Ce n’est pas la première fois qu’un héros de papier survit à son créateur, ce n’est pas non plus la première fois que Corto Maltese repart à l’aventure depuis la disparition d’Hugo Pratt. Alors pourquoi tant d’amour et de haine autour de cet « album événement » sorti chez Casterman et signé Martin Quenehen et Bastien Vivès ? Réponse ici…
Le secret a été bien gardé jusqu’au jour de sa sortie, le 1er septembre. Ou presque ! Les plus avertis des amateurs de bandes dessinées ont pu bénéficier de quelques fuites ici ou là. Mais rien qui ne pouvait atteindre le grand public, celui à qui s’adresse ce nouvel album.
Car Corto Maltese n’est pas n’importe quel héros de papier. C’est l’un des plus intemporels, des plus populaires, des plus appréciés et bien au-delà du seul petit monde du Neuvième art. Comme Lucky Luke, Spirou, Astérix, Blake et Mortimer, Blueberry ou encore Tif et Tondu, qui ont tous fait l’objet de reprises, Corto appartient aujourd’hui à notre imaginaire collectif et de fait à nous tous avec l’image qu’on s’est faite de lui, qu’on garde de lui.
Lui donner une nouvelle vie, comme l’ont fait précédemment Juan Diaz Canales et Rubén Pellejero et aujourd’hui Martin Quenehen et Bastien Vivès est assez casse-gueule. Forcément, quelque chose ne collera pas à cette image que nous avons du personnage, forcément, il n’y aura pas la même musique, la même poésie, le même coup de crayon.
Et c’est là à mon avis le coup de génie de Vivès et Quenehen, garder l’essence des aventures de Corto, l’ADN du personnage, mais s’éloigner totalement du graphisme de Pratt et de la période, le début du XXe siècle, dans laquelle se déroulent toutes ses aventures depuis La Ballade de la mer salée sorti en 1975 jusqu’à Mû en 1992, et même sous les trois albums du tandem Canales / Pellejero. Océan noir se déroule en 2001 avec un Corto rajeuni, plutôt beau gosse, une allure actuelle avec tout de même ses légendaires rouflaquettes et sa boucle d’oreille.
Vivès et Quenehen, ne sortent quand même pas de nulle part, le premier est l’auteur d’une vingtaine de one-shots et de plusieurs séries dont Lastman, le second, ancien producteur d’émissions à France Culture, romancier, est devenu scénariste de bande dessinée avec un autre album dessiné par Bastien Vivès, Quatorze juillet.
Alors bien sûr, ce parti pris graphique – Vivès a tout de même un trait singulier – et scénaristique ne peut effectivement pas plaire à tout le monde et bien évidemment les gardiens du temple sont montés au créneau et s’offusquent. Petit florilège :
« Arrêtez ce massacre », « Corto est mort avec Hugo Pratt », « Vous faites quoi la prochaine fois ! Corto contre Batman !? », « Le personnage de Corto est lié à son époque et ses références culturelles… Le mettre à notre époque c’est trahir tout ce qu’il est »…
Bref, les griefs sont nombreux, les louanges le sont tout autant. Alors, le meilleur moyen d’aborder cet album est de bien garder à l’esprit que Vivès et Quenehen n’ont en rien l’ambition de remplacer Hugo Pratt. Ce n’est pas possible ! Ce qu’ils souhaitent, c’est offrir une autre perspective de l’oeuvre, une réinterprétation, et quelque part rendre hommage au génie de Pratt.
Et de ce côté-là, c’est réussi. Océan noir nous embarque dans une très belle aventure, où l’on retrouve tout le magnétisme, le romantisme du personnage avec un casting de premier choix, Rasputine bien sûr et des femmes, pas mal de femmes, qui mènent la danse comme souvent dans les aventures de Corto et trimbalent notre héros de Tokyo à Lima au Pérou à la recherche d’un trésor.
Pour répondre à la question de cette rubrique, l’album de Vivès et Quenehen n’est absolument pas une hérésie, plutôt un coup de génie, en tout cas un album qu’il faut impérativement avoir dans sa collection Corto Maltese. Inutile de vous précipiter, il y en aura pour tout le monde, l’objet serait tiré à plus de 100 000 exemplaires.
Eric Guillaud
Corto Maltese, Océan noir, de Vivès et Quenehen. Casterman. Disponible en deux versions, cartonné et en couleur à 35€, souple et en noir et blanc à 22€