16 Mai

Amen ou la quête mystique de Georges Bess aux confins de l’univers

La sortie l’année dernière de sa superbe adaptation de Dracula nous a rappelé combien le trop rare Georges Bess est un peu une exception dans le paysage actuel. Un français au trait très classique d’un autre temps (il est né en 1947 et a fait les Beaux-Arts) mais qui, justement, tranche avec le tout digital ambiant pour mieux nous envoûter. Une œuvre comme Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, qui avait déjà inspiré Francis Ford Coppola pour son Apocalypse Now, ne pouvait donc que l’inspirer.

Georges Bess est un admirateur assumé de Jean Giraud, fasciné par les voyages mais aussi par une certaine forme de mysticisme et tout cela transpire ici. Cela dit, sur le papier, Amen est avant tout un pur soap-opera venu directement des années 70. Dans ce monde dominé par les guerres de religion, une mission d’évangélisation est envoyée sur une planète méconnue nommée Arcadia censée détenir un secret pouvant apporter la paix. Â la tête de ce conglomérat de mercenaires décérébrés et de moines illuminés, on retrouve un esclave affranchi devant faire face à l’hostilité larvée des autochtones et à des phénomènes inexpliqués qui décime peu-à-peu leurs rangs.

© Comix Buro/Glénat – Georges Bess

Impossible de ne pas penser au magazine français culte Métal Hurlant aussi ou à certains travaux de Jodorowsky, avec lequel il a d’ailleurs collaboré. Un récit plein de faux-semblants aux airs rétro-futuristes plein de conquistadores des temps modernes armés de pistolets lasers. Pourtant, tout ceci n’est qu’apparat car ce ne sont ni les vaisseaux spatiaux ni la conquête intersidérale qui intéressent vraiment Bess mais bien le cœur des hommes et comment peut s’y cacher avant tout une invariable soif de conquête sous prétexte de propager la bonne parole. Oui, c’est bien la folie des hommes et la religion dans tout ce qu’elle a de plus hypocrite et destructeur qui sont au cœur de ce récit en deux parties (le second tome est attendu pour cet été) dont l’autre référence est aussi le film Aguirre – La colère de Dieu de Werner Herzog avec lequel il partage la thématique centrale.

© Comix Buro/Glénat – Georges Bess

Après, une fois digérée la scène d’introduction assez violente, l’auteur prend la quasi-totalité de ce volume à nous préparer à une rencontre qui, a priori, n’aura lieu que dans la suite. C’est ce qui s’appelle laisser ses lecteurs en suspend… Un défaut rattrapé par le trait fin de Bess et les couleurs, presque psychédéliques d’un auteur décidément à part et qui emmène ici très loin.

Olivier Badin 

Amen – Ishoa ou la procession des équinoxes de Georges Bess, d’après le roman de Joseph Conrad. Comix Buro / Glénat. 14,95 €.

13 Mai

Comment devient-on raciste ? Réponse en BD avec Ismaël Méziane, Carole Reynaud-Paligot et Evelyne Heyer

On ne nait pas raciste, on le devient ! Et comment le devient-on ? C’est justement le propos de cet album réalisé par l’auteur de bande dessinée Ismaël Méziane, l’anthropologue généticienne Évelyne Heyer et l’historienne Carole Reynaud-Paligot…

En 2015, comme quatre millions de Français, l’auteur de bande dessinée Ismaël Méziane manifeste dans la rue pour apporter son soutien à Charlie Hebdo et à toutes les victimes des récents attentats. Un peuple uni et debout contre l’intolérance, contre la violence et le racisme, c’est beau. Mais la bêtise n’est jamais loin. Un regard haineux lui fait comprendre qu’il n’a rien à faire dans le cortège, qu’il est peut-être même un peu responsable de ce qui s’est passé.

C’est cette histoire consignée ici en quelques cases qui est à l’origine de l’album. Mais Comment devient-on raciste? ne s’en tient pas aux seules expériences malheureuses de l’auteur, il décortique de façon didactique la mécanique intellectuelle du racisme grâce aux travaux de deux universitaires, l’anthropologue généticienne Évelyne Heyer et l’historienne Carole Reynaud-Paligot, par ailleurs commissaires de l’exposition Nous et les Autres qui s’était tenue en 2017 au Musée de l’Homme à Paris.

Avec pour résultat un livre didactique, certes, mais jamais indigeste, Ismaël Méziane ayant par ailleurs opté pour une mise en images largement accessible et des couleurs douces qui apportent un peu de légèreté au propos. Un livre d’utilité publique !

Eric Guillaud

Comment devient-on raciste ?, d’Ismaël Méziane, Carole Reynaud-Paligot et Evelyne Heyer. Casterman. 16€

© Casterman – Ismaël Méziane, Carole Reynaud-Paligot & Evelyne Heyer

12 Mai

Underground : tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la face cachée de l’histoire de la musique sans oser le demander avec Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog

Certains sont connus d’un large public pour avoir un jour rejoint la surface mais la plupart n’ont pas quitté les profondeurs de l’anonymat même s’ils ont marqué la musique, influencé des d’artistes, participé à la création de courants, de styles, de modes. Rockeurs maudits ou grandes prêtresses du son, Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog ont déterré une quarantaine de personnages qui ont contribué à l’histoire de la musique…

Un beau et gros pavé que ce livre paru chez Glénat, plus de 300 pages, une quarantaine de tranches de vies, d’anecdotes, dénichées et condensées par le scénariste Arnaud le Gouëfflec et mises en images par Nicolas Moog.

Underground, tel est son nom, est une balade dans l’histoire de la musique en compagnie de quelques « grands frappés » comme les appelle Arnaud le Gouëfflec, « des figures hautement surréalistes », des doux, des dingues, des paumés, des poètes, des marginaux, des inadaptés, des artistes dans tous les cas qui n’ont pas vendu leur âme à la célébrité mais sont allés jusqu’au bout de leur rêve, de leur vision.

Parmi eux, on trouve quelques figures connues du grand public comme Patti Smith, Brigitte Fontaine, Boris Vian, Nico ou même les Cramps, mais la majorité appartient au monde de l’underground, ce qui ne veut pas dire pour autant que ces artistes n’ont pas eu leur importance dans l’histoire de la musique et même leur heure de gloire, bien au contraire, à l’image du groupe The Residents par exemple dont les musiciens ont toujours caché leur identité sous des masques en forme de globes oculaires et influencé pas mal chanteurs masqués, comme les Daft Punk pour ne citer qu’eux.

Et que dire de Colette Magny – volontairement ? – oubliée de l’histoire de la chanson française parce que trop politique, trop communiste et pourtant reconnue à l’étranger pour avoir expérimenté dès 1966 le collage sonore, associant sa voix à des sons captés dans la rue. Elle connaîtra son heure de gloire avec les événements de mai 68.

Tous deux passionnés de musique et musiciens, Arnaud le Gouëfflec et Nicolas Moog remettent sous la lumière ceux qui ont eu « une audience restreinte mais une influence considérable » en restant eux-mêmes dans un registre underground, notamment grâce à un trait semi-réaliste très clair mais des choix narratifs plus rock’n’roll : « je me plais à penser que ces planches sont dignes d’un tract punk patchwork ou d’un tricot de grand-mère sous acide… », explique Nicolas Moog.

Eric Guillaud 

Underground d’Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog. Glénat. 30€

© Glénat / Arnaud Le Gouëfflec & Nicolas Moog

Elric, la nouvelle adaptation du chef d’oeuvre de la fantasy se termine en beauté

Alors que les trois premiers volumes s’étaient enchaînés assez vite, il aura fallu plus de trois ans et demi pour voir cette nouvelle adaptation de la saga d’Elric le Nécromancien, saluée par son créateur Michael Moorcock, s’achever. La cité qui rêve clôt donc cette quadrilogie d’heroic fantasy au souffle épique. Et on en redemande !

Un univers à la fois sombre et enchanteur, des personnages tout sauf manichéens, un trait propre… Oui, la montagne était haute. Et avant eux, plusieurs s’y sont cassé les dents. Et pourtant, on peut dire que l’équipe franco-belge que l’on retrouve derrière ce Elric s’en tire avec les honneurs. Certes, bizarrement, le trait du dessinateur Julien Telo apparaît cette fois-ci un chouia plus hésitant, comme s’il arrivait moins à se décider entre style plus ‘grand public’ et quelque chose de plus noir en directe affiliation avec un Philippe Druillet qui avait signé la première adaptation BD de cette série emblématique de la culture heroic fantasy. Et même si vous n’avez pas lu les épisodes précédentes, un rattrapage s’impose, tant le propos est dense et assez ésotérique. Mais ce sont là presque des détails.

© Glénat / Julien Blondel, Jean-Luc Cano & Julien Telo

Car le souffle épique et grandiloquent (dans le bon sens du terme) des volumes précédents et là et bien là, surtout dans la dernier quart où le prince albinos déchu Elric attaque son propre royaume. L’île aux Dragons y est superbement décrite comme une sorte de nécropole gigantesque où l’ancienne amante du héros, devenue reine à sa place, règne sur un peuple au destin déjà scellé. Tout comme la relation toxique et très symbolique entre ce anti-héros que l’on n’arrive pas totalement ni à détester ni à aimer et son épée magique buveuse d’âmes, Stormbringer.

© Glénat / Julien Blondel, Jean-Luc Cano & Julien Telo

Avec La cité qui rêve, les scénaristes Julien Blondel et Jean-Luc Cano ainsi que  le dessinateur Julien Telo achèvent donc enfin cette première adaptation lancée en 2014 et réalisent leur pari d’offrir une relecture à la fois fidèle et à part de ce premier cycle. Et vu la façon dont le tout se termine, tout laisse à penser qu’un nouveau pourrait démarrer très vite, à condition que le public suive, ce qui n’a pas toujours le cas en France.

PS : à noter pour les fans d’Elric que ce mois-ci, le groupe de hard-rock américain CIRITH UNGOL sortira un nouveau maxi quatre-titres du nom d’Half Past Human. Et comme toutes leurs sorties depuis leur premier album datant de 1981, celle-ci-ci a droit à une pochette signée par l’illustrateur américain Michael Whelan et mettant en scène Elric brandissant Stormbringer.

Olivier Badin

Elric, tome 4 : La cité qui rêve de Julien Blondel, Jean-Luc Cano et Julien Telo. Glénat. 15,50 €.

11 Mai

La remplaçante : une BD de l’Angevine Mathou et de la Bretonne Sophie Adriansen sur le post-partum

Si la vie n’est pas toujours un long fleuve tranquille, la vie des jeunes mamans peut se transformer en un torrent de douleurs et de doutes. C’est à elles mais aussi à nous tous et toutes que s’adresse cette bande dessinée, une fiction qui a tout de la réalité…

Marketa et Clovis attendent un bébé. Enfin, pour le moment, c’est surtout Marketa qui attend avec impatience d’accoucher pour mettre un terme à ces contractions de Braxton Hicks, entendez de fausses contractions qui vont obliger la jeune femme à patienter dans la douleur. Jusqu’au jour de la libération, de l’accouchement. Une petite Zoé. 

La suite ici

07 Mai

Fourmies la Rouge : Retour sur le drame du 1er mai 1891 avec le talentueux Alex W. Inker

Après la formidable adaptation du premier roman de Virginia Reeves, Un Travail comme un autre, également parue aux éditions Sarbacane, le talentueux Alex W. Inker revient avec Fourmies la Rouge, dont il signe à la fois le scénario et le dessin. Retour sur un drame ouvrier qui eut un retentissement international…

«Il y a quelque part sur le pavé de Fourmies, une tache de sang innocent qu’il faut laver à tout prix». Ces quelques mots ont été prononcés par George Clémenceau au lendemain de la tragédie de Fourmies le 1er mai 1891, il y a 130 ans. Il faut dire que le drame qui se joua ce jour-là dans cette petite ville du nord qui connaissait alors une véritable explosion démographique avec le développement de l’industrie textile, marqua à jamais l’histoire du 1er mai et plus largement l’histoire des luttes ouvrières.

Avec un style graphique différent de celui qu’on a pu apprécier dans Un Travail comme un autre, inspiré cette fois des journaux de l’époque ou presque, et notamment de L’Assiette au beurre, Alex W Inker nous raconte cette fameuse journée, la mobilisation des ouvriers dès les premières lueurs du jour, les premiers cortèges, les premières échauffourées, les premières arrestations, l’arrivée de l’armée en renfort, et pour finir la répression brutale, aveugle, 10 morts, des hommes, des femmes et des enfants, et une trentaine de blessés.

© Sarbacane – Alex W. Inker

« Tu sais qui c’est qui leur a mis leurs idées de grève en tête ? », dit un militaire à un autre. « J’sais pas, La Misère ? La faim ? » rétorque l’autre. « innocent va! C’est des idées boches ! Qui travaillent à saboter le pays ! ». 

Dans ce dialogue, Alex W Inker dit tout : la bêtise, la haine, la propagande, la légitimation de la République à tirer sur ses propres enfants mais aussi la misère du monde ouvrier qui trime alors sans relâche avec pour seul horizon les cheminées d’usine, pour seule distraction les estaminets, et pour seul réconfort la solidarité du monde ouvrier.

Et si l’auteur parvient à dire autant en deux phrases, et à nous plonger littéralement au coeur même de la tragédie, c’est peut-être parce qu’il est lui-même originaire de Fourmies. Les lieux du drame, il les connaît pour les avoir fréquentés dans sa jeunesse. « Jusqu’à la fermeture des usines… », confie-t-il, « la quasi-totalité de ma famille était composée d’ouvriers d’usine et d’ouvriers en filature. J’ai été élevé entouré de grands-mères, grands-oncles, grandes-tantes, qui avaient passé leur vie derrière les machines. C’est de là que je viens ». Un magnifique hommage à ses ancêtres, à nos ancêtres, à tous ceux qui se sont battus et parfois sont morts pour un monde plus humain !

Eric Guillaud

Fourmies la Rouge, de Alex W. Inker. Sarbacane. 19,50€

© Sarbacane – Alex W. Inker

Batman et metal font-ils bon ménage ?

Le Hellfest vous manque ? Vous aimez Batman et les grandes sagas épiques au long cours servies par les comics depuis les années 80 ? Vous raffolez des objets collectors ? Batman Death Metal coche toutes les bonnes cases !

Même si l’évènement est passé un peu inaperçu en France, la saga Batman Metal a remis presque complètement à plat en 2018 non seulement l’univers du Vengeur Masqué mais aussi de DC Comics en général. Une espèce de cataclysme difficilement résumable mais qui, en gros, a rassemblé une bonne partie des héros maison – Batman bien sûr mais aussi Superman, Wonder Woman, plus toute La Ligue De Justice etc. – pour tous ensuite tout chambouler en les envoyant de façon sadique dans un blender. Et les lecteurs avec.

Mais qu’importe : avec sa grosse remise à plat de tout ce que l’on considérait comme acquis, son gros méchant bien flippant (le Batman Qui Rit), son gros nom au scénario (le très côté Scott Synder) et ses multiples ramifications annoncées, DC avait clairement décidé ici de ne pas faire les choses à moitié. Dont acte.

© Urban Comics/DC – Scott Snyder & Greg Capullo

Presque trois ans après, le constat est, disons, mitigé mais et ce n’est pas ce nouvel appendice qui va changer la donne, bien au contraire. Avec toujours Snyder et le très doué dessinateur Greg Capullo à la manœuvre, Batman Death Metal se révèle être un curieux objet, au format et aux concepts, disons, hybrides.

Alors d’entrée, on prévient les malheureux qui oseraient s’y aventurer sans avoir au préalable réussit l’exploit d’avoir assimilé Batman Metal : n’essayez même pas malheureux ! Même les connaisseurs risquent de sentir d’abord perdus face à tous ces allers-retours incessants entre les différents Multiverse, ces versions multiples du Vengeur Masqué et surtout toutes ces sous-intrigues. L’ambition de Snyder d’accoucher de la saga ultime transpire à toutes les pages. Mais à force de vouloir verser dans le grandiloquent, les personnages semblent parfois désemparés face à une telle démesure pas toujours justifiée.

Ensuite il y a ce format, assez frustrant car seulement de 40 pages par épisode, même si le tout est vendu à un prix largement abordable.  

© Urban Comics/DC – Scott Snyder & Greg Capullo

Mais ce qui risque de diviser le plus, c’est ce choix éditorial d’associer à chaque numéro (sept en tout) un groupe de metal. Un concept marketing un chouia scabreux visant à récupérer les fans de ce style de musique susceptibles de se retrouver dans cet univers très sombre tout en réalisant un jeu de mot un peu facile – musique métal et Batman Metal, pour ceux du fond qui n’avaient pas compris. Or l’implication de chacun des groupes se limite en fait à une pochette thématique les mettant en scène dans le monde de Batman Metal, une préface signée de leur main ainsi qu’en fin de parcours une page d’interview et une petite bio. Mais sans que tout cela ait le moindre lien avec le récit.

Alors qui est visé ici ?

Les fans de metal justement ? Peut-être, surtout que l’éventail des groupes choisis ici est très large, allant du rock/metal théâtral de Ghost en passant par le thrash de Megadeth et Sepultura, le metal progressif d’Opeth et Dream Theater etc. Sauf qu’ils n’apprendront rien ici et ne seront donc probablement attirés que par l’aspect collector de l’objet.

Les fans de Batman alors ? Les plus acharnés peut-être, les autres risquant d’être rebutés. Soit par le rapport taille du texte/prix, soit par le gloubiboulga concocté par un Snyder en roue libre et très occupé à construire son propre mythe. Reste cette initiative, plutôt osée, d’allier musique et comics au service d’un récit certes ampoulé mais qui n’a pas peur d’écraser sous son talon clouté toute une mythologie populaire pour mieux la reconstruire, mais en version plus moderne et surtout, bien plus méchante.

Olivier Badin 

Batman Death Metal, Vol. 1 & 2 de Scott Snyder et Greg Capullo. Urban Comics/DC. 10 euros.

04 Mai

Stuck Rubber Baby : la réédition du chef d’oeuvre de l’Américain Howard Cruse bientôt en librairie

Initialement paru aux États-Unis en 1995 avant de traverser l’Atlantique en 2001 via les éditions Vertige Graphic et une traduction baptisée Un Monde de différence, le roman graphique Stuck Rubber Baby d’Howard Cruse est enfin réédité chez Casterman. L’occasion se replonger dans l’Amérique des années 60 et de mesurer l’avancée – ou non – de notre monde face à l’homophobie et au racisme…

Soixante ans ! Légitimement, on peut se dire que le monde a eu le temps d’évoluer. Et c’est effectivement le cas pour pas mal de choses comme la technologie qui nous entoure, tantôt nous libère, tantôt nous oppresse. Mais en nous, avons-nous changé un tant soit peu, avons-nous modifié notre vision du monde, repensé notre approche de l’autre, accepté la différence ?

Pas certain ! Jean-Paul Jennequin traducteur de la première version française de Stuck Rubber Baby parue aux éditions Vertige Graphic en 2001 et auteur de la préface qui accompagne cette nouvelle édition titre cette dernière ainsi : « Stuck Rubber Baby, un monde pas si différent ? ».  Avec un point d’interrogation qui a tout du point d’exclamation !

Car oui, la lutte pour les droits des homosexuels est plus que jamais d’actualité et l’ascension du mouvement Black Lives Matter aux États-unis dit tout de la situation actuelle des Afro-Américains. L’homophobie et le racisme gangrènent toujours notre société, Stuck Rubber Baby nous parle d’un temps que les moins de 20 ans peuvent par conséquent connaître…

Sur près de 210 pages, Howard Cruse déroule une histoire presque ordinaire dans une Amérique elle-aussi ordinaire, de classe moyenne, blanche, raciste et homophobe. Avec un personnage, Toland Polk, qui nie son homosexualité, s’interroge sur l’infériorité éventuelle du peuple noir avant de finalement accepter son orientation sexuelle et de soutenir la lutte contre les inégalités. Stuck Rubber Baby n’est pas un reportage ou une autobiographie, il s’agit d’une fiction. Ses personnages, la petite ville de Clayfield elle-même, sont une invention de l’auteur. Mais derrière la fiction, il y a bien sûr la réalité et le vécu :

« Je n’aurais sans doute pas été poussé à réaliser ce roman graphique si je n’étais pas devenu adulte à Birmingham, dans l’Alabama, au début des années 1960, et je ne peux pas nier que l’histoire de Toland Polk est parsemée d’épisodes significatifs de ma propre jeunesse » 

Une narration dense, un trait précis, pointilleux, des personnages riches et profonds, des thématiques sociétales de première importance… Stuck Rubber Baby s’inscrit dans la lignée de la bande dessinée underground des USA offrant un portrait sans filtre de la société américaine. L’album a reçu le Prix Eisner du meilleur album en 1996 et le Grand prix de la Critique en 2002. L’auteur est décédé en 2019 mais son oeuvre risque bien d’être éternelle.

Eric Guillaud

Stuck Rubber Baby, de Howard Cruse. Casterman. 22€ (en librairie le 19 mai)

 

© Casterman / Howard Cruse

Alpha flight et Next-Men : le changement dans la continuité des X-Men ?

Non, John Byrne n’est pas que celui qui a transformé les Quatre Fantastiques et les X-Men en formidable machine à cash pour le compte de Marvel dans les années 80. Tout en endossant la double casquette de dessinateur et scénariste, il a par la suite creusé d’une façon plus personnelle le même sillon grâce à deux séries méconnues et enfin rééditées en France.

Pour resituer un peu l’importance d’un John Byrne, disons que dans la première moitié des années 80, il fut à Marvel ce que Jack Kirby – dit ‘the king of comics’ – était pour ‘la maison des idées’ à la fin des années 60. Une sorte de superstar et quelqu’un qui, sur son seul nom, transformait tout ce qu’il touchait en or. Marque de confiance absolue, à l’époque, cet américain né en Angleterre en 1950 et passé par le Canada était responsable des deux plus grosses locomotives de l’éditeur, les X-Men et LesQuatre Fantastiques. Deux séries déjà installées mais qu’il a malgré tout imprimé de sa marque, notamment en mettant l’accent sur l’aspect humain des héros. Pour lui, ces mutants et autres êtres surpuissants ont beau être capables de mille et une merveilles, ce sont aussi des personnes tombant amoureux, devenant parents, se séparant, apprenant à accepter leurs différences etc.

Après avoir joué les petites mains dans les années 70, c’est vraiment avec ses deux séries emblématiques que Byrne a donc trouvé son style, aussi bien sur le plan graphique que scénaristique… Quitte à sans s’en rendre compte s’y enfermer un peu, le reste de sa carrière se résumant à ses tentatives plus ou moins réussies de reproduire le même schéma, encore et encore. Exemple avec deux séries, disons, plus mineures, aujourd’hui réédités en France.

La plus instantanément reconnaissable des deux est Alpha Flight – ou la Division Alpha telle qu’elle avait été initialement baptisé en France lorsqu’elle est apparue dans les pages de Special Strange en 1981. Ici, l’analogie avec les X-Men est d’entrée assumée, vu que cette équipe de super-héros canadiens vient du même univers. Les lecteurs nord-américains découvrent d’ailleurs pour la première fois dans les pages de la série X-Men ces agents du gouvernement canadien lancés alors à la poursuite de Wolverine, alias Serval en VF.

Les Next Men ont, eux, eu une genèse bien plus chaotique. Â sa sortie début 92, Byrne a alors perdu son aura d’antan. La mode est désormais aux BD ultra-réalistes et violentes et son style est désormais considéré comme un peu trop daté. Après un passage chez DC Comics pour redonner vie à un Superman moribond, il doit faire appel à un éditeur indépendant pour publier cette nouvelle saga en trois volumes qui reprend, en gros, l’idée d’un groupe de mutants obligés de se battre pour leur liberté et chassés par le gouvernement. Sauf que c’est les années 90 sont là et bien là. Byrne essaye donc de s’adapter en donnant au tout un ton plus cru et désespéré, tout en abordant des thématiques bien trop délicates pour la très prude ‘maison des idées’, comme l’identité sexuelle, l’alcoolisme ou la faillite du modèle parental.

© Marvel/Panini Comics – John Byrne

Malgré leurs différences, ces deux sagas partagent non seulement le même modèle mais aussi la même dynamique de groupe. Lorsqu’on voit Nathan des Next Men avec ses lunettes noires spéciales censées cacher ses yeux dont, sinon, peuvent jaillir des rayons, comment ne pas penser à Cyclope ? Sasquatch d’Alpha Flight est un croisement entre Hulk et Colossus des X-Men. Avec ses pouvoirs puisant dans les traditions de ces ancêtres, Shaman est reflet amérindien de la tempétueuse Ororo etc. Mais surtout, plus que jamais, Byrne s’attache à ses figures de ‘freaks’, à toutes ces personnes qui ne rentrent pas dans les cases alors qu’elles ne demandent que ça. Il est donc l’un des premiers à donner la voix à des minorités jusqu’à lors plutôt ignorées des comics, comme les gens de petite taille ou les homosexuels. Et plus le temps passe et plus leur créateur préfère s’appesantir sur leurs tourments intérieurs plutôt que sur la bonne vieille castagne contre de méchants super-vilains bien monochromes, quitte à perdre peut-être en route certains lecteurs.

Des deux, Alpha Flight reste la plus car toujours ancré dans un schéma traditionnelle, avec toujours cette alternance d’action et d’épisodes plus intimes disons. C’est aussi l’occasion pour Byrne de se faire plaisir à rendant hommage au Canada où il a vécu plus de vingt ans en ancrant souvent l’action dans ses grandes étendues sauvages. Pourtant, pointent déjà ici des thématiques qu’il creusera plus près d’une décennie plus tard avec les Next Men, notamment celle d’un gouvernement favorisant ses propres intérêts, quitte à mentir au grand public et souvent au mépris des lois.

Dix ans plus tard, cette paranoïa rampante est devenue la colonne vertébrale de son art. Si jusqu’à lors il mettait en scène des héros très chevaleresques qui sont avant tout là pour sauver le monde, Byrne change donc de braquet avec Next Men. Ces héros d’un, alors, nouveau genre ne veulent pas en être et sont pétris de psychose. Ils possèdent des pouvoirs dont ils ne veulent pas, dont ils ne savent que faire et qui les font souffrir. Pire : ces capacités hors normes sont la source de tous leurs malheurs. Dix-huit mois après le premier, ce deuxième tome (sur trois prévus) attire encore un peu plus le lecteur dans un labyrinthe scénaristique où Byrne lui-même semble par moment un peu perdu, tant le récit est cérébral et bourré de faux-semblants. Après, même si son style graphique – trop typé années 80, trop ‘propre’ – y apparaît parfois en décalage avec le ton choisi, on ne peut que saluer cette remise en question de la part d’une telle méga-star à l’époque.

Deux séries, deux visions à la fois proches et distinctes et deux occasions pour les fans de John Byrne, histoire de rentrer plus en détail dans l’œuvre de ce grand artisan des comics un peu trop ignoré de la jeune génération.

PS : pour les fans, à noter que la couverture de ce deuxième volet des aventures des Next Men est signée Frank Miller (Daredevil, The Dark Knight). Quant à l’intégrale d’Alpha Flight, on y retrouve au sommaire le grand Steve Ditko (le premier dessinateur ‘culte’ de Sperman et de Doctor Strange) pour un épisode délicieusement rétro de Machine Man où apparaissent trois des membres de l’équipe canadienne.

Olivier Badin

Next Men, Vol. 2 & Alpha Flight: L’Intégrale 1977- 1984 de John Byrne. Delirium et Marvel/Panini Comics. 26 et 35 euros.

 

03 Mai

Year zero ou cette fin du monde qui ne finit jamais…

Une invasion zombie, une société qui s’écroule, des individus essayant chacun à leur façon de survivre… Cela vous rappelle quelque chose ? Bien sûr que Year Zero se revendique ouvertement de The Walking Dead, jusqu’à cette façon de se concentrer sur l’humain plutôt que l’horreur. Mais cette nouvelle saga essaye aussi, timidement, d’écrire son propre petit manuel de survie.

Même pas la peine de tourner autour du pot : le nom de The Walking Dead est cité dès la quatrième ligne du texte d’introduction du premier tome de cette nouvelle série signée par deux petites mains de Marvel et DC Comics. Comme dans la franchise de Robert Kirkman, les auteurs assument d’entrée de s’intéresser plus aux comportements de leurs différents personnages face à la catastrophe plutôt qu’à la catastrophe elle-même. D’ailleurs, l’origine de cette pandémie (cela vous rappelle un sujet d’actualité peut-être ?) est assez rapidement expédiée et digne d’un film de science-fiction de série B des années 50 avec ce mort-vivant datant de la préhistoire et soigneusement conservée dans la glace polaire.

Non, là où Year Zero marque plutôt sa différence, c’est par son style choral et mondialiste. Chacun de ces cinq premiers épisodes alternent des scènes tirées de cinq histoires individuelles se déroulant sur cinq continents. Ce yakuza japonais, ce gamin des rues mexicain ou cette traductrice afghane ont tous en commun d’être isolés ou dans une situation très précaire lorsque cette apocalypse zombie balaie tous. Des survivants avant l’heure qui, chacun à leur façon, vont faire face à la désolation en marche…

© AWA/Panini Comics – Benjamin Parcy & Ramon Rosanas

Oui, on voit des corps mutilés. Oui, des gens se font bouffer et cela décapite pas mal. Mais pourtant, il y a ici un côté presque contemplatif ici, notamment chez ce tueur à gages japonais au calme olympien avec ses longs monologues intérieurs. Voire limite drôle chez ce survivaliste du midwest américain qui sous sa misanthropie de façade cache en fait un grand geek timide en surpoids qui ne demande qu’à avoir des amis et être aimé.

On ne sait pas encore comment tous ces destins vont finir par se rejoindre, ni comment ces deux auteurs vont réussir à se détacher de leur modèle. Mais la justesse du ton, ainsi que le rythme général assez soutenu qui permet de ne jamais décrocher malgré les multiples aller-retour scénaristiques donnent envie de connaître la suite. Comme quoi, on peut être mort et savoir quand même se renouveler.

Olivier Badin

Year Zero – Tome 1 de Benjamin Parcy et Ramon Rosanas. AWA/Panini Comics. 18 €

© AWA/Panini Comics – Benjamin Parcy & Ramon Rosanas

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