08 Juin

Reliefs de l’ancien monde : un recueil d’histoires courtes de Jean-C. Denis

Jean-Claude Denis est un monument de la bande dessinée franco-belge, une force tranquille du neuvième art, capable de nous embarquer dans le quotidien le plus ordinaire en faisant briller la poésie dans nos yeux. Reliefs de l’ancien monde n’est pas une nouveauté en soi mais un recueil de récits courts datant pour la plupart des années 90 et pour certains inédits…

Et la magie opère. Qu’ils soient longs ou courts, les récits de Jean-Claude Denis nous enveloppent de la même façon dans une espèce d’intimité. Il n’y a plus qu’à regarder le monde s’animer devant nous, avec ses personnages tellement vrais, tellement comme nous, confrontés à la vie la plus ordinaire qu’il soit, aux détails les plus anodins. Jean-Claude Denis aime parler de tout ce qui ne se remarque pas, tout en gardant une certaine méfiance face à la réalité. C’est dans ce tiraillement que Jean-Claude Denis a trouvé son équilibre, ses marques.  

D’une à quelques pages, la quinzaine de récits réunis ici ont été écrits majoritairement dans les années 90 (l’ancien monde) et ont été publiés pour certains dans des numéros spéciaux de magazines à l’occasion des grandes vacances tels que L’express ou L’Echo des Savanes. D’autres ne l’ont été qu’au Japon, notamment dans le magazine NAVI, d’autres enfin sont inédits comme Un frère humain, en ouverture, prévu à l’origine pour L’Echo des Savanes et finalement jamais publié.

« En cette fin de siècle… », explique l’auteur en avant-propos, « parler du temps présent, évoquer le quotidien, suivre ses embardées dans le ridicule, l’absurde, le surnaturel, et surtout en livrer sa propre vision était une tendance plutôt nouvelle bien que cultivée par beaucoup d’auteurs ».

Bonus bien pensé, chaque histoire est remise dans son contexte d’écriture par l’auteur lui-même en fin d’ouvrage, de quoi en apprendre un peu plus sur l’oeuvre et la vision du monde de l’un des grands maîtres de la BD francophone, Grand Prix d’Angoulême 2012, créateur des fameuses aventures de Luc Leroi, auteur de Quelques mois à l’Amélie, La Terreur des hauteurs, Zone Blanche, Le Sommeil de Léo, Tous à Matha ou encore de Belém, un mirage à l’envers. Que du bon !

Eric Guillaud 

Reliefs de l’ancien monde, de Jean-C. Denis. Futuropolis. 20€

© Futuropolis / Jean-C. Denis

06 Juin

Suzette ou le grand amour : le nouveau roman graphique de Fabien Toulmé

Depuis 2014, date de son premier album paru chez Delcourt, Fabien Toulmé construit une oeuvre singulière et forte qui nous raconte le monde et l’intime. Avec ce nouvel opus, l’auteur évoque l’amour, le couple, l’engagement, à travers l’histoire et la rencontre de deux générations, une grand-mère et sa petite fille. En voiture Suzette…

Ce n’est pas toi que j’attendais, Les Deux vie de Baudouin, L’Odyssée d’Hakim et aujourd’hui Suzette ou le grand amour… qu’ils relèvent de la fiction, du témoignage ou de l’autobiographie, les albums de Fabien Toulmé ont en commun la même dose d’humanité, de tendresse et d’émotions, un doux regard sur la vie, même si elle n’est pas toujours un long fleuve tranquille.

Dans ce nouvel album, Fabien nous raconte une belle histoire ou plus précisément deux belles histoires en une. D’un côté, l’héroïne titre, une octogénaire qui vient d’enterrer son mari. De l’autre, Noémie, sa petite-fille, qui vient de s’installer avec son petit ami. Pour l’une comme pour l’autre, ce sont là des changements de vie importants. De quoi les rapprocher. Au fil des conversations, Suzette et Noémie en viennent à échanger sur leur vie intime, sur ceux qu’elles aiment ou ont aimé. Et justement, Suzette finit par évoquer son premier amour, peut-être son seul vrai amour, Francesco, un bel Italien croisé il y a 60 ans. Un bail mais elle ne l’a jamais oublié.

© Delcourt / Toulmé

Et pourquoi pas tenter de le retrouver ? L’idée séduit les deux femmes qui prennent la route, direction Portofino, à quelques kilomètres de Gênes. Dans l’intimité de l’habitacle, les deux femmes se livrent un peu plus, lèvent pas mal de tabous, et finissent par parler sexe, pénétration, orgasme.

« Même si je suis gênée… », avoue Suzette, « je trouve ça très bien d’avoir cette liberté de se dire ce genre de choses ».

Suzette et Noémie, deux époques, deux mondes, deux visions de l’amour, deux visions de la place des femmes dans notre société. Le monde a évolué, les femmes ont gagné leur liberté. Et pas seulement de parole.

Grâce à Noémie, Suzette retrouve un peu de sa jeunesse avec peut-être au bout du voyage, une nouvelle aventure, une seconde vie…

© Delcourt / Toulmé

Avec le trait naïf qu’on lui connaît bien maintenant, des décors souvent réduits à l’essentiel et une palette de couleurs resserrée, Fabien Toulmé déroule lentement son récit sur plus de 300 pages sans jamais nous perdre, sans jamais nous ennuyer. Les personnages sont attachants et d’une belle profondeur, le propos intelligent et universel. L’album est un peu cher, presque 30 euros, mais totalement indispensable !

Eric Guillaud

Suzette ou le grand amour, de Fabien Toulmé. Delcourt. 29,95€

03 Juin

Joe Hill : bon sang ne serait mentir !

Comment réussir à faire son propre trou dans le créneau horreur ou fantastique lorsque son propre père est déjà un monument du genre ? En se diversifiant et en cherchant, notamment, dans la BD le médium parfait pour faire fructifier son héritage. Exemple avec l’américain Joe Hill. 

Alors autant évacuer l’éléphant qui encombre la pièce dès le début : oui, comme son nom ne l’indique pas, Joe Hill est bien un ‘fils de’. Et de pas n’importe qui en plus dans le créneau horrifique : Stephen King. Un peu écrasant comme héritage non ? D’où sa relative discrétion. Mais bien qu’il se soit inscrit dans la même mouvance que papa, il a su vivre son époque en s’impliquant à plusieurs niveaux, et pas que dans la littérature où, pour être franc, il n’a pas pour l’instant fait trop d’éclat.

Or de toutes ses activités, c’est la bande dessinée où, au final il excelle le plus en tant que scénariste. Notamment grâce au succès de la série Locke & Key, au point que la maison de BATMAN DC COMICS a décidé de lui confier sa propre collection, centrée sur l’horreur. Mais pas n’importe laquelle, du moins si l’on se base sur les deux premières sorties inaugurales.

Basketful Of Heads – © Urban Comics DC Comics / Joe Hill et Leomacs

Pourtant, sur le papier, on pourrait croire que Plunge et Basketful Of Head (la version française ‘plongée’ et ‘un panier plein de têtes’ claque moins non ?) ne jouent pas tout à fait sur le même registre. Autant le premier est très sérieux et fait appel à ce que les afficionados appellent de l’horreur ‘cosmique’ bourrée de références plus ou moins cachées à Howard Lovecraft avec son histoire de remorqueurs d’épaves confrontés à des entités extra-terrestres venus sournoisement envahir la Terre, autant le second évolue dans un registre en comparaison presque plus léger. Enfin, autant léger que puisse être le récit des pérégrinations d’un jeune fille bloquée face à des trafiquants de drogues sur une île de la côte est américaine en pleine tempête et armée d’une hache viking magique dont la particularité est de garder en vie les têtes qu’elle s’emploie pourtant à séparer d’une façon tranchante du reste de leurs corps. Mais l’ADN est clairement le même.

En fait, le gros autocollant ‘par le créateur de Locke & Keyque l’on retrouve sur les deux couvertures n’est pas innocent du tout. Sans vergogne, Hill réutilise ici la formule qui lui a permis d’asseoir son (propre) nom. C’est-à-dire un mélange assez subtil au final de références à la ‘pop culture’ des années 80 (cinéma d’horreur de série B, séries TV etc.), d’humour un peu potache mais jamais lourdingue et de personnages pas si manichéens que ça. Et puis il sait alterner poussées soudaines d’adrénaline horrifiques (surtout sur ce Plunge au ton assez désespéré) et moments plus légers. En fait, le style Hill se caractérise par un côté très cinématographique, avec un sens du rythme hérité directement des séries télé, du genre à ne jamais relâcher la tension sans pour autant submerger le lecteur avec.

Basketful Of Heads – © Urban Comics DC Comics / Joe Hill et Leomacs

Et puis dans les deux cas, il a su s‘entourer des bonnes personnes au dessin : le trait plus réaliste de Leomacs (Lucifer) convient parfaitement à Basketful Of Heads alors que celui, plus emphatique, de Stuart Immonen (découvert avec Superman : identité secrète) accentue juste comme il faut le côté apocalyptique de Plunge.   

On pourrait certes dire que Joe Hill est quelqu’un qui emprunte plus qu’il ne crée et qu’au final, ses œuvres ne sont qu’un gigantesque mais habile recyclage. Mais comme face à un 768ème visionnage d’Evil Dead ou de Terminator avec ce qu’il faut comme munitions (pop corn, soda) à nos côtés, on a envie de dire que la question n’est pas là. Et puis la pop culture n’est-elle pas une éternelle entreprise de réemballage ? Ramassage des copies dans deux heures !

Olivier Badin

Plunge, de Joe Hill et Stuart Immonen & Basketful Of Heads de Joe Hill et Leomacs, Urban Comics/DC Comics. 15€

02 Juin

Romance, Banquiz, Titeuf, Les Dentus, Imbattable… Quand l’humour se déconfine !

BMaintenant qu’on a retrouvé un peu de notre vie d’avant, c’est le moment de rire un peu, beaucoup, à la folie, en terrasse ou sur la plage, avec quelques livres sélectionnés rien que pour vous, de l’humour pur jus sans effets spéciaux ajoutés.


On commence avec Romance du sieur Elric, un album publié en février dernier qui raconte, comme peut le laisser deviner la divine couverture, une grande histoire d’amour ou plus précisément cent grandes histoires d’amour… en trois cases et avec pas beaucoup plus de mots. Ils sont beaux, elles sont belles, bien coiffés, bien habillés, avec un petit côté vintage comme on aime dans le dessin et des préoccupations… disons… plutôt bloquées au dessous de la ceinture. Inutile de vous dire que le tout est franchement drôle et que les hommes en prennent sévèrement pour leur grade. (Romance, d’Elric. Delcourt. 9,95€)

Vous rêviez d’un album réunissant Joan Sfar au dessin et Mathieu Sapin au scénario ? Ne bougez plus, vous l’avez ! Réunis pour la première fois, les deux auteurs phares de la bande dessinée francophone contemporaine nous offrent ici un thriller complètement déjanté, une fiction avec des vrais morceaux de réels à l’intérieur et deux ex-présidents de la République, en l’occurrence François Hollande et Nicolas Sarkozy pour héros, reconvertis depuis la fin de leurs mandats respectifs, en agents secrets pour le compte du Ministère secret et chargés de protéger la France contre toutes menaces éventuelles. Et ce ne sont pas les seules gloires locales ou même internationales à apparaître dans les pages de ce premier volet. On peut même dire que ça se bouscule au portillon avec dans l’ordre d’apparition ou presque Eric Cantona, Donald Trump, Vladimir Poutine, le Prince de Monaco, Greta Thunberg, l’auteur Mathieu Sapin lui-même et un bloc de granit géant nommé Yaakov Kurtzberg qui cherche à prendre un avion depuis New York pour aller… et faire… Le mieux, c’est encore de lire l’album. (Le Ministère secret, de Sapin et Star. Dupuis. 14,95€)

Bon, même si la France grelotte globalement depuis plusieurs semaines et que le printemps avait tout de l’automne, il est un fait incontestable, la Terre se réchauffe ! Même Trump le reconnaît. Du moins, via la plume de Bernstein et le pinceau de Witko, auteurs de ce petit livre paru chez Delcourt dans la collection Pataquès. Ils lui font même financer une opération « tempête de glace », oui oui, pour établir « une méthode épistémologique de prédiction d’hypothèses et de vérification de la viabilité des constats issus de tests expérimentaux sur le réchauffement climatique ». Comprend qui peut ! En attendant, Banquiz, avec ces Trump et autres pingouins, est une petite pépite d’humour qui nous réchauffe les zygomatiques. (Banquiz, de Bernstein et Witko. Delcourt. 9,95€)

Il est de retour dans toutes les bonnes librairies de France et d’ailleurs, de retour pour une grande aventure. Elle s’intitule d’ailleurs La Grande aventure. Finis les gags en une page, Zep propose ici une histoire complète loin de l’univers scolaire et urbain auquel il nous avait habitué, avec de nouveaux personnages mais le même objectif : nous faire rire. Et c’est le cas ! Dans ce dix-septième opus, Titeuf découvre les joies de la colo, direction le camp du Bois des ours, du vert partout, de l’air pur à volonté et aucun réseau pour les jeux vidéo : de quoi se refaire une santé et communier avec la nature… (Titeuf, La Grande aventure, de Zep. Glénat. 10,95€)

C’est le seul véritable super-héros de bande dessinée, c’est du moins ainsi que Pascal Jousselin vend son personnage. Alors, bien sûr, il n’a pas vraiment le physique d’un Superman ou d’un Batman mais il a un pouvoir exceptionnel, celui de pouvoir jouer avec l’espace et le temps d’une planche de bande dessinée. Et ça peut rendre service. À l’instar de Marc-Antoine Mathieu avec son personnage Julius Corentin Acquefacques, Pascal Jousselin joue avec les codes graphiques et narratifs de la bande dessinée, explorant en courts récits de quelques cases à quelques pages les possibilités infinies du médium. Avec l’humour en plus! (Imbattable tome 3, de Jousselin. Dupuis. 10,95€)

Des flics comme les Dentus, on n’en croise pas tous les jours. Et c’est peut-être préférable. Ils sont quatre dans le service, Saturne, Mercure, Jupiter et le chef Raoul. Et nos quatre bras cassés, surnommés les Dentus, ont besoin de faire leur preuve comme on dit. Ça tombe bien. Le meurtre d’une femme vient d’être commis. Deux suspects ont avoué en même temps. Un de trop ! Les Dentus se lancent dans une enquête de voisinage pour élucider l’affaire et tombent sur une concentration de paumés et de gueules d’atmosphère qui vont leur donner du fil à retordre. Premier album d’un nouvel éditeur, Les Dentus nous offre une bonne dose d’humour noir. (Les Dentus, de Anthony Pascal. La Mouche-Krocodile. 16€)

Une autre histoire de flics, une autre enquête, celle-ci se déroule en Bretagne où un homme a été retrouvé mort dans un champ. Jusque-là, rien de bien exceptionnel me direz-vous, sauf que le mort en question était en tenue de jogging avec des bottes en caoutchouc aux pieds et que l’autopsie pratiquée dans la foulée a révélé la présence d’hydrogène sulfuré dans les poumons, typique d’une intoxication due aux algues vertes. Oui ces algues vertes qui jonchent certaines plages de la région et sont au coeur d’un scandale. Bref, ça ne sent pas très bon tout ça. Pour la commissaire Linguine fraîchement débarquée de Paris et affublée d’une coiffe bigoudène pour faire local, l’enquête ne sera pas des plus simples. Hilarant ! (La Mort est dans le pré, de David de Thuin et James. Delcourt. 9,95€)

Artiste plasticien vidéaste, Germain Huby a toujours dénoncé dans ses oeuvres les travers de notre société. C’est ce qu’il continue à faire ici avec sa deuxième bande dessinée baptisée Vivons décomplexés, un recueil d’histoires en une page, de l’humour grinçant, délirant, absurde, cynique, qui parle mine de rien d’écologie, de complot, de préservatifs à la framboise, d’impôt sur la fortune, d’éducation, de sexisme, de racisme, de harcèlement, d’astronaute misophone et même de la pandémie. (Vivons décomplexés, de Germain Huby. Delcourt. 12,50€)

28 Mai

La Guerre, le récit coup de poing du dessinateur nantais Loïc Sécheresse et du scénariste Thomas Cadène

Alice et Alex donnent l’apparence d’un couple parfait, bien sous tous rapports. Jusqu’au jour où un événement brutal révèle leurs personnalités complexes et des pulsions perverses. Tout est alors en place pour un récit étourdissant qui ne laissera personne intact…

Ils sont beaux, ils sont jeunes, ils sont riches, ils sont intelligents, ils se ressemblent et s’assemblent. Mais au lendemain d’un accident de la circulation meurtrier dont ils sont responsables, Alice et Alex entrent en guerre contre les autres. Ou plus exactement contre la vie !

La suite ici

18 Mai

Joe la Pirate, un biopic de Virginie Augustin et Hubert consacré à la flamboyante Marion Barbara Carstairs

Elle a porté plusieurs noms, vécu plusieurs vies, collectionné les conquêtes féminines et les records de vitesse sur l’eau, lesbienne assumée, la plupart du temps habillée en homme, riche héritière, Marion Barbara Carstairs eut un destin hors norme retracé ici de façon romancée par le scénariste Hubert et la dessinatrice Virginie Augustin…

Un destin comme celui-là mérite bien qu’on s’y attarde un peu, 200 pages, c’est ce que fait Joe la Pirate, un peu plus même, 210 pages d’un récit assez dense entièrement basé sur des faits réels mais avec ici et là quelques arrangements.

« Nous n’avons pas cherché à en faire une adaptation… », précisent les auteurs en épilogue, « mais à recréer librement l’existence de Joe pour lui redonner vie ». 

Et de ce côté-là, c’est plutôt réussi, Joe la Pirate allie un scénario aussi fougueux que pouvait l’être la vie de l’héroïne et un dessin élégant, racé, hérité de la ligne claire façon Chaland.

Depuis sa plus tendre enfance à Londres jusqu’à son dernier souffle en Floride, Joe la Pirate, alias Tuffy, alias Marion Barbara Carstairs a effectivement mené sa vie à fond, multipliant les expériences, servant pendant la première guerre mondiale dans la Croix-Rouge américaine, rejoignant la Légion féminine, au sein de la section de la mécanique et des transports, pendant la guerre d’indépendance irlandaise, battant des records de vitesse sur l’eau, achetant une île aux Bahamas où elle mit les indigènes au pas et au service de ses invités, multipliant enfin les conquêtes féminines, parmi lesquelles Greta Garbo et Marlene Dietrich…

Fantasque au possible, lesbienne affirmée, habillée en homme sans vouloir le devenir, Marion Barbara Carstairs vécut sa vie comme un rêve éveillé, sans limites, sans contraintes.

Le scénariste Hubert, à qui l’on doit notamment le magnifique Peau d’homme en compagnie de Zanzim, est décédé en 2020. il retrouvait ici Virginie Augustin avec qui il avait déjà réalisé le non moins magnifique Monsieur désire?. Ici, les auteurs nous offrent un album de toute beauté avec un scénario qui interroge la vie et ce qu’on en fait, avec, et c’est bien le seul petit reproche, un rythme au pas de charge qui peut parfois nous égarer dans la trépidante vie amoureuse de l’héroïne.

Eric Guillaud

Joe la Pirate, de Virginie Augustin et Hubert. Glénat. 23€

© Glénat / Hubert & Augustin

16 Mai

Amen ou la quête mystique de Georges Bess aux confins de l’univers

La sortie l’année dernière de sa superbe adaptation de Dracula nous a rappelé combien le trop rare Georges Bess est un peu une exception dans le paysage actuel. Un français au trait très classique d’un autre temps (il est né en 1947 et a fait les Beaux-Arts) mais qui, justement, tranche avec le tout digital ambiant pour mieux nous envoûter. Une œuvre comme Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, qui avait déjà inspiré Francis Ford Coppola pour son Apocalypse Now, ne pouvait donc que l’inspirer.

Georges Bess est un admirateur assumé de Jean Giraud, fasciné par les voyages mais aussi par une certaine forme de mysticisme et tout cela transpire ici. Cela dit, sur le papier, Amen est avant tout un pur soap-opera venu directement des années 70. Dans ce monde dominé par les guerres de religion, une mission d’évangélisation est envoyée sur une planète méconnue nommée Arcadia censée détenir un secret pouvant apporter la paix. Â la tête de ce conglomérat de mercenaires décérébrés et de moines illuminés, on retrouve un esclave affranchi devant faire face à l’hostilité larvée des autochtones et à des phénomènes inexpliqués qui décime peu-à-peu leurs rangs.

© Comix Buro/Glénat – Georges Bess

Impossible de ne pas penser au magazine français culte Métal Hurlant aussi ou à certains travaux de Jodorowsky, avec lequel il a d’ailleurs collaboré. Un récit plein de faux-semblants aux airs rétro-futuristes plein de conquistadores des temps modernes armés de pistolets lasers. Pourtant, tout ceci n’est qu’apparat car ce ne sont ni les vaisseaux spatiaux ni la conquête intersidérale qui intéressent vraiment Bess mais bien le cœur des hommes et comment peut s’y cacher avant tout une invariable soif de conquête sous prétexte de propager la bonne parole. Oui, c’est bien la folie des hommes et la religion dans tout ce qu’elle a de plus hypocrite et destructeur qui sont au cœur de ce récit en deux parties (le second tome est attendu pour cet été) dont l’autre référence est aussi le film Aguirre – La colère de Dieu de Werner Herzog avec lequel il partage la thématique centrale.

© Comix Buro/Glénat – Georges Bess

Après, une fois digérée la scène d’introduction assez violente, l’auteur prend la quasi-totalité de ce volume à nous préparer à une rencontre qui, a priori, n’aura lieu que dans la suite. C’est ce qui s’appelle laisser ses lecteurs en suspend… Un défaut rattrapé par le trait fin de Bess et les couleurs, presque psychédéliques d’un auteur décidément à part et qui emmène ici très loin.

Olivier Badin 

Amen – Ishoa ou la procession des équinoxes de Georges Bess, d’après le roman de Joseph Conrad. Comix Buro / Glénat. 14,95 €.

13 Mai

Comment devient-on raciste ? Réponse en BD avec Ismaël Méziane, Carole Reynaud-Paligot et Evelyne Heyer

On ne nait pas raciste, on le devient ! Et comment le devient-on ? C’est justement le propos de cet album réalisé par l’auteur de bande dessinée Ismaël Méziane, l’anthropologue généticienne Évelyne Heyer et l’historienne Carole Reynaud-Paligot…

En 2015, comme quatre millions de Français, l’auteur de bande dessinée Ismaël Méziane manifeste dans la rue pour apporter son soutien à Charlie Hebdo et à toutes les victimes des récents attentats. Un peuple uni et debout contre l’intolérance, contre la violence et le racisme, c’est beau. Mais la bêtise n’est jamais loin. Un regard haineux lui fait comprendre qu’il n’a rien à faire dans le cortège, qu’il est peut-être même un peu responsable de ce qui s’est passé.

C’est cette histoire consignée ici en quelques cases qui est à l’origine de l’album. Mais Comment devient-on raciste? ne s’en tient pas aux seules expériences malheureuses de l’auteur, il décortique de façon didactique la mécanique intellectuelle du racisme grâce aux travaux de deux universitaires, l’anthropologue généticienne Évelyne Heyer et l’historienne Carole Reynaud-Paligot, par ailleurs commissaires de l’exposition Nous et les Autres qui s’était tenue en 2017 au Musée de l’Homme à Paris.

Avec pour résultat un livre didactique, certes, mais jamais indigeste, Ismaël Méziane ayant par ailleurs opté pour une mise en images largement accessible et des couleurs douces qui apportent un peu de légèreté au propos. Un livre d’utilité publique !

Eric Guillaud

Comment devient-on raciste ?, d’Ismaël Méziane, Carole Reynaud-Paligot et Evelyne Heyer. Casterman. 16€

© Casterman – Ismaël Méziane, Carole Reynaud-Paligot & Evelyne Heyer

12 Mai

Underground : tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la face cachée de l’histoire de la musique sans oser le demander avec Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog

Certains sont connus d’un large public pour avoir un jour rejoint la surface mais la plupart n’ont pas quitté les profondeurs de l’anonymat même s’ils ont marqué la musique, influencé des d’artistes, participé à la création de courants, de styles, de modes. Rockeurs maudits ou grandes prêtresses du son, Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog ont déterré une quarantaine de personnages qui ont contribué à l’histoire de la musique…

Un beau et gros pavé que ce livre paru chez Glénat, plus de 300 pages, une quarantaine de tranches de vies, d’anecdotes, dénichées et condensées par le scénariste Arnaud le Gouëfflec et mises en images par Nicolas Moog.

Underground, tel est son nom, est une balade dans l’histoire de la musique en compagnie de quelques « grands frappés » comme les appelle Arnaud le Gouëfflec, « des figures hautement surréalistes », des doux, des dingues, des paumés, des poètes, des marginaux, des inadaptés, des artistes dans tous les cas qui n’ont pas vendu leur âme à la célébrité mais sont allés jusqu’au bout de leur rêve, de leur vision.

Parmi eux, on trouve quelques figures connues du grand public comme Patti Smith, Brigitte Fontaine, Boris Vian, Nico ou même les Cramps, mais la majorité appartient au monde de l’underground, ce qui ne veut pas dire pour autant que ces artistes n’ont pas eu leur importance dans l’histoire de la musique et même leur heure de gloire, bien au contraire, à l’image du groupe The Residents par exemple dont les musiciens ont toujours caché leur identité sous des masques en forme de globes oculaires et influencé pas mal chanteurs masqués, comme les Daft Punk pour ne citer qu’eux.

Et que dire de Colette Magny – volontairement ? – oubliée de l’histoire de la chanson française parce que trop politique, trop communiste et pourtant reconnue à l’étranger pour avoir expérimenté dès 1966 le collage sonore, associant sa voix à des sons captés dans la rue. Elle connaîtra son heure de gloire avec les événements de mai 68.

Tous deux passionnés de musique et musiciens, Arnaud le Gouëfflec et Nicolas Moog remettent sous la lumière ceux qui ont eu « une audience restreinte mais une influence considérable » en restant eux-mêmes dans un registre underground, notamment grâce à un trait semi-réaliste très clair mais des choix narratifs plus rock’n’roll : « je me plais à penser que ces planches sont dignes d’un tract punk patchwork ou d’un tricot de grand-mère sous acide… », explique Nicolas Moog.

Eric Guillaud 

Underground d’Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog. Glénat. 30€

© Glénat / Arnaud Le Gouëfflec & Nicolas Moog

Elric, la nouvelle adaptation du chef d’oeuvre de la fantasy se termine en beauté

Alors que les trois premiers volumes s’étaient enchaînés assez vite, il aura fallu plus de trois ans et demi pour voir cette nouvelle adaptation de la saga d’Elric le Nécromancien, saluée par son créateur Michael Moorcock, s’achever. La cité qui rêve clôt donc cette quadrilogie d’heroic fantasy au souffle épique. Et on en redemande !

Un univers à la fois sombre et enchanteur, des personnages tout sauf manichéens, un trait propre… Oui, la montagne était haute. Et avant eux, plusieurs s’y sont cassé les dents. Et pourtant, on peut dire que l’équipe franco-belge que l’on retrouve derrière ce Elric s’en tire avec les honneurs. Certes, bizarrement, le trait du dessinateur Julien Telo apparaît cette fois-ci un chouia plus hésitant, comme s’il arrivait moins à se décider entre style plus ‘grand public’ et quelque chose de plus noir en directe affiliation avec un Philippe Druillet qui avait signé la première adaptation BD de cette série emblématique de la culture heroic fantasy. Et même si vous n’avez pas lu les épisodes précédentes, un rattrapage s’impose, tant le propos est dense et assez ésotérique. Mais ce sont là presque des détails.

© Glénat / Julien Blondel, Jean-Luc Cano & Julien Telo

Car le souffle épique et grandiloquent (dans le bon sens du terme) des volumes précédents et là et bien là, surtout dans la dernier quart où le prince albinos déchu Elric attaque son propre royaume. L’île aux Dragons y est superbement décrite comme une sorte de nécropole gigantesque où l’ancienne amante du héros, devenue reine à sa place, règne sur un peuple au destin déjà scellé. Tout comme la relation toxique et très symbolique entre ce anti-héros que l’on n’arrive pas totalement ni à détester ni à aimer et son épée magique buveuse d’âmes, Stormbringer.

© Glénat / Julien Blondel, Jean-Luc Cano & Julien Telo

Avec La cité qui rêve, les scénaristes Julien Blondel et Jean-Luc Cano ainsi que  le dessinateur Julien Telo achèvent donc enfin cette première adaptation lancée en 2014 et réalisent leur pari d’offrir une relecture à la fois fidèle et à part de ce premier cycle. Et vu la façon dont le tout se termine, tout laisse à penser qu’un nouveau pourrait démarrer très vite, à condition que le public suive, ce qui n’a pas toujours le cas en France.

PS : à noter pour les fans d’Elric que ce mois-ci, le groupe de hard-rock américain CIRITH UNGOL sortira un nouveau maxi quatre-titres du nom d’Half Past Human. Et comme toutes leurs sorties depuis leur premier album datant de 1981, celle-ci-ci a droit à une pochette signée par l’illustrateur américain Michael Whelan et mettant en scène Elric brandissant Stormbringer.

Olivier Badin

Elric, tome 4 : La cité qui rêve de Julien Blondel, Jean-Luc Cano et Julien Telo. Glénat. 15,50 €.