29 Mar

Besoin d’air ? Le nouveau Doggybags découpe à la hache l’Amérique réac

Confinés mais pas résignés, nous allons continuer à parler BD ici-même avec des bouquins d’ores et déjà disponibles au format numérique et à retrouver en format physique dès que cet épisode de coronavirus au très mauvais scénario nous aura définitivement quitté…

La publication phare du label 619 (créateur de Mutafukaz) continue avec son quinzième tome de proposer ses collections d’histoires qui font peur, nourries au cinéma bis. Sauf que cette fois-ci, elles s’attaquent frontalement à l’American way of life.

Il y a six mois, tels les grands méchants de films d’horreur que ses auteurs admirent tant, Doggybags était revenu d’entre les morts. Modelé sur ces pulps américain d’après-guerre que les rejetons de l’Oncle Sam pouvaient alors acheter pour une bouchée de pain, chacun de leur numéro réunit plusieurs histoires autour, plus ou moins, de la même thématique, mais réalisées par différentes équipes.

Le directeur de la collection et patron historique du Label 619 RUN n’a jamais caché son amour de la culture US, éternelle source d’inspiration. Mais dans l’édito de ce quinzième numéro où il a scénarisé deux des trois histoires, il avoue aussi combien l’élection surprise de Donald Trump lui a rappelé qu’il y avait aussi une autre Amérique : raciste, pudibonde, réactionnaire, obsédée par les armes à feu, etc. Ce nouveau numéro est donc plus ‘politique’ en quelque sorte, même si au final, le décompte des cadavres et des têtes tranchées est du même niveau que d’habitude.

Peut-être que les amateurs d’horreur pure trouveront cette fois-ci l’exercice un peu trop ‘réaliste’ et pas assez divertissant. Mais avec une histoire sur les fake news visant ouvertement Fox News et sa fabrique à fantasmes plus deux autres sur ce foutu virus se transmettant de génération en génération nommé ‘racisme’, ce n’est pour rien que le programme soit titré Mad In America. Surtout qu’entre le noir et blanc très stylisé et la lycanthropie de Manhunt qui ouvre le bal, le plus cérébral et bavard Conspiracism et l’ambiance de bayou du dernier volet Heritage, à chaque fois les histoires se finissent mal. Et toutes ces fausses pubs ou ces petits articles sur, par exemple, les pires fusillades de masse de ces dernières années ou le Ku Klux Klan que l’on retrouve entre chaque histoire prennent plus que jamais tous leurs sens.

Que disait déjà la chanson star du film parodique des créateurs de South Park, Team America ? Ah oui…. « America, fuck yeah ! »

Olivier Badin

Doggybags 15, saison 2, Ankama/Label 619. 13,90

 

21 Mar

Besoin d’air ? La guerre des royaumes : Marvel sort la grosse artillerie !

Confinés mais pas résignés, nous allons continuer à parler BD ici-même avec des bouquins d’ores et déjà disponibles au format ebook et à retrouver en format physique dès que cet épisode de coronavirus au très mauvais scénario nous aura définitivement quitté…

Que du beau monde à l’affiche de la saga War Of The Realms (‘la guerre des royaumes’), l’événement de l’année de l’écurie Marvel, un méga-blockbuster digne d’un opéra wagnérien. Et avec dedans des dieux déchus, plein de combats dantesques, des super-héros en pleine panique mais aussi des walkyries appelées sur le champ de bataille, vu que tous n’en reviendront pas. Après, il faudra accepter les pratiques commerciales de la fameuse ‘maison des idées’ mais le jeu en vaut la chandelle. Si.

Les gens de Marvel ont toujours eu le sens des affaires. Ils ont donc saisi très tôt l’intérêt des ‘crossover’ – ‘croisement’ serait une traduction à peu près potable. C’est-à-dire ces aventures où des héros tirés de séries différentes se retrouvaient pour combattre un ennemi commun ou comment faire d’une pierre deux coups.

Mais en 1984, ils sont passés la vitesse supérieure avec les Secret Wars alias ‘les guerres secrètes’, publiés l’année suivante en France dans la revue Spidey. Là, c’est carrément toute la famille royale MARVEL (les X-Men, Spiderman, Captain America etc.) qui a été convoquée pour lutter dans un univers parallèle contre le Beyonder, vilain suprême. Une saga qui a fait date a plein de niveaux, grâce à son côté ultime mais aussi parce qu’elle a été l’occasion de rabattre pas mal de cartes, avec par exemple la Chose quittant (momentanément) les 4 Fantastiques, Spiderman découvrant son nouveau costume qui se révélera par la suite être une entité extraterrestre à part entière qui deviendra ensuite Venom etc.

Trente-cinq ans plus tard, War Of The Realms (‘la guerre des royaumes’) tente clairement de renouer avec le même genre d’ambition. D’abord en offrant aussi un casting impérial allant de Wolverine au Punisher en passant par, encore, Spiderman ou Thor, obligés de s’allier pour sauver la Terre. Puis en leur mettant en face un méchant forcément XXL, alias Malekith roi des Elfes Noirs. Et enfin en plantant l’action dans des décors grandioses, largement exploités par le dessinateur Russel Dauterman : New York, Asgard la résidence des dieux, Jotunheim le royaume des géants etc. Au scénario, on retrouve aussi la patte du scénariste Jason Aaron (Thor, Avengers etc.) et son goût pour l’épique… Marvel a clairement voulu faire de cette rencontre au sommet l’un des points forts de la décennie et a mis les moyens, cela se sent à tous les niveaux.

War Of The Realms © Panini Comics/Marvel

Mais là où cela se complique un peu, c’est justement à cause de ce côté un peu trop mercantile par moment. Il aurait bien sûr être beaucoup trop simple de réunir les six épisodes de l’histoire principale dans un seul et même volume. Non, il a fallu les faire paraître en feuilleton sur trois numéros successifs d’un titre bimensuel vendus dans les maisons de la presse. Mais surtout, dès le premier tome, on découvre aussi l’existence de dérivés, ou ‘spin-off’ en jargon comics. C’est-à-dire des histoires parallèles se passant, grossièrement dans le même contexte, mais officiellement pas indispensables à la trame principale, même si le collectionneur frénétique sera forcément très tenté.

D’ailleurs, histoire de compliquer encore un peu plus les choses, il y a aussi cette foutue numérotation ésotérique, avec des numéros 2.5 ou 1.5 côtoyant les 1, 2 ou 3, imposant une sorte de hiérarchie un peu bizarre. Or même si la toile de fonds est la même, dans certains cas cette guerre des royaumes n’est justement que ça : une toile de fonds, sans véritable incidence, ou très peu. Comme du côté du toujours très caustique Deadpool qui, fin du monde ou pas, continue surtout ici de balancer deux vacheries par case tout en tabassant des trolls en Australie aux côtés de personnages semblant sortir tout droit de Mad Max.

Alors oui, on râle un peu mais c’est parce que cette série tient aussi toutes ses promesses, malgré le fait que l’on sente plus que jamais combien le succès monumental des nombreuses adaptations cinématographiques de l’univers Marvel pèse sur le rendu visuel. Et puis aussi intéressée qu’elle soit par votre portefeuille, s’il y a une chose pour laquelle Marvel est forte, c’est vous en foutre plein les mirettes.

Oliver Badin

War Of The Realms, Panini Comics/Marvel (disponible en version numérique)

06 Mar

Les belles années 40 ou quand Batman partait à l’assaut des quotidiens

S’il est aujourd’hui un être torturé et pessimiste, dans les années 40 Batman était héros rasé de près et toujours prêt à défendre la veuve et l’orphelin. Particulièrement dans ses aventures reformatées spécialement pour la presse quotidienne, enfin de nouveau disponibles en France à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de sa création…

Aux États-Unis, on les appelle les dailies (es ‘journaliers’), même si en France on lui a toujours a préféré celui de ‘format à l’italienne’. Quelque soit l’étiquette choisie, ces petites vignettes étaient presque un art en soit. Ou comment réussir à raconter une histoire en, allez, quatre cases maximum tout en les insérant dans un grand tout. Une vraie gageure scénaristique et graphique, l’équivalent en format BD de ce que furent les romans feuilletons de la première moitié du XXème siècle. Le public américain étant particulièrement friand de ce genre d’exercice, la jeune industrie florissante des comics ne pouvait que surfer sur cette tendance. Et après Tarzan, Flash Gordon ou encore Superman, Batman et son compère Robin se sont eux aussi jetés dans la brèche. Ce premier tome (sur trois prévus) réunit donc tous ces premiers strips parus entre Octobre 1943 et Octobre 1944.

Alors autant prévenir d’entrée : on a plus affaire ici à une réédition, disons, patrimoniale qu’à une bande dessinée à part entière que l’on pourrait appréhender de façon objective avec notre regard du XXIème siècle. Mais l’objet est superbe, nanti d’un papier granuleux de haute qualité ainsi qu’une longue et très détaillée introduction où l’on revient sur ses conditions de fabrication et sa diffusion, ainsi que sur les différents auteurs qui se sont penchés sur son berceau.

Seulement quatre ans après sa création et victime en quelque sorte de son époque (nous sommes dans les années 40 et le Monde est en guerre), le Batman de 1943 est très stéréotypé et sans subtilité. En même temps, vu le format, les auteurs ne pouvaient (et ne voulaient sûrement) pas faire dans la dentelle, ne serait-ce que suivre le rythme imposé par la cadence infernale de parution. Les dailies était un jeu à part avec leurs règles bien à eux, avec notamment une obsession pour les coups de théâtre à répétitions.

Mais c’est justement ce ton très naïf à part et surtout l’ambiance très ‘roman noir’ qui le rendent aussi très attachant. En gros, à part le Joker, nos deux super-héros n’en sont pas encore à affronter des super-vilains mais font plutôt figure ici de super-policiers en quelque sorte, en prise avec la pègre ou des trafiquants en tout genre. Sauf que malgré sa mâchoire carrée et ses poses viriles, le vengeur masqué affiche aussi déjà un côté sombre que son créateur Bob Kane, toujours ici aux manettes, cultive avec délice dans un style parfois assez proche de la série télé Les Incorruptibles. Cerises sur le gâteau, l’encrage de Charles Paris (sublimé ici par des reproductions et un noir et blanc impeccables) et le respect du format original, rendant ainsi l’expérience encore plus immersive.

Délicieusement rétro et en même temps avec une patte graphique qui, près de huit décennies plus tard, frappe encore, un petit bijou de BD à l’ancienne pour les amoureux des aventures de Philip Marlowe, de héros vraiment supers et de soirées à planquer sur les quais baignés dans la brume.

Olivier Badin

Batman, The Dailies: 1943-1944 de Bob Kane, DC Comics/ Urban Strips, 22,50 euros

© DC Comics/ Urban Strips – Bob Kane

27 Fév

Quand la saga Alien rencontre le pape du cyberpunk William Gibson

Bien qu’un peu oublié aujourd’hui, le romancier américain William Gibson reste l’un des précurseurs du cyberpunk, préconisant dès 1984 non seulement l’avènement d’internet mais aussi la collusion de plus en plus dangereuse entre les machines et notre intimité. Sur le papier, il semblait donc parfait pour apporter sa pierre à l’édifice de la saga Alien. Sauf que la rencontre n’a hélas jamais eu lieu…  En fait si, elle a bien eu lieu mais on ne l’a jamais su. Jusqu’à maintenant…

Comme Gibson le raconte lui-même dans la préface, peu après la sortie du deuxième volet réalisé en 1986 par James Cameron, les trois producteurs du film sont rentrés en contact pour lui commander un scénario. Malgré le fait qu’il n’avait jamais alors travaillé pour le cinéma et jamais réalisé une œuvre de commande avec des instructions assez précises auparavant, il a accepté. Sauf qu’une fois son deuxième jet terminé et ses « obligations contractuelles » remplies comme il le dit, il n’en entendra plus jamais parler. Et quelques années plus tard, ce sera finalement une toute autre histoire qui servira pour Alien 3, réalisé par un alors jeune inconnu David Fincher.

Le scénario de Gibson, lui, est resté dans un tiroir pendant plus de trois décennies, jusqu’à ce que l’éditeur américain Dark Horse (Hellboy, Conan etc.) propose de lui donner vie en BD. Un an après sa sortie américaine, le résultat est désormais disponible en français via Vestron, nouvel éditeur indépendant crée en Février 2019 dont le catalogue plein de zombies (Evil Dead), de monstres de l’espace (Predator) et de groupes de hard-rock peinturlurés (Kiss) sent bon les soirées bières-pizza à regarder des vieilles VHS aux jaquettes sanglantes tout en lisant Mad Movies.

© Vestron / Gibson, Christmas & Bonvillain

Cette suite alternative reprend les choses là où le film Aliens les avait laissées, après que Ripley (le personnage joué par Sigourney Weaver) et ses amis aient atomisé la planète d’origine des xénomorphes, le ‘petit’ nom de nos amis alien une fois leur âge adulte atteint.

Sauf qu’ici, au lieu de ‘tuer’ tous les autres personnages secondaires en faisant s’écraser leur navette sur une planète ‘prison’ comme on le voit dans Alien 3, le vaisseau est braqué par des mercenaires séparatistes qui, sans le vouloir, déclenchent donc une nouvelle épidémie.

En parallèle, la très cynique compagnie Weyland Yutani, qui est l’employeur de Ripley et qui est très au courant de ce qui se passe, essaye de récupérer son joujou extraterrestre pour faire une arme bactériologique, histoire de la vendre ensuite au plus offrant.

© Vestron / Gibson, Christmas & Bonvillain

Avec toutes ses références à la mythologie Alien et ses personnages hérités des films, Alien 3 – Le Scénario Abandonné s’adresse donc clairement avant tout aux fans hardcore avides de prolonger l’expérience. Une avidité d’ailleurs largement récompensée ces dernières années, vu le nombre de romans graphiques et de BD disponibles sur le marché.

L’intérêt de cet énième avatar est que Gibson rajoute un petit côté ‘guerre froide’ à l’ensemble : l’essentiel de l’action se focalise sur le combat opposant les rebelles à la compagnie, comme si le monstre n’était finalement qu’une excuse et n’était là avant tout que pour révéler tout le cynisme de l’être humain.

Après, certains fans risquent de grimacer en voyant Ripley être mise complètement de côté ou devant un scénario parfois un peu confus et plus politique, quitte à trop souvent s’éloigner de l’action pure. Mais bon, ce ne serait pas Alien non plus si quelques torses n’étaient pas implosés de l’intérieur et si cela ne giclait pas sur les murs un minimum non plus…

Alors, est-ce que cela aurait fait un meilleur Alien 3 à l’écran ? Pas sûr. Mais est-ce que cela prouve une nouvelle fois que cet univers dont les premières ébauches datent du milieu des années 70 n’a pas encore révélé tous ses secrets quarante-cinq ans après ? Oh que oui.

Olivier Badin

Alien 3 – Le Scénario Abandonné de William Gibson, Johnnie Christmas et Tamra Bonvillain, Vestron, 17,95 euros

10 Fév

Buffy : le retour de la tueuse de vampires en BD

Comment faire revivre une série télé culte des années 90 au neuvième art ? Il faut un petit coup de peinture mais surtout ne pas oublier toutes les raisons et surtout tous les personnages qui lui ont permis de devenir populaire… C’est en tous cas le pari tenté par Buffy qui, vingt ans après, court donc de nouveau après les vampires.

Si vous êtes un trentenaire aussi bien féru de séries que de culture ‘bis’ et notamment de culture vampirique, disons qu’il y a de très fortes chances que vous ayez été biberonné à Buffy Contre Les Vampires, une série télé qui, durant sept saisons entre 1992 et 2000, régna quasiment sans partage, les jeunes téléspectateurs se retrouvant complètement dans le personnage principal, une ado de foyer recomposé perdue dans une banlieue américaine menant une double vie, affrontant aussi bien d’affreux suceurs de sang que les affres de l’adolescence. En gros, Buffy c’était une sorte de mélange improbable entre une sitcom et une série romantique mais avec plein de pieux enfoncés dans le cœur (mais pas trop) et de serviteurs de la nuit dedans en plus.

La BD, elle lui a d’abord permis de prolonger sa vie cinq ans de plus, l’adaptation reprenant alors le fil de l’histoire laissée en jachère après que la série ait été annulée au petit écran. Mais aujourd’hui, on reprend tout à zéro avec cette nouvelle adaptation. Ou presque.

Le changement dans la continuité, voilà le pari (risqué) de ce nouveau portage. Pour faire simple, on reprend l’histoire à ses débuts après l’avoir un chouia réactualisée. Les combats y sont plus réalistes et plus sombres, les sous-entendus sexuels plus appuyés (le personnage de Willow est par exemple ici ouvertement lesbienne) et les téléphones portables désormais prépondérants – et avec eux, cette idée sous-jacente que nous vivons désormais dans une société de l’image, où le paraître fait tout. Mais surtout, on retrouve en guise de fil rouge la même métaphore sur le passage à l’âge adulte, et tous les sacrifices que cela implique. Le titre de ce premier tome (L’Enfer Du Lycée) est d’ailleurs assez éloquent !

Après, bien sûr, on n’a pas oublié non plus les vieux fans qui désormais bien grandi. On a donc aussi fait appel au créateur de la série (Joss Whedon) pour superviser le scénario afin de ne commettre aucun sacrilège. Et visuellement, la modélisation des personnages est très actuelle mais n’oublie pas de rester proche de leurs avatars télévisuels, la coupe brushing de la fin des années 90 en moins. Même si ses nombreuses références à son modèle d’origine risquent de perdre les néophytes, le pari est plutôt réussi avec ce reboot. À condition, par contre, que contrairement à la série BD originale, sa parution en France ne soit pas interrompue à mi-parcours…

Olivier Badin

Buffy Contre Les Vampires, Volume un : L’Enfer Du Lycée de Jordie Bellaire, Dan Mora & Joss Whedon. Panini/Boom, 16 euros

© Panini – Boom / Bellaire, Mora & Whedon

02 Fév

Creepy volume 3 ou trois fois Plus d’horreur !

Prenez n’importe quel artiste américain versant dans l’horreur et le fantastique depuis les années 70 (ça peut aller du réalisateur John Carpenter à l’écrivain Stephen King) et grattez un peu, vous verrez qu’ils ont souvent tiré leur inspiration du même terreau culturel. Un terreau dans lequel ils plongèrent tous adolescents à pieds joints ; histoire d’échapper à la alors très corsetée et puritaine Amérique des années 60. Une foutue auberge espagnole ce terreau, où aux côtés des films de la firme Hammer en Angleterre, on retrouve en bonne place les magazines Creepy et Eerie.

Fils spirituels de The Crypt Of Terror et autres Tales From The Crypt, qui avaient ouvert la voie une décennie avant, les magazines Creepy et Eerie ont profité d’un relatif relâchement des mœurs pour aller encore plus loin graphiquement et conceptuellement.

Mais ce qui a aussi fait leur renommée, c’est leur éditeur depuis 1964, James Warren. Une véritable légende dans le milieu et un sacré marlou qui a eu un sacré pif pour donner sa première chance à de futurs grands noms de la BD mais aussi pour débaucher quelques plumes déjà confirmées, comme par exemple Gil Kane (Green Lantern) ou Steve Ditko (Spider-man, Doctor Strange). Mais le nom qui reste éternellement associé à Creepy et Eerie, c’est celui de Frank Frazetta, immense illustrateur qui se chargeait souvent de la couverture et dont les peintures iconiques et racées ont modelé l’imaginaire populaire de l’heroic fantasy et plus d’atterrir sur les pochettes de quelques fameux disques de rock des années 70 comme le premier album de Molly Hatchet par exemple.

© Delirium/Dark Horse

Depuis 2008, l’éditeur américain Dark Horse s’est mis en tête de compiler tous les numéros de ces deux magazines mythiques avec une collection qui compte désormais 56 ( !) volumes. En France, c’est presque naturellement Delirium au ‘mauvais goût’ assumé (Monde Mutant, Judge Dredd, Nemesis etc.) qui se charge de porter la bonne parole.

Cela dit, à cause d’un travail de traduction plus conséquent et d’un planning chargé, ce troisième volume ‘in french’ de Creepy arrive pourtant près de sept ans après le précédent. Mais histoire de se faire pardonner, en plus de vingt-huit histoires, il contient des bonus trois étoiles sous la forme de mini-biographies de chacun des auteurs mais surtout, des interviews très éclairantes avec le scénariste et rédacteur-en-chef Archie Goodwin et surtout Frank Frazetta lui-même.

© Delirium/Dark Horse

Quant aux histoires en elle-même, elles apparaissent dans un ordre chronologique, et datent toute de la période 1967-1972. Mais surtout, chacune à son identité propre, souvent liée au dessinateur que l’on retrouve aux commandes. Ce qui fait que même si certaines, par exemple, restent très (trop) ancrées dans un style horrifique typé 50s assez prévisible, d’autres se révèlent être de perles absolues. Comme ce délire aussi bien visuel que scénaristique qu’est l’halluciné Mirages dessiné par l’espagnol Felix Mas. Ou le très suggestif Prélude à L’Armageddon de Wally Wood, ancien dessinateur vedette de Tales From The Crypt, avec sa cavalière-dragon dénudée. Quant à Ils L’appelaient ‘Monstre’, dans la forme, on est déjà dans le roman graphique, 40 ans avant que le style ne s’impose. C’est dans ces cas-là que Creepy est le plus savoureux, lorsqu’il s’amuse à jouer avec les codes de son époque et avec la censure qu’ils contournent avec une perversité assez jouissive, malgré un format court (5 ou 6 pages maximum pour chaque histoire) et un noir et blanc assez contraignants. Tout un sacré pan de la BD underground outre-Atlantique et chantre de la contre-culture des années 70, option

Olivier Badin

Creepy Volume 3, collectif. Delirium/Dark Horse, 27 euros

24 Jan

Le retour du rebelle cosmique Lone Sloane de Druillet… sans Druillet

Le débat a récemment refait surface à l’occasion de la sortie du dernier album d’Astérix : une œuvre doit-elle survivre à son auteur ? Philippe Druillet a décidé d’y répondre à sa façon en confiant les rênes de son personnage de ‘rebelle cosmique’ Lone Sloane à deux jeunes auteurs tout en gardant un œil protecteur sur sa création. Le premier fruit de ce passage de témoin, Babel, vient de sortir.

En 1966 à son apparition, sous la France d’avant-Mai 68, aucun personnage de BD ou presque ne ressemblait à cet étrange mercenaire aux yeux rouges, ce « rebelle cosmique » tel qu’il avait été désigné, apparaît comme l’héritier azimuté des délires les plus cosmiques de Jack Kirby mais avec, déjà, la ‘patte’ du alors pourtant jeune Philippe Druillet.

Plus de quarante-six ans plus tard, après neuf aventures, dont une délirante et mythique relecture très libre de Salammbö de Gustave Flaubert, il s’était, a priori, envolé pour une dernière fois sous la houlette de son créateur en 2012 pour Delirius 2. Sauf que bien que plus ou moins retiré des voitures, du moins en ce qui concerne la BD, Druillet a décidé de laisser deux petits jeunes ressusciter en quelque sorte son personnage tout en gardant une sorte de rôle de conseiller spécial. Un geste malin car avoir ainsi confié les reines à deux quasi-inconnus du grand public leur permet de se fondre plus facilement dans la mythologie. Mais un geste aussi casse-gueule, tant son style complètement baroque et démesuré aux myriades de détails et s’étalant en cinémascope est iconique et donc très lourd à porter. Une configuration donc un peu bâtarde (qui est le vrai patron dans l’histoire ?) qui a fini par aboutir à une œuvre intrigante car plus intermédiaire que définitive.

© Glénat / Cazaux-Zago, Avramoglou & Druillet

Alors autant le dire tout de suite, même si Babel n’a pas été dessiné ni scénarisé par Philippe Druillet, il est marqué au fer rouge du sceau du maître dont le nom apparaît d’ailleurs tout en haut de l’affiche. On retrouve dans ce qui semble être une nouvelle fois presque une geste, dans le sens presque moyenâgeux du terme, chevaleresque le même souffle grandiose. Un bouillonnement de couleurs et de formes qui, régulièrement, laisse une seule image s’étaler sur une pleine page, voire deux. Un univers toujours très SF où l’organique se mélangeant à la Giger aisément à la chair et où tout est démesuré, jusqu’en dans la composition des pages.

Sauf que si l’on retrouve un certain nombre des héros récurrents de la saga – notamment l’ennemi absolu de Sloane, Shaan – des petits encarts discrets ont été insérés ci et là pour donner quelques clefs aux nouveaux venus. On apprécie d’ailleurs cette volonté affichée de parler à la fois aux vieux fans et aux nouveaux. Ainsi que ces discret apports personnels sur le plan graphique, comme ce lifting réussi de Dame Légende, la compagne du héros. Ou ce choix de couleurs plus sombres et moins ‘psychédéliques’ si l’on peut dire, qui ancre bien le tout dans son époque.

Mais là où Babel reste le plus ‘Druillet’, c’est dans son approche quasi-littéraire des textes, quelque chose de très verbeux et référencés, en phase avec le délire graphique sans borne qu’il sert mais forcément, à sa façon, complètement excessif. Le résultat est donc une espèce de gigantesque space cake aux effets hallucinogènes, un machin XXL qui vous embarque au fin fonds de la galaxie dans un tourbillon de lumière ou qui, au contraire, laissera à quai les plus réfractaires à ce genre de déluge cosmique.  Un peu comme toute la saga en somme…

Olivier Badin

Babel de Xavier Cazaux-Zago, Dimitri Avramoglou et Philippe Druillet, Glénat, 19€

© Glénat / Cazaux-Zago, Avramoglou & Druillet

08 Jan

Les Next-Men, les X-Men oubliés des années 90 pour la génération X

Après 2112, Delerium continue sa campagne de réhabilitation des œuvres ‘oubliées’ du dessinateur John Byrne en éditant pour la première fois en France la saga Next Men. Des mutants tous sauf gentils bien éloignés de leurs très sages cousins les X-Men.

John Byrne est une légende vivante du monde des comics. Un canadien qui a commencé timidement en bas de l’échelle chez Marvel mais qui a, ensuite, préfiguré dès la fin des années 70 la tournure plus ‘adulte’ qu’allait prendre le genre la décennie suivante. D’abord en prenant en main les X-Men puis Les Quatre Fantastiques pour transformer ces jadis héros un chouia caricaturaux en des personnages complexes et presque shakespeariens.

Au sommet de sa gloire au milieu des années 80, il accepte de partir chez la concurrence DC Comics pour relancer la série Superman. Encore un succès. Pourtant c’est vers une maison d’édition plus modeste qu’il émigre ensuite en 1991 (Dark Horse, l’éditeur de Hellboy), transfert qui lui permet surtout d’avoir un contrôle éditorial absolu et de passer à quelque chose de plus mature. Le résultat se nomme Next Men, resté bizarrement non-traduit en France jusqu’à ce que la petite mais costaude maison indépendante Delirium au mauvais/bon goût (Creepy, Richard Corben, The Mask) décidément impeccable ne décide de réparer cette injustice.

© Delirium / John Byrne

Il y a six mois paraissait 2112, sorte de vrai-faux prologue, une histoire indépendante qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu pour comprendre la saga des Next Men. Elle a malgré tout permis de ‘poser’ l’univers qui en rappelle pas mal d’autres. Ce n’est pas d’ailleurs pas pour rien que le titre Next Men rappelle, forcément, celui des X-Men car on retrouve ici pas mal des thématiques déjà développées par Byrne dans la célèbre série. Notamment la difficulté à vivre sa différence ou à se faire accepter par une société que vous voulez aider mais qui a pourtant peur de vous. Le style graphique non plus n’a pas trop évolué et a désormais une patte très 80’s un peu datée, avec ses corps bodybuildés et ses expressions très figées. Limite, on pourrait même au début du récit se dire que le dessinateur radote, avec ce personnage de Scanner par exemple qui ressemble énormément à celui de Scott Summers (alias Cyclope des X-Men) ou ce pitch de départ où un savant fou financé par le gouvernement en secret travaille sur des cobayes humains aux mutations incontrôlables qui finissent par s’échapper.

Sauf qu’assez rapidement dans ce premier tome (trois sont prévus au total), Byrne montre qu’il a bien compris que le monde a évolué vers quelque chose de plus brut et plus violent et les comics avec lui. Â ce titre, la scène la plus révélatrice est celle où l’une des mutantes en passe d’être violée par des rednecks dans un bar mal famé éventre à la main ( !) l’un de ses agresseurs. Un geste aussi inattendu que très brutal pour le lecteur habitué au style finalement très policé des Quatre Fantastiques… 

© Delirium / John Byrne

Cette rupture de ton est assez révélatrice et est bientôt suivie par des scènes de sexe plus ou moins explicites (là aussi, une première pour l’auteur) ainsi que par des personnages de moins en moins manichéens. En gros, ici, personne n’est vraiment noir ni blanc et tout le monde a du sang sur les mains. Et surtout, des années avant Matrix et l’avènement d’internet, Byrne aborde ici pour la première fois la notion de monde virtuel, les héros ayant ‘grandi’ dans un monde imaginaire sous contrôle, sans savoir que pendant tout ce temps leurs corps aient maintenus en vie dans des caissons sous surveillance.

Les Next Men sont donc un peu les doubles maléfiques des X-Men, ce qu’ils auraient pu devenir si la maison Marvel n’avait alors pas été obsédée par le politiquement correct. Une œuvre qui met un peu de temps à démarrer mais qui se révèle avec le recul comme l’un des chaînons manquants, et donc indispensables, entre les comics des années 80 et ceux, plus moralement incorrects, des années 90.

Olivier Badin

Next Men de John Byrne. Delirium. 26€

19 Déc

Chroniques de Noël : Alice au pays des merveilles… et nous avec

La période de Noël est propice aux ‘beaux livres’ comme on aime le dire. Mais au-delà de son format XL et de sa luxueuse présentation, cette nouvelle adaptation du célèbre roman de Lewis Carroll est avant tout une belle déclaration d’amour à ce texte plein de faux-semblants qu’on nous a, pendant des années, faussement présenté comme un conte pour enfants…

Oubliez les versions successives de Walt Disney et de Tim Burton. Elles n’ont pas, malgré leur succès auprès du jeune public, réussit à masquer la vérité : oui, publié pour la première fois en 1885, Alice Au Pays Des Merveilles est surtout une grosse pilule de LSD. Un trip plein de chapelier fou, de lapin toujours en retard et d’hallucinations qui n’en sont pas peut-être pas tant que ça… Il aurait été donc très tentant pour l’illustrateur Daniel Cacouault d’illustrer cette Xe adaptation d’une façon très psychédélique et délurée. Trop même.

Intelligemment, cet illustrateur qui vit entre Paris et Nantes, et qui enseigne, entre autres, à l’école des Gobelins a donc préféré puiser dans son expérience passée sur les contes de Grimm pour à la fois s’ancrer complètement dans l’univers victorien d’origine avec ses haut-de-forme, ses robes opulentes ou ses coiffes raphaelites tout en baignant le tout dans une atmosphère doucereuse de rêve éveillé.

En gros, prenez le compatriote de Carroll, le célèbre peintre John Martin, ôtez à ses oeuvres leurs symboliques guerrières voire sataniques et vous obtiendrez plus ou moins le même résultat.

© Bragelonne / Caroll & Cacouault

Ici, Alice n’est plus une enfant mais pas encore tout à fait une adulte. Elle rencontre des créatures fantastiques dont on ne sait si elles lui veulent du bien et du mal, tout comme on ne sait jamais ici si on nage en plein fantasme ou si ces forêts de champignons géants, par exemple, existent vraiment.

En fait, en gardant toutes ces frontières floues sans jamais en gommer la beauté intrinsèque, Daniel Cacouault, qui avoue avoir été aussi influencé par le travail du grand réalisateur japonais d’animation Hayao Miyazaki, rend hommage de la plus belle façon au texte d’origine dont il respecte, voire sublime, le parti-pris malicieux.

À ce titre, la postface où le traducteur Maxime Le Dain explique toute la difficulté, mais donc aussi l’intérêt, de traduire un texte bourré de références plus ou moins cachées à la culture anglo-saxonne populaire du XIXème siècle est aussi éclairante. Alors, un ‘beau livre’ comme on dit donc ? Oh que oui. Mais pas que…

Olivier Badin

Alice Au Pays Des Merveilles de Lewis Carroll, illustré par Daniel Cacouault et traduit par Maxime Le Dain, Bragelonne, 35€

© Bragelonne / Caroll & Cacouault

21 Nov

Le monde mutant de Corben : Apocalypse now!

L’éditeur Delirium poursuit son œuvre de salubrité publique avec la réédition des travaux du grand Richard Corben. Récits post-apocalyptiques noirs de chez noirs, Le Monde Mutant et sa suite Le Fils Du Monde Mutant sont donc enfin réunis dans une édition aussi complète que classieuse…

Ces deux histoires ne sont pourtant pas franchement ses œuvres les plus connues. La preuve, elles n’ont été traduites en France qu’une seule fois dans les années 80 et séparément. Mais elles sont marquées au fer rouge par le sceau de l’ancien collaborateur de Métal Hurlant. On retrouve ici des corps parfois grotesques et hypertrophiés, des gueules cassées et toujours ce mélange entre réalisme et cartoon fortement teinté de pessimisme.

Publié pour la première fois en épisodes en 1978, la première partie est la plus onirique, la plus désespérée. Tout se passe dans un monde post-apocalyptique en pleine décomposition où chacun se bat pour sa survie. Pas d’explication sur le pourquoi, pas de grandes théories, juste un constat, simple et désespéré. Corben a toujours dessiné l’homme dans tout ce qu’il a de plus vachard, d’hypocrite ou de pleutre.

D’ailleurs, celui qui sert de fil rouge dans ce monde en ruines est un mutant simple d’esprit du nom de Dimento. Un candide dont tout le monde essaye de profiter et qui symbolise à lui seul le peu qu’il reste de l’humanité, à la fois innocent et naïf alors que tout le monde, ici, essaye surtout de survivre jour après jour, quitte à bouffer son voisin. Si le récit apparaît d’abord un peu décousu, l’arrivée de son fidèle scénariste Jan Strnad (Ragemoor, réédité justement déjà chez Delirium) appelé à la rescousse change un peu la donne, sans lui enlever son côté à la fois absurde et cruel. On retrouve aussi son autre marque de fabrique, ces couleurs flashy, presque pop qui donnent au tout un côté presque surréaliste et très graphique.

La seconde partie, réalisée plusieurs années plus tard, adopte un ton différent. Déjà, parue à la base en noir et blanc, elle a été colorisée pour cette édition par la fille même de Corben. Et puis plus posée et plus humaine aussi, elle démarre d’une façon assez chorale avant que tous les protagonistes se retrouvent, avec une mention spéciale pour le grand méchant, sorte de croisement entre la momie et Humungus, le bad guy du film Mad Max 2 !

On peut parler d’happy end ici, même si l’horreur gothique de cet éternel fan d’Edgar Allan Poe n’est jamais loin non plus. Du grand Corben, moins littéraire et plus typé science-fiction certes mais avec toujours cette même vision assez unique. Il ne l’a pas volé son prix grand prix du festival d’Angoulême 2018 lui…

Olivier Badin

Le Monde Mutant – L’intégrale, de Richard Corben et Jan Strnad, Delirium. 25 euros

© Delirium / Richard Corben & Jan Strnad