16 Jan

L’Expert : la société allemande des années 70 passée au scalpel dans un polar signé Jennifer Daniel

Dans les années de plomb du côté de Bonn en République Fédérale d’Allemagne, un employé de l’institut de médecine légale se retrouve impliqué dans un accident de la route qui a coûté la vie à une jeune femme et son fils. Tout indique qu’il en est le responsable mais quelques éclats de phare retrouvés sur place l’entrainent sur une autre piste…

Monsieur Martin, la cinquantaine bedonnante, partage son temps entre son appartement dans lequel il vit avec femme, enfant et belle-mère, et l’institut de médecine légale où il est chargé de photographier les autopsies. Rien de bien folichon dans les deux cas, notre homme tente juste de poursuivre une vie qui avait fort mal commencé, sous l’uniforme de la Wehrmacht. Une période de sa vie qu’il ne parvient pas à assumer et qui hante ses nuits et ses jours.

L’alcool et le jeu lui apportent un peu d’évasion jusqu’au jour où, en rentrant d’une partie de carte particulièrement arrosée, Martin a un accident de voiture. Une jeune femme, membre d’un groupuscule terroriste d’extrême gauche et son fils sont retrouvés morts. À la culpabilité d’avoir tué des hommes pendant la guerre vient s’ajouter celle d’avoir tué une automobiliste et un enfant. Pas longtemps ! Quelque chose lui dit qu’il n’est en rien responsable.

Du doute à la certitude, il n’y a qu’un pas, une ombre aperçue dans le noir au moment de l’accident et quelques débris de phares retrouvés sur le bitume. Le vrai responsable est là ! Est dès lors, Monsieur Martin n’aura de cesse de vouloir le retrouver…

Une société traumatisée par la seconde guerre mondiale, des organisations d’extrême gauche prêtes à recourir à la violence et une élite qui se croit au-dessus des lois, au-dessus des hommes, c’est l’atmosphère étouffante de ce roman graphique paru chez Casterman et signé par l’Allemande Jennifer Daniel.

L’Expert se déroule juste avant l’automne 1977 qui sera marqué par l’apogée des actes de violence terroriste en Allemagne. Enlèvements, détournements, assassinats, prises d’otages… La tension est alors à son comble dans le pays et ce polar, une fiction que l’autrice a voulue hyper réaliste, très documenté et inspiré par certains aspects de son histoire familiale, nous en offre un aperçu saisissant, une véritable autopsie de la société allemande de l’après-guerre, aussi froide que peuvent l’être les quelques 200 planches de l’album et le dessin réalisé sur ordinateur.

Eric Guillaud

L’Expert de Jennifer Daniel. Casterman. 25€

© Casterman / Daniel

10 Jan

Fauve d’Angoulême – Prix du Public France Télévisions 2024 : les huit albums sélectionnés en un clic !

Pour la cinquième année consécutive, France Télévisions s’associe au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême pour décerner le Fauve d’Angoulême – Prix du public. Huit albums ont été présélectionnés. Le lauréat sera connu le samedi 27 janvier. En attendant, que racontent-ils, qui sont leurs auteurs et autrices ? Réponse ici et maintenant…

Mariée très tôt, trop tôt, à un homme choisi par sa mère, homme qui se révèlera être volage et joueur au point de ruiner le foyer, Yeon-lee n’a pas commencé sa vie d’adulte de la meilleure des façons. Et la suite n’est guère mieux ! Après avoir travaillé de nuit pendant des années pour éponger les dettes, tout en élevant trois enfants, la jeune femme doit se résoudre à divorcer pour échapper au pire. Et de se retrouver célibataire, position peu enviable dans la Corée contemporaine, employée dans une société de nettoyage, à récurer les toilettes sous le joug de chefs pervers, avec pour amant un coureur de jupons alcoolique. Bref, rien de bien réjouissant, pas la belle vie et le grand amour auxquels elle pouvait légitimement rêver ! Et autour d’elle, c’est la même chose, ses collègues, ses amies, doivent affronter, elles aussi, une vie sociale et intime difficile. Pourtant, Yeon-lee comme les autres parviennent tout au long de leur vie à faire face, à surmonter les difficultés, à soigner les blessures et même à toucher du doigt ce qu’on appelle le bonheur…

Portrait sensible de la gent féminine coréenne, Les Daronnes s’inspire des confessions de la propre mère de l’auteur, Yeong-Shin Ma, recueillies dans un carnet. Dans un esprit un peu fourre tout, elle y a consigné ses amours, ses amitiés, son travail… le récit de sa vie autant qu’une lettre à son fils. Couronné d’un Harvey Award aux États-Unis en 2021, l’album offre au delà de ce portrait intime, un regard sur la Corée d’aujourd’hui où la cause féministe a bien du mal à s’imposer face à une vague conservatrice et masculiniste musclée. Malgré ses 370 pages, le livre se lit d’un trait, aucune longueur à déplorer, et ce grâce à un ton qui oscille en permanence entre la comédie et la tragédie. (Les Daronnes, de Yeong-Shin Ma. Atrabile. 25€)

Avec une belle palette de styles graphiques, il y a même de la broderie, l’Espagnole Beatriz Lema raconte ici la maladie mentale d’une femme en se mettant dans la peau de Vera, sa fille. Est-ce une histoire autobiographique pour laquelle elle aurait changé de prénom, histoire de garder une certaine distance ? Peut-être ! Quoi qu’il en soit, Des Maux à dire est un récit bouleversant de vérité dans lequel nous assistons aussi impuissants que Vera à la lente détérioration de la santé mentale de cette femme. Exorcistes, psychiatres, médicaments… rien n’y fait, Adela, c’est son prénom, devient de plus en plus paranoïaque, méfiante, persuadée d’être habitée par le démon, et sujette à des pensées suicidaires. Sa vie est un enfer, celle de ses proches plus encore. Mais Vera ne la laissera jamais tomber, s’occupant d’elle jusqu’au bout, quitte parfois à s’oublier, à oublier sa propre vie.

Ce qui frappe à la lecture de ce livre, c’est l’immense liberté que s’est donnée l’autrice tant au niveau graphique, les pages alternant broderies et dessins au feutre ou au stylo, en couleurs ou en noir et blanc, qu’au niveau narratif. Un album surprenant mais profondément séduisant ! (Des Maux à dire, de Beatriz Lema. Sarbacane. 25€)

Après Cruelle et Pucelle, c’est avec Jumelle, une histoire parue en deux volumes aux éditions Dargaud, que Florence Dupré La Tour poursuit et clôt la biographie de son enfance, sous l’angle ici de la gémellité ! À sa manière, avec humour jusque dans le trait, et une bonne dose de liberté dans le ton, l’autrice nous raconte cette histoire d’amour car oui il s’agit d’une histoire d’amour entre elle, Florence, et sa jumelle, Bénédicte, une relation fusionnelle, exclusive, qui forge leur identité de couple pendant leur plus tendre jeunesse mais dont elles finiront par s’échapper pour se construire une identité propre. Un passage du « on » au « je » qui ne se fera pas sans douleur comme le montre si bien ce récit qui, comme les précédents, se révèle passionnant et instructif ! (Jumelle tomes 1 et 2, de Florence Dupré La Tour. Dargaud. 20,50€ le volume)

Vincent n’a rien d’un héros, c’est même l’anti-thèse du héros, le genre de garçon qui ne prend pas sa vie en mains, qui se lamente en permanence, qui ne décide jamais rien, a peur de tout, gâche sa vie. Seul, dans son appartement, il procrastine, jusqu’au jour où une nouvelle voisine vient frapper à sa porte. « Bonjour, je suis une tueuse en série. Nan, j’suis Julia la nouvelle voisine ». Elle est plutôt jolie, a visiblement de l’humour, de quoi le perturber un peu plus. Julia devient son obsession. Mais comment la conquérir ? C’est toute l’histoire de ce roman graphique au format à l’italienne de près de 290 pages. Dans un style graphique que l’on pourrait qualifier de pâte de mouche, proche de la gravure, par planches d’un à deux strips, Matthieu Chiara nous raconte les frasques de ce personnage attachant, ses questionnements les plus intimes, ses doutes existentiels. C’est franchement drôle et pas si léger que ça pourrait en avoir l’air, L’Homme gêné, c’est un peu l’histoire de chacun de nous à certains moments de notre vie. Adoré ! (L’Homme gêné, de Matthieu Chiara. L’Agrume. 26,90€)

Un space opéra de l’intime. Ainsi pourrait-on résumer Astra Nova, une BD de science-fiction réalisée par la jeune strasbourgeoise Lisa Blumen. S’il est question de la première à la dernière page d’un voyage dans l’espace, un aller sans retour vers une planète située à 2,5 millions d’années-lumière, on n’en voit pas le début du commencement. Non, tout se passe avant le départ avec une ultime formalité à laquelle Nova, la jeune astronaute conviée à ce voyage pas comme les autres, doit se plier : une fête d’adieu. Le cadre est plutôt sympa, une grande villa, piscine, nourriture et alcool à volonté. Reste à trouver des convives, des amis en quelque sorte. Ce qui n’est pas le fort de la jeune astronaute qui préfère depuis longtemps la solitude.

Qu’importe, l’agence spatiale lui trouve ce qu’il faut, trois vieux amis qu’elle n’a pas vus volontairement depuis une éternité. La surprise passée, les quatre reclus d’un soir finissent pas échanger, se confier, parler d’hier et de demain, justifier leurs trajectoires. Le voyage intergalactique prend des allures de voyage intérieur, Nova découvre ce qui lui a fait défaut pendant des années : les relations humaines.

Récemment récompensé par le Prix Utopiales BD 2023, ce deuxième album de Lisa Blumen, entièrement réalisé aux feutres, parle bien plus de notre monde actuel que du monde de demain, avec un regard sur le nécessaire lien entre les humains, ce lien d’où nait tout simplement la vie. Une histoire très touchante ! (Astra Nova, de Lisa Blumen. L’Employé du moi. 24€)

Auteur Iranien connu pour ses dessins de presse, pour ses récits sur le régime totalitaire iranien et sa condition de réfugié, Mana Neyestani, décrit ici avec justesse et force le quotidien difficile des kolbars, des porteurs kurdes iraniens transportant des marchandises d’un côté à l’autre de la frontière entre l’Irak et l’Iran, et ce à travers une fiction qui, précise-t-il, « n’a aucune prétention de description exhaustive de leurs vies. Il ne s’agit que de bribes de leur réalité, mêlées à mon imagination et aux nécessités du récit ».

Et de fait, Les Oiseaux de papier met aussi en images une magnifique histoire d’amour, bien évidemment tragique, entre une jeune femme qui rêve de liberté derrière son métier à tisser et un jeune kolbar. Car derrière l’oppression de l’homme, il y a aussi et toujours la question de l’émancipation de la femme. Un récit poignant dont le dessin fait de fines hachures renforce le caractère dramatique.

Mana Neyestani, qui a été condamné à des peines de prison et a reçu des menaces de mort pour une caricature lorsqu’il était encore en Iran, est aujourd’hui réfugié en France. Il a reçu en 2010 le Prix du courage décerné par le CRNI (Cartoonists Rights Network International), en 2012 le Prix international du dessin de presse des mains de Kofi Annan et en 2015 le Prix Alsacien de l’engagement démocratique. Autant dire le sérieux de ce travail à valeur journalistique. (Les Oiseaux de papier, de Mana Neyestani. çà et là / Arte éditions. 20€)

Après Whiskey & New York et Les Entrailles de New York, l’Américaine Julia Wertz nous embarque une nouvelle fois dans le décor de la grande pomme pour un récit autobiographique portant sur son alcoolisme. Thème ô combien difficile, aussi intime qu’universel, elle l’aborde pourtant avec beaucoup d’humour et de finesse jusque dans le trait, racontant avec force détails son cheminement personnel, depuis sa prise de conscience, assez brutale, jusqu’à l’abstinence, un parcours bien évidemment semé d’embûches, de rebondissements, de revirements, de découragements, de remises en question, de peurs de la rechute, entre ses réunions aux Alcooliques Anonymes, ses cures de desintox, ses histoires d’amours et de désamours, ses relations amicales, ses visites à la famille, son travail d’autrice BD. Un album époustouflant, à la fois drôle et bouleversant, qui parlera à tous ceux qui ont ou ont eu un problème avec l’alcool. Mais pas que… ! (Les Imbuvables, de Julia Wertz. L’Agrume. 26€)

Auteur d’une dizaine d’albums principalement publiés par des éditeurs indépendants, le Franco-Brésilien Matthias Lehmann débarque dans le prestigieux catalogue Casterman avec un roman graphique impressionnant qui déroule sur plus de 360 pages l’histoire d’une famille et celle d’un pays, en l’occurrence le Brésil, avec dextérité dans le trait et profondeur dans le propos…

Il lui aura fallu du temps pour le réaliser, trois ans et demi de travail, d’écriture, de mise en images et avant ça de recherches documentaires sur le Brésil et son histoire. Car même si Matthias Lehmann a du sang brésilien de par sa mère, l’auteur est né et a grandi en France. Bien sûr, il y aura des visites régulières à la famille restée là-bas. Bien sûr, la mère fera tout son possible pour transmettre à ses enfants l’amour pour son pays et sa culture. Mais ce n’est qu’une fois le travail terminé autour de la BD que Matthias Lehmann aura, dit-il, l’impression de véritablement connaître ce pays.

Pour autant, Matthias Lehmann n’a pas souhaité raconter l’histoire de sa propre famille, Chumbo n’est pas une autobiographie à proprement parler, assurément une fiction très documentée qui s’appuie sur un contexte réel et des personnages crédibles. « Mon récit part de la cellule familiale et se projette au dehors d’abord avec la ville de Belo Horizonte, ensuite l’État du Minas Gerais et, enfin, l’histoire du Brésil ».

La famille imaginée par Matthias Lehmann a pour patronyme Wallace, une famille bourgeoise qui travaille dans l’industrie minière à Belo Horizonte, ville située dans les terres à plus de 400 km de Rio de Janeiro. Il y a le père Oswaldo, la mère Maria-Augusta, et les enfants, Severino, Ramires, Adelia, Ursula et Berenice. Personnage abject, prêt à tout pour maintenir ses affaires à flot, Oswaldo ne parviendra pourtant pas à éviter le déclassement à sa famille. Peu à peu, au fil du siècle, les Wallace perdent de leur superbe tandis que le pays sombre dans la dictature militaire et se déchire jusqu’au cœur des cellules familiales.

Des années 30 au début des années 2000, Matthias Lehmann déroule cette histoire nous offrant au final une fresque familiale d’une intensité incroyable où l’intimité d’un foyer côtoie, affronte plus souvent, les événements, les bouleversements, d’un immense pays. Un récit ambitieux porté par un dessin tout en hachures, dense et méticuleux, qui fait de chaque planche un petit bijou avec des influences revendiquées venues de la bande dessinée indépendante américaine : Art Spiegelman, Robert Crumb, Daniel Clowes, Chris Ware et Julie Doucet. Que demander de plus ? Une perle ! (Chumbo, de Matthias Lehmann. Casterman. 29,95€)

Eric Guillaud

08 Jan

Les Derniers jours de Robert Johnson : Frantz Duchazeau retrouve l’univers du blues avec le destin d’une de ses plus grandes légendes

Frantz Duchazeau a déjà chanté le blues avec Le Rêve de Meteor Slim paru en 2008 aux éditions Sarbacane, il récidive avec Les Derniers jours de Robert Johnson, une autre histoire, un autre destin de musicien, aussi dramatique que bouleversant dans l’Amérique des années 30…

Avec Le Rêve de Meteor Slim, l’auteur Frantz Duchazeau abordait pour la première fois l’univers des musiques populaires américaines, en l’occurrence le blues, à travers le destin tragique d’Edward Ray Cochran alias Meteor Slim. À ce personnage de fiction, l’auteur faisait croiser la route d’un autre bluesman, bien réel cette fois, Robert Jonhson. 

Quinze ans plus tard, toujours aux éditions Sarbacane, Frantz Duchazeau nous entraîne dans les pas et les notes de ce fameux Robert Johnson, une vie là aussi marquée par la passion, la discrimination et l’alcoolisme, dans l’Amérique de la grande dépression.

Frantz Duchazeau, un passionné de blues ? Il l’est devenu avec le temps mais reconnaît qu’il n’y connaissait rien avant l’écriture du Rêve de Meteor Slim comme il le confiait à nos confrères d’ActuaBD en 2011.

© Sarbacane / Duchazeau

« Je vous avoue que je n’étais pas un fan de blues, j’ai découvert tout cela très récemment, il y a environ 5 ans, en voyant la série de films Martin Scorcese presents The Blues. L’ambiance générale de l’Amérique des années 1930 me plaisait beaucoup, plus que la musique. Pendant que je dessinais Meteor Slim, je n’y connaissais tellement rien que j’ai commencé à potasser et écouter les standards. Depuis, j’ai fait ma formation en blues, je connais désormais mes classiques ».

Et Robert Johnson est un de ces classiques ! Né en 1911, mort en 1938, à 27 ans, Robert Johnson est considéré comme l’un des musiciens les plus influents dans l’histoire de cette musique, un véritable mythe, un musicien vagabond qui écuma les bleds paumés et les plantations de coton du sud des États-Unis avec pour seuls compagnons, sa guitare, l’alcool et un passé qu’il trimbale partout comme un fardeau.

© Sarbacane / Duchazeau

Sweet Home Chicago, Travelling Riverside Blues, Love in Vain, Malted Milk, Come on in My Kitchen… Autant de standards du blues repris au fil du temps par les plus grands groupes de rock, de Led Zeppelin aux Rolling Stones, en passant par les Blues Brothers, des standards qui résonnent à la lecture de cet incroyable album dont la couverture bleue est à elle-seul un hommage au genre.

Avec ce trait charbonneux qu’on lui connait maintenant et qui colle parfaitement au contexte, Frantz Duchazeau nous raconte l’histoire d’une pure légende du blues, ses derniers jours mais aussi, par une succession de flashbacks, sa jeunesse, son apprentissage de la guitare, son errance sur les routes à la recherche de cachets, d’auditions et de gloire. C’est aussi une peinture de l’Amérique ségrégationniste des années 20 et 30 avec son lot de violences et de massacres contre la population noire. C’est enfin le récit universel d’un homme qui cherche à dépasser son destin, échapper à sa condition, par son art. L’année 2024 commence à merveille !

Eric Guillaud

Les Derniers jours de Robert Johnson, de Frantz Duchazeau. Sarbacane. 26€

04 Jan

2024, une année de franche rigolade ?

On ne peut pas dire que l’année 2023 nous ait fait pleurer de rire mais peut-être que 2024 va changer la donne. Restons optimistes ! En attendant de le vérifier, voici de quoi remettre nos zygomatiques en mouvement…

Ils s’appellent Pierre-Alain Maxence, Marie-Nadine Cathy, Pierre-Henri Ludovic ou encore Jean-Marc Gérard, des noms improbables mais des gens comme vous et moi — ou presque — capables de fabriquer des maquettes de tanks en peaux de clémentines, de collectionner les apéricubes, de faire de l’acupuncture avec du surimi ou de développer une phobie des abris anti-atomiques. Bref, du lourd, rien que du lourd, l’idéal pour un bon talk show, thématique et nom de cet album signé Fabcaro, réédition d’un ouvrage paru aux éditions Vide Cocagne en 2015. (Talk Show de Fabcaro. Delcourt. 12,50€)

Autre réédition, Charles Charles, Profession président est paru initialement en 2013. Il bénéficie ici d’une nouvelle mise en page et d’un nouveau format. Pour le reste, rien de changé, Marc Dubuisson et James nous embarquent du côté sombre du pouvoir avec un président des États-Unis de la République complètement misogyne, narcissique, grossier, odieux, peureux, détestable, stupide… mais épouvantablement drôle. Un savoureux nectar d’humour de 10 ans d’âge qui vieillit bien ! (Charles Charles, Profession président, de Dubuisson et James. Delcourt. 14,95€)

Guérir ses blessures intérieures, être soi-même, devenir riche, oser l’optimisme, avoir confiance en soi, retrouver l’énergie, voir le positif dans le négatif… les manuels de développement personnel de thérapeutes plus ou moins sérieux, plus ou moins charlatans et parfois limite gourous pullulent et promettent de transformer notre vie. Pour l’auteur chilien Alberto Montt, aujourd’hui installé du côté d’Angoulême, ce petit monde de marchands d’illusion est prétexte à sourire avec son Petit Manuel de non-développement personnel, un album au format carré qui remet les idées en place. Et ce n’est jamais inutile ! (Petit Manuel de non-développement personnel, d’Alberto Montt. ça et là. 13€)

Kebabs à volonté ! Dans les salons du palais du roi Ménélas, la fête a tourné à l’orgie et à l’indigestion. Au point que les gardes n’ont rien vu de l’enlèvement d’Hélène, la femme du roi, par le prince troyen Pâris, surnommé L’homme aux mille kebabs. C’en est trop pour le roi Ménélas qui aussitôt dit, aussitôt fait, part en quête des plus grands héros de Grèce pour attaquer et prendre Troie. Mais bien évidemment, l’affaire ne se fera pas simplement… Après Salade César et Waterlose, le tandem Karibou – Duparcmeur continue de revisiter l’histoire et la mythologie avec un esprit toujours aussi foutraque et décalé, faisant ici du prince troyen Pâris le roi du kebab. Et rien que pour ça… (Troie Zéro, de Karibou et Josselin Duparcmeur. Delcourt. 13,50€)

Comme le rappelle en préface Marc Lacombe, alias Marcus, un journaliste et animateur bien connu dans le milieu du jeu vidéo, jouer ensemble dans les années 80 ne signifiait pas se connecter chacun chez soi mais se retrouver dans une salle de jeu ou côte à côte sur un canapé. C’était l’époque des jeux d’arcade, le tout début de la game boy, de Double Dragon, Golden Axe, Altered Beast, Zelda II The Adventure of Link, Super Mario Bros 2… Toute une époque que le scénariste Loïc Clément et le dessinateur Boris Mirroir nous permettent de retrouver dans ce deuxième volume de Super Pixel Boy. Des souvenirs d’enfance gorgés d’humour qui causeront forcément aux amateurs d’hier et d’aujourd’hui ! (Super Pixel Boy, de Loïc Clément et Boris Mirroir. Delcourt. 19,99€)

Eric Guillaud

21 Déc

Angoulême 2024. Regard sur la sélection officielle : Les Daronnes, Acting Class et Des Maux à dire

Les compétitions officielles ont au moins un mérite, celui d’exposer aux yeux d’un large public la richesse d’un art. Quarante-cinq albums ont été sélectionnés par les organisateurs du Festival international de la Bande Dessinée d’Angoulême qui se tiendra du 25 au 28 janvier 2024. Quarante-cinq, c’est peu face à la pléthorique production annuelle, mais c’est suffisant pour témoigner de la diversité, de la créativité graphique, de l’ingéniosité narrative, de la variété scénaristique. En voici un aperçu…

Mariée très tôt, trop tôt, à un homme choisi par sa mère, homme qui se révèlera être volage et joueur au point de ruiner le foyer, Yeon-lee n’a pas commencé sa vie d’adulte de la meilleure des façons. Et la suite n’est guère mieux ! Après avoir travaillé de nuit pendant des années pour éponger les dettes, tout en élevant trois enfants, la jeune femme doit se résoudre à divorcer pour échapper au pire. Et de se retrouver célibataire, position peu enviable dans la Corée contemporaine, employée dans une société de nettoyage, à récurer les toilettes sous le joug de chefs pervers, avec pour amant un coureur de jupons alcoolique. Bref, rien de bien réjouissant, pas la belle vie et le grand amour auxquels elle pouvait légitimement rêver ! Et autour d’elle, c’est la même chose, ses collègues, ses amies, doivent affronter, elles aussi, une vie sociale et intime difficile. Pourtant, Yeon-lee comme les autres parviennent tout au long de leur vie à faire face, à surmonter les difficultés, à soigner les blessures et même à toucher du doigt ce qu’on appelle le bonheur…

Portrait sensible de la gent féminine coréenne, Les Daronnes s’inspire des confessions de la propre mère de l’auteur, Yeong-Shin Ma, recueillies dans un carnet. Dans un esprit un peu fourre tout, elle y a consigné ses amours, ses amitiés, son travail… le récit de sa vie autant qu’une lettre à son fils. Couronné d’un Harvey Award aux États-Unis en 2021, l’album offre au delà de ce portrait intime, un regard sur la Corée d’aujourd’hui où la cause féministe a bien du mal à s’imposer face à une vague conservatrice et masculiniste musclée. Malgré ses 370 pages, le livre se lit d’un trait, aucune longueur à déplorer, et ce grâce à un ton qui oscille en permanence entre la comédie et la tragédie. (Les Daronnes, de Yeong-Shin Ma. Atrabile. 25€)

Avec une belle palette de styles graphiques, il y a même de la broderie, l’Espagnole Beatriz Lema raconte ici la maladie mentale d’une femme en se mettant dans la peau de Vera, sa fille. Est-ce une histoire autobiographique pour laquelle elle aurait changé de prénom, histoire de garder une certaine distance ? Peut-être ! Quoi qu’il en soit, Des Maux à dire est un récit bouleversant de vérité dans lequel nous assistons aussi impuissants que Vera à la lente détérioration de la santé mentale de cette femme. Exorcistes, psychiatres, médicaments… rien n’y fait, Adela, c’est son prénom, devient de plus en plus paranoïaque, méfiante, persuadée d’être habitée par le démon, et sujette à des pensées suicidaires. Sa vie est un enfer, celle de ses proches plus encore. Mais Vera ne la laissera jamais tomber, s’occupant d’elle jusqu’au bout, quitte parfois à s’oublier, à oublier sa propre vie.

Ce qui frappe à la lecture de ce livre, c’est l’immense liberté que s’est donnée l’autrice tant au niveau graphique, les pages alternant broderies et dessins au feutre ou au stylo, en couleurs ou en noir et blanc, qu’au niveau narratif. Un album surprenant mais profondément séduisant ! (Des Maux à dire, de Beatriz Lema. Sarbacane. 25€)

Avec un graphisme ligne claire qui rappellera par certains aspects celui de Chris Ware, l’auteur américain Nick Drnaso déjà remarqué avec ses albums Beverly, Fauve révélation 2018, et Sabrina, sélection officielle 2019, nous offre un récit troublant, voire déroutant, autour d’un groupe de personnages réunis dans un atelier de théâtre, un acting class. Ils s’appellent Rosie, Dennis, Angel, Lou ou encore Beth, font partie de la classe moyenne inférieure américaine, parfois en rupture sociale, rêvent tous de donner un autre sens à leur vie… Cours après cours, le professeur, John Smith, les amène à se dévoiler corps et âme dans des jeux de rôle qui abolissent la frontière entre la réalité et le théâtre, au risque de les perdre et de nous perdre par la même occasion. Sur un peu plus de 260 pages, Acting Class associe une monotonie graphique à une mise en couleurs sans éclat, pour figurer, sans doute, l’état dans lequel se trouve la société américaine une fois les masques tombés. (Acting Class, de Nick Drnaso. Presque Lune. 30€)

Eric Guillaud

18 Déc

Angoulême 2024. Regard sur la sélection officielle : Le visage de Pavil, Mary-Pain, Monica et Fleur de lait

Les compétitions officielles ont au moins un mérite, celui d’exposer aux yeux d’un large public la richesse d’un art. Quarante-cinq albums ont été sélectionnés par les organisateurs du Festival international de la Bande Dessinée d’Angoulême qui se tiendra du 25 au 28 janvier 2024. Quarante-cinq, c’est peu face à la pléthorique production annuelle, mais c’est suffisant pour témoigner de la diversité, de la créativité graphique, de l’ingéniosité narrative, de la variété scénaristique. En voici un aperçu…

Tombé du ciel ! Ou presque. L’étrange aéroplane de Pavil s’est écrasé en territoire inconnu, Lapyoza, un village étrange lui aussi, planté au milieu d’un archipel, isolé, loin de tout, loin du monde, loin de SON monde, l’Empire. Impossible de repartir, impossible d’envisager un plan B, Pavil va devoir rester et patienter jusqu’au prochain bateau, d’ici à quelques semaines. Méfiants, le prenant d’abord pour un espion, les autochtones finissent par lui accorder l’hospitalité avec l’obligation de participer à la vie du village. Il est libre de ses mouvements mais il lui est interdit de se rendre dans les zones sacrées et de participer à toutes célébrations. C’est pourtant là que son intérêt semble le porter…

Une histoire singulière, une approche graphique minimaliste, des couleurs inattendues, un univers d’une richesse incroyable, des références à des légendes anciennes et des thématiques actuelles… Mais où Jérémy Perrodeau va-t-il chercher tout ça ? Peut-être un peu dans les jeux vidéo dont il raffole, beaucoup dans les méandres de son imaginaire sans limite et sans doute dans l’obligation qu’il se fait à chaque nouvel album de bousculer ses habitudes et d’explorer de nouveaux territoires. Aucun doute, Jérémy Perrodeau a un énorme talent pour créer des mondes parallèles et nous y embarquer avec lui ! (Le visage de Pavil, de Jérémy Perrodeau. Éditions 2024. 29€)

« Vous n’avez pas honte à votre âge de ne rien faire de votre vie ? » , « Tu devrais te prendre en main ! », Voilà ce qu’elle entend Mary-Pain lorsqu’elle se promène dans son village natal du sud de l’Espagne où elle est récemment revenue. Au chômage, sans un sou, elle a dû se résoudre à ce retour douloureux au bercail. Un échec personnel ? La crise ? Au moins, pourra-t-elle s’occuper de son grand-père qui glisse doucement mais surement vers la fin de son histoire. Fille unique, une mère décédée dans des circonstances qui lui ont laissé un traumatisme évident, un grand-père à charge et une maison familiale hypothéquée, la vie de Mary-Pain n’est qu’un chapelet d’emmerdes et de blessures mais après avoir touché le fond de la piscine familiale, depuis longtemps laissée aux seules feuilles mortes, la jeune femme pourrait bien se reprendre en main, comme ils disent dans le village, et retrouver dignité et envie.

Cette histoire de Mary-Pain pourrait très bien être celle de l’autrice elle-même, Lola Lorente, comme celle de millions d’Espagnols. Écrite entre 2013 et 2022, elle reflète la crise qui a durement touché le pays à partir de 2007. Son personnage, Mary-Pain est une enfant de cette crise, et sa différence, ses rondeurs, sa coupe de cheveux punk, ses vêtements, son style de vie, dénotent dans ce coin de l’Espagne replié sur lui-même qu’elle a voulu fuir et oublier. Le récit de Lola Lorente, au graphisme expressif, quasi-expérimental, nous parle de la crise, de la difficulté de se faire une place, de la frustration engendrée au sein de la jeunesse éprise de liberté. Son livre précédent lui a permis de décrocher le Prix Auteur révélation au Salon international de la bande dessinée de Barcelone. Une autrice à suivre ! (Mary-Pain, de Lola Lorente. Actes Sud BD. 28€)

Après avoir acquis une partie des droits de ses œuvres en langue française et réédité dans la foulée quatre albums parmi lesquels les fameux Ghost World et Patience, les éditions Delcourt ont publié pour Noël un inédit de Daniel Clowes baptisé Monica, album vertigineux qui signe le grand retour de l’auteur américain simultanément des deux côtés de l’Atlantique.

Cinq années auront été nécessaires pour boucler ce petit chef-d’œuvre graphique et scénaristique, cinq années pour dérouler la vie de son héroïne éponyme dans un chapelet de chapitres interconnectés et inspirés par ses propres souvenirs personnels.

Tout commence dans la jungle vietnamienne avant la naissance de Monica pour se terminer dans une ville de villégiature en Californie. Et entre les deux ? Une vie passée à la recherche d’un père inconnu et d’une mère qui l’a abandonnée, une romance en même temps qu’une satire sociale, le tout raconté à la manière de Daniel Clowes, avec un trait élégant rehaussé de couleurs pop et une touche d’étrangeté, de surnaturel, qui peut parfois dérouter le lecteur non averti et enthousiasmer le fan de base. (Monica, de Daniel Clowes. Delcourt. 21,90€)

L’auteur italien Miguel Vila s’était déjà fait remarquer avec Padovaland paru chez Presque Lune en 2022, un premier roman graphique qui nous immisçait dans la vie d’un groupe de jeunes gens coincés quelque part entre l’adolescence et l’âge adulte, sans véritable but, anesthésiés par les réseaux sociaux, handicapés des relations humaines. C’est encore un peu le cas ici, même si les protagonistes sont à l’étape d’après, ont pris leur indépendance et découvrent les relations de couple. Marco et Stella s’aiment mais au lit, ce n’est pas franchement l’apothéose. Marco n’y arrive pas, ne sait pas y faire. Chaque occasion se termine de la même façon, dans la frustration totale pour l’un et pour l’autre. Marco se réfugie sur les sites porno jusqu’au jour où il croise Lulu dont l’énorme poitrine crache du lait maternel à volonté. Son fantasme !

Influencé dit-il par Nick Drnaso, également en compétition cette année avec l’album Acting Class, et par Daniel Clowes, Miguel Vila se singularise par la composition de ses planches. Rien à voir avec le gaufrier traditionnel, l’auteur s’amuse à varier la taille et la forme des vignettes offrant à cette BD une lecture plutôt dynamique et agréable, le trait étant tout de même moins gracieux que celui de ses mentors. Une démarche assumée, Miguel Vila souhaitant donner une image réaliste et non idéalisée, fantasmée, du corps humain. Du côté de l’histoire, l’auteur explore une nouvelle fois les affres d’une jeunesse italienne confrontée à la vie, la vraie, entre mensonges, hypocrisies et désillusions. Un récit sans filtre qui place le lecteur par son écriture, par sa composition, en position de voyeuriste. (Fleur de lait, de Miguel Vila. Presque Lune. 22€)

Eric Guillaud

13 Déc

Angoulême 2024. Regard sur la sélection officielle : L’Illusion magnifique, La véritable histoire de Saint-Nicolas, Le Dernier sergent et Jumelle

Les compétitions officielles ont au moins un mérite, celui d’exposer aux yeux d’un large public la richesse d’un art. Quarante-cinq albums ont été sélectionnés par les organisateurs du Festival international de la Bande Dessinée d’Angoulême qui se tiendra du 25 au 28 janvier 2024. Quarante-cinq, c’est peu face à la pléthorique production annuelle, mais c’est suffisant pour témoigner de la diversité, de la créativité graphique, de l’ingéniosité narrative, de la variété scénaristique. En voici un aperçu…

Bienvenue dans le monde le plus tordu et le plus impitoyable qui soit : celui des comic books. La phrase n’est pas de votre serviteur, mais d’un protagoniste de L’Illusion magnifique, histoire écrite par l’auteur italien Alessandro Tota. Nous sommes à la fin des années 30 à New York. Tandis que l’Europe se dirige tout droit vers la guerre, l’Amérique veut encore se croire à l’abri avec ses super-héros masqués, Superman et Batman en tête, tout juste nés de la plume et des pinceaux de quelques auteurs de génie. Le comic book est à la mode, une aubaine pour Roberta Miller fraîchement débarquée de son Kansas natal.

Après avoir connu un temps la misère et fréquenté les milieux communistes, Roberta Miller s’associe à Frank Battarelli, un peintre raté et de mauvaise réputation, pour concevoir les aventures de Dogman. C’est le succès ! Mais la jeune femme découvre la dure loi du capitalisme, la condition des artistes, exploités, dépossédés de leurs droits, jetés comme des malpropres. Elle découvre aussi l’amour et son homosexualité.

Prévu en deux volumes, L’Illusion magnifique raconte l’âge d’or des comic books et à travers lui une histoire des années 30, marquée par le triomphe du capitalisme et l’essor du communisme, une histoire rigoureusement documentée et merveilleusement mise en images dans un style plutôt classique, mais très séduisant, avec un petit côté suranné qui rappelle les vieux comics. L’illusion magnifique du rêve américain ! (L’Illusion magnifique, Livre 1 – New York 1938, d’Alessandro Tota. Gallimard BD. 29,90€)

Partout des inondations, des incendies géants, des villes asphyxiées, des campagnes atrophiées et surexploitées, partout la pollution, la pauvreté, et partout la police bien sûr pour tenter de protéger ce monde pourtant à bout de souffle et préserver les acquis des plus riches. C’est dans ce décor d’apocalypse que le Saint-Nicolas de Thierry Van Hasselt intervient. Invité au château, à partager le repas avec quelques nantis, Saint-Nicolas découvre la spécialité au menu : des enfants. Saint-Nicolas met le feu au château, tue le cuisinier et sauve les enfants… Dédié aux kids, aux agités, aux mutilés, aux fragiles, aux opprimés, aux invisibles, aux sans dents ou sans-papiers, ce livre signé par le fondateur de la maison d’édition Frémok est un plaidoyer pour la résistance, la révolte, la révolution, une histoire de Saint-Nicolas transposée dans notre époque contemporaine avec une mise en images singulière, des grandes vignettes, deux par planches qui nous jettent à la face tout le côté sombre de notre société. (La Véritable histoire de Saint-Nicolas, de Thierry Van Hasselt. FRMK. 29€)

Avant de vous lancer dans la lecture de cet album, assurez-vous d’être un moment au calme, car non seulement l’ouvrage fait plus de 400 pages, mais il est très difficile de s’en détacher. À la plume comme aux pinceaux, Fabrice Neaud, un auteur qui a mine de rien marqué l’histoire de la bande dessinée en co-fondant la maison d’édition Ego comme X et surtout en signant Journal, une autobiographie volumineuse parue en 4 volumes entre 1996 et 2002 que beaucoup considèrent comme une œuvre majeure dans la bande dessinée francophone.

Il y décrit avec précision, sans la moindre censure et avec la ferme volonté d’aller plus loin que ce qui s’était fait jusque-là en bande dessinée, sa quête personnelle de l’amour, les coups d’un soir, les coups qu’il aurait souhaité plus durables, sa passion pour le dessin, son regard sur la création, son quotidien de précaire, sa vie d’homo, les railleries, les hypocrisies, l’homophobie, les violences parfois… livrant toute son âme brute, tous ses doutes, ses peurs, ses rêves au regard du monde, ou du moins au regard du monde du neuvième art.

Le Dernier sergent paru en cette fin d’année 2023 est en quelque sorte une suite même si la lecture des précédents albums n’est pas nécessaire à sa bonne compréhension. Fabrice Neaud y relate sa vie entre 1998 et 2002, ses amours, ses emmerdes, sa famille, la mort de sa sœur et de son père, le sida, son travail d’auteur, Antoine, le fameux dernier sergent dont il tombe amoureux… offrant une nouvelle fois une radiographie de notre monde. (Les Guerres immobiles, Le Dernier sergent tome 1, de Fabrice Neaud. Delcourt. 34,95€)

Après Cruelle et Pucelle, c’est avec Jumelle, une histoire parue en deux volumes aux éditions Dargaud, que Florence Dupré La Tour poursuit et clôt la biographie de son enfance, sous l’angle ici de la gémellité ! À sa manière, avec humour jusque dans le trait, et une bonne dose de liberté dans le ton, l’autrice nous raconte cette histoire d’amour car oui il s’agit d’une histoire d’amour entre elle, Florence, et sa jumelle, Bénédicte, une relation fusionnelle, exclusive, qui forge leur identité de couple pendant leur plus tendre jeunesse mais dont elles finiront par s’échapper pour se construire une identité propre. Un passage du « on » au « je » qui ne se fera pas sans douleur comme le montre si bien ce récit qui, comme les précédents, se révèle passionnant et instructif ! (Jumelle tomes 1 et 2, de Florence Dupré La Tour. Dargaud. 20,50€ le volume)

Eric Guillaud

10 Déc

Angoulême 2024. Regard sur la sélection officielle : Chumbo, une fresque familiale et historique dans le Brésil du XXe siècle

Auteur d’une dizaine d’albums principalement publiés par des éditeurs indépendants, le Franco-Brésilien Matthias Lehmann débarque dans le prestigieux catalogue Casterman avec un roman graphique impressionnant qui déroule sur plus de 360 pages l’histoire d’une famille et celle d’un pays, en l’occurrence le Brésil, avec dextérité dans le trait et profondeur dans le propos…

Il lui aura fallu du temps pour le réaliser, trois ans et demi de travail, d’écriture, de mise en images et avant ça de recherches documentaires sur le Brésil et son histoire. Car même si Matthias Lehmann a du sang brésilien de par sa mère, l’auteur est né et a grandi en France. Bien sûr, il y aura des visites régulières à la famille restée là-bas, bien sûr, la mère fera tout son possible pour transmettre à ses enfants l’amour pour son pays et sa culture mais ce n’est qu’une fois le travail terminé autour de la BD que Matthias Lehmann aura, dit-il, l’impression de véritablement connaître ce pays.

Chumbo répond d’ailleurs aux interrogations de l’auteur sur le lien qui l’unit encore à ce pays avec le temps. « De cette grande fratrie brésilienne… », confie-t-il, « il ne reste que ma mère et une de ses sœurs qui vit aux États-Unis, et je me demandais quel allait être, à terme, mon lien avec ce pays. Je me suis aussi lancé dans Chumbo pour conserver une relation personnelle avec le Brésil« .

Pour autant, Matthias Lehmann n’a pas souhaité raconter l’histoire de sa propre famille, Chumbo n’est pas une autobiographie à proprement parler, assurément une fiction très documentée qui s’appuie sur un contexte réel et des personnages crédibles. « Mon récit part de la cellule familiale et se projette au dehors d’abord avec la ville de Belo Horizonte, ensuite l’État du Minas Gerais et, enfin, l’histoire du Brésil ».

La famille imaginée par Matthias Lehmann a pour patronyme Wallace, une famille bourgeoise qui travaille dans l’industrie minière à Belo Horizonte, ville située dans les terres à plus de 400 kms de Rio de Janeiro. Il y a le père Oswaldo, la mère Maria-Augusta, et les enfants, Severino, Ramires, Adelia, Ursula et Berenice. Personnage abject, prêt à tout pour maintenir ses affaires à flot, Oswaldo ne parviendra pourtant pas à éviter le déclassement à sa famille. Peu à peu, au fil du siècle, les Wallace perdent de leur superbe tandis que le pays sombre dans la dictature militaire et se déchire jusqu’au cœur des cellules familiales.

Les Wallace n’y échapperont pas, l’un des fils, Severino, s’affichant plutôt réactionnaire, proche de la dictature, tandis que l’autre, Ramires, rejoindra les guérilleros communistes et goûtera à la torture instaurée par la junte militaire avant de devenir lui-même un célèbre écrivain et de rejoindre la bourgeoisie brésilienne.

Des années 30 au début des années 2000, Matthias Lehmann déroule cette histoire nous offrant au final une fresque familiale d’une intensité incroyable où l’intimité d’un foyer côtoie, affronte plus souvent, les événements, les bouleversements, d’un immense pays. Un récit ambitieux porté par un dessin tout en hachures dense et méticuleux qui fait de chaque planche un petit bijou avec des influences revendiquées venues de la bande dessinée indépendante américaine : Art Spiegelman, Robert Crumb, Daniel Clowes, Chris Ware et Julie Doucet. Que demander de plus ? Une perle !

Eric Guillaud

Chumbo, de Matthias Lehmann. Casterman. 29,95€

© Casterman / Lehmann

 

08 Déc

Angoulême 2024. Regard sur la sélection officielle : Chair à canon, L’Homme gêné, Evol et Une Éducation orientale

Les compétitions officielles ont au moins un mérite, celui d’exposer aux yeux d’un large public la richesse d’un art. Quarante-cinq albums ont été sélectionnés par les organisateurs du Festival international de la Bande Dessinée d’Angoulême qui se tiendra du 25 au 28 janvier 2024. Quarante-cinq, c’est peu face à la pléthorique production annuelle, mais c’est suffisant pour témoigner de la diversité, de la créativité graphique, de l’ingéniosité narrative, de la variété scénaristique. En voici un aperçu…

La Barcelonaise Aroha Travé a longtemps œuvré dans le fanzinat et ça se ressent dès la couverture de ce qui est son premier album publié aux éditions flblb. Avec ce graphisme tout d’abord, très influencé par la bande dessinée underground américaine. Avec cette histoire ensuite, d’une liberté totale, foncièrement déjantée, grossière, glauque, sordide, trash, punk, mais ô combien jubilatoire et pas si primaire qu’on pourrait le croire de prime abord. Chair à canon, tel est son nom, aborde mine de rien quelques thématiques sociétales contemporaines comme la pédophilie, l’homophobie, la bêtise humaine au sens large, la drogue et ses effets dévastateurs… et peut-être avant tout ça l’amour maternel. Avec, au centre du casting, deux mômes débordant de vitalité et d’imagination, toujours à cheval entre deux mondes, le leur, plein de shérifs, de bandits, de monstres, et le vrai, finalement pas beaucoup plus engageant. (Chair à canon, de Aroha Travé. flblb. 15€)

Vincent n’a rien d’un héros, c’est même l’anti-thèse du héros, le genre de garçon qui ne prend pas sa vie en mains, qui se lamente en permanence, qui ne décide jamais rien, a peur de tout, gâche sa vie. Seul, dans son appartement, il procrastine, jusqu’au jour où une nouvelle voisine vient frapper à sa porte. « Bonjour, je suis une tueuse en série. Nan, j’suis Julia la nouvelle voisine ». Elle est plutôt jolie, a visiblement de l’humour, de quoi le perturber un peu plus. Julia devient son obsession. Mais comment la conquérir ? C’est toute l’histoire de ce roman graphique au format à l’italienne de près de 290 pages. Dans un style graphique que l’on pourrait qualifier de pâte de mouche, proche de la gravure, par planches d’un à deux strips, Matthieu Chiara nous raconte les frasques de ce personnage attachant, ses questionnements les plus intimes, ses doutes existentiels. C’est franchement drôle et pas si léger que ça pourrait en avoir l’air, L’Homme gêné, c’est un peu l’histoire de chacun de nous à certains moments de notre vie. Adoré ! (L’Homme gêné, de Matthieu Chiara. L’Agrume. 26,90€)

Il s’est fait connaître de ce côté-ci de la planète avec Search and destroy, Soil, Deathco, ou encore Wet Moon, il est de retour avec Evol, quatre volumes parus à ce jour aux éditions Delcourt / Tonkam, un manga qui nous embarque dans un monde en déliquescence, qui pourrait être le nôtre finalement, où l’héroïsme et les pouvoirs qui vont avec sont un don héréditaire et où les héros sont au service de la justice, enfin de celui qui a parlé le plus fort, en général le plus véreux. L’avenir serait ainsi scellé dès la naissance de chaque être. Sauf pour Nozomi, Sakura et Akari, deux jeunes filles et un garçon ordinaires qui après une tentative de suicide se retrouvent eux aussi dotés de supers-pouvoirs. De quoi combattre ce monde qu’ils ne supportent plus. Publié dans un grand format sous couverture rigide et avec jaquette, Evol est un manga d’une noirceur sans pareille dans lequel transparaît à chaque page le mal-être des adolescents et la violence de notre monde. Influencé par le punk, le cinéma et la bande dessinée américaine, Atsushi Kaneko exprime dans ces superbes pages toute sa colère, sa révolte, avec un trait qui n’est pas sans nous rappeler celui de Frank Miller. Énorme ! (Evol, d’Atsushi Kaneko. Delcourt / Tonkam. 19,99€)

Du haut de ses 64 ans, jamais Charles Berberian n’avait témoigné de son histoire personnelle en bande dessinée. C’est désormais chose faite avec l’album Une Éducation orientale paru chez Casterman il y a quelques mois. Grand Prix de la ville d’Angoulême en 2008, auteur d’une bonne soixantaine d’ouvrages dont beaucoup  réalisés avec son compère Philippe Dupuy (Monsieur Jean, Le Journal d’Henriette…), Charles Berberian tenait cette fois à raconter sa jeunesse et plus précisément les six années passées chez sa grand-mère à Beyrouth pendant que ses parents étaient en poste à Bagdad. Six années essentielles dans sa construction personnelle, six années marquées par des sons, des odeurs, des images… Au début de la guerre civile en 1975, l’auteur se réfugie avec sa famille en France. Il ne retourne au Liban que trente ans plus tard, confrontant dès lors ses souvenirs à la nouvelle réalité du pays. Avec une constante : le chaos. C’est ce chaos et l’histoire de sa famille bien évidemment qu’il met en images ici à la façon d’un promeneur arpentant les rues de Beyrouth comme autant de souvenirs. À travers cette histoire intime, c’est l’Histoire avec un grand H qui transparaît, depuis le début de la guerre civile jusqu’à l’explosion dans le port de Beyrouth en 2020. Pour Charles Berberian, l’objectif est de témoigner, de transmettre son histoire aux prochaines générations et surtout de pouvoir affirmer que ses racines sont libanaises. Un magnifique récit autobiographique au graphisme plein de vie et de mélancolie. (Une Éducation orientale, de Charles Berberian. Casteman. 25€)

Eric Guillaud