et si sa propre adolescence transparaît en filigrane tout au long de l’album. Nous sommes dans les années 50, Russel Pruitt, 13 ans, vit seul avec son père depuis que sa femme l’a quitté pour son meilleur ami. Besoin de changer d’horizon, besoin de soleil, Russel et son père partent pour la Californie comme on partirait à la recherche d’un eldorado.

Hébergés par une famille chinoise, le père cherche un boulot qu’il ne trouve pas tandis que le fils fait l’apprentissage de l’amitié mais aussi de la haine, de la violence, du harcèlement, du rejet, de l’homophobie, du racisme, dans le contexte d’une Amérique qui n’a rien d’un rêve et parfois tout d’un cauchemar, à l’image de ce psychopathe qui hante la ville et tue avec une sauvagerie extrême les chats et chiens du quartier.

David Small n’était pas un fervent lecteur de bandes dessinées avant d’entreprendre un voyage à Paris, d’y découvrir la richesse des romans graphiques et de tomber sous le charme d’artistes comme Blutch, de Crecy ou Gipi. Ce sont eux qui lui ont donné l’envie de s’exprimer avec ce médium, lui qui était connu et reconnu jusque-là pour son travail d’illustrateur pour la presse ou le livre jeunesse. Si le tournant de sa carrière intervient avec Sutures, Dans la nuit noire vient confirmer son talent de conteur et de dessinateur au trait léger et vivant.

Eric Guillaud

Dans la nuit noire, de David Small. Delcourt. 24,95€

© Delcourt – Small

05 Avr

Patte de Mouche : les tout petits formats de L’Association sont de retour

En pause depuis 2016, la fameuse collection de l’éditeur indépendant L’Association fait son retour dès le mois d’avril avec trois titres. Cinq autres suivront d’ici le mois de juin…

24 pages, 25 grammes, 3 euros… Comme le nom de la collection peut le laisser supposer, les Patte de Mouche sont des petits formats qui ont pourtant largement contribué à la réputation de la maison d’édition L’Association.

La collection compte aujourd’hui un peu plus de 80 titres. Après une petite mise en sommeil depuis 2016, la voici de retour avec 15 nouveaux titres, huit d’ici le mois de juin. Et parmi ces titres, quatre récits de Lewis Trondheim autour de son personnage Richard, un récit de voyage signé Mahler, un récit d’anticipation d’OIivier Texier ou encore un récit autobiographique de Tofépi.

Comme les court-métrages au cinéma, ces petits formats permettent aux auteurs de bande dessinée d’expérimenter, de raconter des micro-histoires et parfois, comme le fait Troubs dans son récit Monsieur Tortue de revisiter l’histoire du monde en mode accéléré. Comme quoi, même sur 24 petites pages, tout est possible !

Eric Guillaud

Richard de Trondheim, Kyoto Manga de Nicolas Mahler, Polypolaire d’Olivier Texier, Monsieur Tortue de Troubs, Dans ma bulle de Tofépi (premiers titres à paraître le 16 avril)

© L’Association – Richard et les quasars de Trondheim

Ceux qui brûlent de Nicolas Dehghani : un dangereux psychopathe, deux flics à la ramasse, trois bonnes raisons de savourer ce polar

Transfuge de l’animation et de l’illustration, Nicolas Dehghani signe sa première bande dessinée chez Sarbacane. Un savoureux polar de près de 200 pages qui nous embarque à New York dans le sillage de deux flics que leur hiérarchie aurait préféré mettre au placard…

La journée commence mal, très mal, pour Alex. Son collègue de flic Pouilloux vient de lui envoyer un SMS pour lui rappeler qu’ils font désormais équipe. Et ça fait pas mal rire au bureau…

« Ha Ha !  Vous allez cartonner tous les deux ! On dirait que t’as enfin trouvé l’homme de ta vie! »

Il faut dire qu’entre notre Alex, en burn out total depuis qu’elle a eu un accident avec un scooter parce qu’elle lisait son – mauvais – horoscope du jour en conduisant, et Pouilloux qui n’a jamais été une flèche, les criminels de tous poils peuvent avoir l’esprit tranquille. Enfin, c’est ce qu’on pouvait imaginer.

Mais à deux c’est mieux ! Et nos deux larrons envoyés sur une sordide affaire d’attaque à l’acide vont tout faire pour démasquer le cinglé quitte à franchir quelque peu les lignes de la légalité. Cette affaire, espèrent-ils, doit leur permettre de retrouver un peu de crédibilité auprès de leurs collègues… ou de la perdre à jamais.

Formé au cinéma d’animation à l’école des Gobelins, illustrateur pour L’Obs, Les Echos ou encore XXI, Nicolas Dehghani signe ici un premier album enthousiasmant avec un trait singulier, des dialogues percutants, des personnages un brin décalés et une atmosphère générale qui oscille entre l’humour et le thriller. Un beau livre au dos toilé forcément noir.

Eric Guillaud

Ceux qui brûlent, de Nicolas Dehghani. Sarbacane. 24,50€ (en librairie le 7 avril)

© Sarbacane – Dehghani

03 Avr

Lisa et Mohamed : retour sur la tragédie des harkis avec Julien Frey et Mayalen Goust

Presque 60 ans après la guerre d’Algérie, le sujet des harkis est toujours aussi sensible pour ne pas dire tabou des deux côtés de la Méditerranée. Abandonnés de tous, beaucoup de ces supplétifs de l’armée française ont rejoint la France à l’indépendance pour tenter de vivre ou plus exactement de survivre. Sans billet de retour ! Cet album raconte l’histoire de Mohamed, l’un de ces nombreux harkis que l’histoire aurait voulu oublier…

Mohamed vit seul dans son appartement avec ses souvenirs et ses rancoeurs. Depuis quelques temps, il ne range plus rien, ne sort plus. Son fils ne parvient plus à le raisonner. Il décide de sous-louer une chambre de cet appartement aujourd’hui trop rand à Lisa, une jeune étudiante justement à la recherche d’un logement.

« Mon père n’a pas besoin d’une infirmière. Il faudrait juste être là, dîner avec lui de temps en temps. Et me prévenir en cas de… problème »

Lisa accepte. Entre les deux, on ne peut pas dire que c’est l’amour fou au début. C’est même plutôt glacial. Jusqu’à ce que Lisa découvre, à la faveur d’enregistrements retrouvés dans sa chambre, le passé du vieil homme. Un harki.

« Pourquoi vous avez choisi de vous battre pour la France ? »

La question est directe mais elle a le mérite de briser la glace. Mohamed qui gardait le silence depuis de trop nombreuses années finit par raconter son histoire à Lisa, sa jeunesse au village, les premières confrontations avec les atrocités de la guerre, l’impôt révolutionnaire exigé par le FLN, son entrée dans une Harka, une unité de supplétifs, ses années en France, le déracinement, la douleur, la haine des autres, ceux qui ont choisi le « bon camp » et l’amour pour sa femme décédée, pour ses cousins qui ont suivi un autre chemin.

« J’ai travaillé pour les Français, je me suis pas battu pour la France. C’est différent. »

© Futuropolis / Frey & Goust

Après L’œil du STO qui nous plongeait dans le Paris occupé de la deuxième guerre mondiale, Julien Frey aborde ici une autre période sombre de notre histoire, la guerre d’Algérie, et ce drame des harkis, rejetés par les Algériens, méprisés par les Français. Avec beaucoup d’humanité dans le propos et de délicatesse dans le trait, cet album nous offre un de ces témoignages essentiels pour la mémoire collective avec une rencontre, entre deux générations, deux êtres qui n’ont pas grand chose en commun et apprennent à se connaître, à s’apprécier, à s’accepter. Des personnages attachants, un récit touchant !

Eric Guillaud

Lisa et Mohamed, de Julien Frey et Mayalen Goust. Futuropolis. 20€ (en librairie le 7 avril)

01 Avr

La fortune des Winczlav de Berthet et Van Hamme: il y a du Largo dans l’air !

Et pas que dans l’air ! En décrochant de ThorgalXIII ou encore de la série Largo Winch, on pouvait légitimement penser que le scénariste Jean Van Hamme allait s’occuper à savourer une retraite largement méritée. C’était mal connaître le bonhomme. Le revoici avec le premier volet de La fortune des Winczlav, un prequel qui lui permet de revenir sur les origines du héros milliardaire…

S’il avait à prouver qu’il est toujours dans le coup, alors il l’a fait avec ce nouvel album paru aux éditions Dupuis. Mais bon, franchement, Jean Van Hamme n’a plus grand chose à prouver à qui que soit. Son nom a fait plusieurs fois le tour de la planète BD avec de sérieux best-sellers, Largo Winch en tête, mais aussi XIII, Thorgal, Wayne Shelton, Lady S, Les Maîtres de l’Orge ou encore SOS Bonheur. 

Et s’il s’est retiré de ses principales séries, confiant au passage ses personnages de papier à d’autres scénaristes, c’est pour se libérer du temps. Pour la pêche ? Non, du temps pour lancer des projets qui lui tiennent particulièrement à coeur. Comme celui-ci. Tout est dans le titre, La fortune des Winczlav, et sur le sticker rouge stipulant « Aux origines de l’empire Largo Winch ».

© Dupuis / Van Hamme & Berthet

Mais ne vous y trompez pas, il ne s’agit pas là d’une nouvelle aventure de notre milliardaire en blue jeans. D’ailleurs vous ne l’apercevrez pas dans les 56 pages de l’album. Ou seulement, à en croire les auteurs, à la toute fin des trois volets prévus, un Largo âgé de deux ans. Vous n’apercevrez pas non plus, à une ou deux exceptions près, les autres personnages de la série. Pour ce projet, Jean Van Hamme a développé une toute petite partie du premier roman de Largo Winch paru dans les années 70, quelque part entre les pages 12 et 18 a-t-il confié au magazine dBD dans une interview que je vous conseille vivement (dBD avril 2021).

Tout commence au Monténégro en 1848. le jeune médecin Vanko Winczlav doit fuir son pays après avoir soutenu une insurrection paysanne contre la tyrannie du prince-évêque. Direction l’Amérique où il se marie et trouve un job d’infirmier avant de se retrouver en prison pour exercice illégal de la médecine, son diplôme n’étant pas reconnu de l’autre côté de l’Atlantique.

Parler de Largo sans Largo, on aurait pu imaginer l’exercice un peu casse-gueule. Mais non, car au scénariste Jean Van Hamme est venu s’associer un autre grand nom de la bande dessinée, Berthet et son trait clair et réaliste qui nous laisse toujours sans voix.

Résultat : un album loin de faire pale figure dans nos bibliothèques, à ranger aux côtés de la série aux 12 millions d’exemplaires vendus et dont Giacometti et Francq poursuivent brillamment les aventures. À suivre…

Eric Guillaud

Vanko 1848, La Fortune des Winczlav tome 1/3, de Van Hamme et Berthet. Dupuis. 15,95€

© Dupuis / Van Hamme & Berthet

29 Mar

Undiscovered Country, une vision cauchemardesque de la patrie de l’Oncle Sam post-pandémie

Ils sont juste quelques-uns comme ça, à pouvoir déclencher un projet d’envergure sur leur seul nom. Oui, bien qu’âgé de ‘seulement’ 44 ans, Scott Snyder fait partie de ces scénaristes qui comptent comme on dit : American Vampire, The Swamp Thing ou encore Batman… Cet américain, capable à chaque fois d’imprimer sa patte sans pour autant dénaturer son sujet, s’attaque cette fois-ci au récit post-apocalyptique avec le premier tome d’une série qui s’annonce épique.

Le dernier bébé de Snyder Undiscovered Country est ce que l’on pourrait appeler un blockbuster qui ne se cache pas. Avec son aspect choral, ses quatre autres tomes déjà annoncés et surtout son histoire épique dont on ne fait que deviner les multiples embranchements à la fin de ce premier volume, on n’est même pas étonné d’apprendre que les droits pour le cinéma en ont déjà été vendus, tant ce récit apocalyptique multiplie les superlatifs. Après, ce qui frappe peut-être le plus ici, c’est son caractère involontairement… Prophétique, comme un reflet ultra-pessimiste de ce que notre monde post-COVID pourrait devenir.

Dans un monde ravagé par un mystérieux virus ultra-virulent mortel à 80% du nom d’azur et réduit à deux blocs (l’Europe fusionnée à l’Afrique face à l’Asie), les Etats-Unis sont devenus une forteresse inviolable. Une sorte de prison à ciel ouvert fermée au reste du monde depuis trente ans et dont on ne sait plus rien. Mais lorsqu’un message envoyé de l’intérieur promet un antidote au mal qui terrasse notre planète, un groupe hétéroclite de sept personnages (une journaliste, un docteur, un militaire etc.) aux motivations diverses y est envoyé. Mais ce qu’ils découvrent une fois l’impressionnante enceinte qui jusqu’à maintenant protégeait le continent des regards extérieurs ne correspond pas du tout à ce qu’ils attendaient…

Bien que les références sont multiples et presque toutes cinématographiques (La Planète des Singes, Mad Max, New York 1997 etc.), Snyder et ses compères, dont le coscénariste Charles Soule et le dessinateur Giuseppe Camuncoli, réussissent pourtant à imposer leur vision, bien aidés il est vrai par le travail très pop et vivifiant sur les couleurs. Connu pour être assez bavard, quitte à en faire un peu trop, Snyder fait bien attention à poser son monde ici, faisant bien attention à donner à chaque personnage un background et une raison de vivre propre. Une mise en bouche parfois un peu indigeste mais nécessaire, tant l’univers est riche. Et puis clairement, cela permet de rendre le chemin plus clair pour les (nombreuses) suites à venir. Surtout que le décor est, lui, assez ébouriffant, un pays-continent constellé de ruines et désormais peuplé par des créatures fantasmagoriques. En filigrane, on devine aussi assez facilement un second niveau de lecture, plus politique lui, sur la place de minorités, le repli identitaire ou encore ce qui fait une nation.

Assez touffu, trop parfois, partagé entre blockbuster qui s’assume et œuvre plus personnelle et politique, ce premier volume porte en tous cas de nombreuses promesses, quitte à provoquer une petite frustration que seule la sortie de sa suite pourra calmer. 

Olivier Badin

Undiscovered Country de Scott Snyder, Charles Soule & Giuseppe Camuncoli. Delcourt. 17,50€

27 Mar

Lorraine Coeur d’Acier de Vincent Bailly et Tristan Thil: les ondes au service de la lutte ouvrière

Dans les pas d’un Baru, qui signe d’ailleurs une postface dessinée au livre, Vincent Bailly et Tristan Thil rendent hommage au peuple lorrain en racontant à travers l’histoire d’une radio pirate l’une des dernières grandes luttes ouvrières…

Ce n’est pas la fête chez Camille. Comme dans tous les foyers de Longwy. Et il y a de quoi. Nous sommes en 1979, le plan Davignon qui prétend assurer la restructuration industrielle du secteur sidérurgique prévoit 22 0000 suppressions d’emplois. Certains parlent d’un plan de sauvetage, les ouvriers parlent d’un démantèlement en règle.

Une chose est certaine, tout ça ne sent pas très bon. Alors chez Camille comme ailleurs, il y a de la tension dans l’air. Son père, immigré polonais, sidérurgiste et délégué CGT, a d’ailleurs transformé la maison en QG syndical. Chacun s’organise, manifs, blocages, séquestrations… la lutte risque d’être longue et rude.

© Futuropolis / Bailly & Thil

A 18 ans, Camille aurait pu se sentir extérieur à tout ça, lui qui aspire à une autre vie que celle offerte par l’usine, mais il s’implique dans le mouvement, comme photographe. Et puis il y a cette radio pirate lancée par la CGT avec deux journalistes professionnels, Marcel Trillat et Jacques Dupont. Une radio pirate comme il en a existé quelques-unes dans les années 70. Celle-ci s’appelle Lorraine Coeur d’acier et a un objectif : libérer la parole des ouvriers et au-delà celle de toute une population.

© Futuropolis / Bailly & Thil

Pendant pratiquement deux ans, Lorraine Coeur d’Acier accompagne la lutte, couvre les manifs, provoque le débat, accueille des personnalités telles que Georges Marchais, Daniel Cohn-Bendit, Alain Krivine ou Françoise Giroud, réunit des hommes, mais aussi des femmes bien décidées à faire entendre leur voix dans ce monde ouvrier très masculin. Et ce au nez et à la barbe de l’état qui tenta à plusieurs reprises de brouiller les ondes. À cette époque, faut-il le rappeler, la radio comme la télévision sont encore sous monopole et tutelle de l’état.

L’une des dernières grandes luttes ouvrières d’un côté, l’une des premières radios libres de l’autre, Vincent Bailly et Tristan Thil illustrent avec brio le passage d’un monde à l’autre avec un graphisme brut, sans artifice, des planches qui laissent transparaître la violence de la situation. Une très belle fiction au coeur de l’histoire sociale de notre pays.

Eric Guillaud

Lorraine Coeur d’Acier, de Vincent Bailly et Tristan Thil. Futuropolis. 17€ (disponible en librairie le 7 avril)

RSS