29 Mai

Bâtard : une histoire rock’n’roll de Max de Radiguès

9782203141414 52 braquages le même jour, à la même heure, dans la même petite ville de Prescott dans le sud-ouest des États-Unis. Un coup énorme, invraisemblable, qui va forcément chatouiller la police. Alors, pas le temps de se la couler douce au bord de la piscine d’un palace, les braqueurs vont devoir appuyer dur sur la pédale et disparaître le plus loin possible…

Surtout qu’en plus de la police, il semblerait que les braqueurs font l’objet d’un règlement de compte organisé. Plusieurs d’entres eux ont été retrouvés morts assassinés. 14 coprs découverts à ce jour et ce ne serait pas fini.

May et son fils Eugène, son petit bâtard comme on l’appelle dans le milieu, ont compris le message, il faut cacher le pognon, plusieurs sacs quand même, et se mettre au vert. Direction la maison du vieux pote Hank perdu au milieu des bois. Un lieu sûr pense May. Mais peut-on encore faire confiance aux amis les plus chers quand on se promène avec plusieurs millions de dollars dans le portefeuille ?

Tous ceux qui suivent de près le travail de Max de Radiguès espéraient, priaient même pour les plus croyants, que sorte en album ce qui n’était au départ qu’une série publiée en auto-édition et de façon relativement confidentielle. C’est chose faite grâce aux éditions Casterman. Un bel album à la couverture jaune qui ne vient que confirmer l’immense talent de Max de Radiguès juste après la publication de La Cire moderne, album que je recommande tout aussi chaudement. Le trait est toujours aussi léger et drôle même si le contexte est beaucoup plus noir et l’histoire très rock’n’roll. Lu et adoré !

Eric Guillaud

Bâtard, de Max de Radiguès. Éditions Casterman. 12,50€

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27 Mai

Prends soin de toi : Grégory Mardon explore les blessures de l’amour

790537_01Jusque là tout allait bien, l’avion atterrissait tranquillement, le commandant de bord remerciait les passagers d’avoir fait confiance à sa compagnie et puis… et puis soudain l’avion se scratchait sur le tarmac.

Achille ouvre un oeil, puis le deuxième. Un mauvais rêve ! Ce n’était qu’un mauvais rêve. Mais sa vie n’est pourtant pas loin d’y ressembler. Tout allait bien et puis… et puis sa femme décida de le quitter.

En plein chagrin, Achille emménage dans un nouvel appartement, entame quelques travaux de rénovation et découvre sous le lino de l’entrée une lettre d’amour adressée à l’ancienne propriétaire décédée. Une lettre datée de 1976 qui aurait pu changer le cours de sa vie si toutefois elle l’avait lue.

La lettre était comme un fantôme qui m’empêchait d’emménager

Ébranlé par la découverte de cette lettre, Achille décide d’aller la remettre à son expéditeur. Direction Marseille, un petit périple d’une semaine et de plusieurs centaines de kilomètres en Vespa, de quoi prendre de la distance avec sa vie et diluer son chagrin d’amour.

Chroniqueur du quotidien comme il se définit lui-même, Grégory Mardon explore depuis une quinzaine d’années maintenant la vraie vie – titre par ailleurs d’un de ses albums – avec toujours autant de justesse et de finesse. Vagues à l’âme, Corps à corps, Leçons de choses, L’extravagante comédie du quotidien…, peu à peu, tranquillement, Grégory Mardon élabore une oeuvre singulière dans laquelle les accidents de la vie, les conflits intérieurs et surtout les rapports homme-femme forment un fil rouge.

Comme toujours, Grégory Mardon associe une narration fluide à un dessin simple mis au service de l’histoire qui embarque le lecteur dès les premières pages. Un album qui fait du bien !

Eric Guillaud

Prends soin de toi, de Grégory Mardon. Éditions Futuropolis. 22€

© Futuropolis / Mardon

© Futuropolis / Mardon

24 Mai

Le Voleur de souhaits : un conte de Loïc Clément et Bertrand Gatignol

89a0890279034319ffd06fdee1ba3024Félix collectionne les souhaits quand d’autres collectionnent les timbres ou les étiquettes de camemberts. Sauf que ça prend un peu plus de place sur les étagères…

Un château en Espagne, un voyage en avion, un costume de princesse, un séjour sur une île déserte… Peu importe le voeu, Félix les récupèrent tous au détour d’un éternuement.

Et pour se faire, rien de plus simple, Félix ne dit pas « À vos souhaits » comme le veut la coutume mais « À mes souhaits », une sorte de formule magique de son invention, et le tour est joué, clic-clac dans le sac, le souhait est piégé, direction l’étagère à souhaits.

Et ça marche à tous les coups, dans la rue, à l’école, avec les jeunes, avec les vieux, avec tous… sauf avec Héloïse. Cette jeune fille rencontrée au hasard d’une chasse aux souhaits a beau éternuer, aucun voeu ne s’échappe d’elle, rien, nada. Héloïse est vide de voeux et de rêves. À moins que…

Deux albums publiés le même mois, deux albums bourrés de tendresse et de poésie, Loïc Clément est un scénariste à surveiller de très près. Avec Anne Montel, il a écrit Chaussette dont on a dit beaucoup de bien ici, voici Le Voleur de souhaits mis en images cette fois par le talentueux Bertrand Gatignol dont certains d’entre vous ont pu apprécier l’univers dans la série des Ogres-Dieux parue chez Soleil.

Une histoire simple et délicieuse, un dessin clair et séduisant, Le Voleur de souhaits offre un bon moment de lecture intelligemment complété par un dossier détaillant les différentes étapes d’élaboration de l’album, de l’idée à la mise en couleurs.

Eric Guillaud

Le Voleur de souhaits, de Loïc Clément et Bertrand Gatignol. Editions Delcourt Jeunesse. 10,95€

© Dupuis / Clément & Gatignol

© Dupuis / Clément & Gatignol

Banana girl de Kei Lam : le témoignage d’une intégration chinoise au pays du camembert

STEINKIS_BananaGirl_couv.inddElle a les yeux bridés, les cheveux noirs, un visage plat et un nom qui ne peut faire illusion, Kei Lam est chinoise d’origine mais française d’adoption. Dans ce livre paru aux éditions Steinkis, elle raconte son arrivée à Paris, son parcours d’intégration et cet héritage culturel qu’elle se devait de préserver tant bien que mal…

Jaune à l’extérieur, blanche à l’intérieur. Comme une banane ! C’est ainsi que Kei Lam se voit et se revendique. Au point de l’afficher sur la couverture de ce livre à mi-chemin entre la bande dessinée et le livre illustré.

Née à Hong Kong en 1985, Kei Lam arrive en France à l’âge de 6 ans, un séjour qui devait durer initialement quelques jours, le temps d’une visite à son père installé à Paris. Mais sur un coup de tête, toute la famille décide de rester et de s’intégrer.

« À première vue, Paris m’a paru calme, triste, vieillot et silencieux comparé à Hong Kong ».

Paris n’est pas Hong Kong et le chemin vers l’intégration n’est pas un long fleuve tranquille. Il faut apprendre la langue, trouver une école pour Kei, du travail pour les parents, un logement, se familiariser avec la gastronomie locale, se couler dans le moule de la vie locale sans oublier pour autant ses racines, sa propre culture.

Kei et ses parents découvrent le camembert, le roquefort, « Tu es sûre qu’on peut manger ça ??? », s’inquiète le père. « Quelle odeur, ça sent les pieds », réplique la mère. Key découvre aussi l’histoire française, la politique, le quotidien des Français…

Banana girl raconte cette confrontation des cultures en prouvant que rien n’est incompatible, qu’on peut célébrer le Nouvel An chinois et tirer les rois, manger du gruyère râpé et adorer les raviolis crevettes à la vapeur, se soigner au baume du tigre un jour et à l’eau bénite le lendemain, apprendre à parler le français et à écrire le chinois dans un même élan, partir de pas grand chose et devenir ingénieure. Kei Lam le sera pendant quelques années avant d’intégrer l’école de Condé à Paris pour suivre des études d’illustration et obtenir un master en 2016. Banana girl est son premier roman graphique, pas le dernier j’espère !

Eric Guillaud

Banana girl, de Key Lam, Éditions Steinkis. 17€

© Steinkis / Kei Lam

© Steinkis / Kei Lam

 

17 Mai

Les vacheries des Nombrils : Delaf et Dubuc surfent sur la vague du succès

9782800169774_cgOn connaissait l’humour au dessous de la ceinture, Delaf et Dubuc ont osé l’humour au niveau du nombril. 10 ans que ça dure et fait un carton auprès des ados. Aujourd’hui, les auteurs bien décidés à surfer sur la vague du succès, lancent une série parallèle avec les mêmes protagonistes, le même esprit vachard, mais plus d’histoire, uniquement une succession de gags en une page…

10 ans, 7 albums, 1,7 million d’exemplaires vendus, 415 000 fans sur Facebook, 12 000 followers sur Instagram… Les chiffres parlent d’eux-mêmes, Les Nombrils est aujourd’hui une série phare des éditions Dupuis et un véritable phénomène dans le monde de l’édition BD.

Pourtant, le concept n’a rien de révolutionnaire, trois jeunes filles, Jenny, Vicky et Karine, nous embarquent dans leur quotidien d’ados, un monde impitoyable rempli de considérations nombrilistes, de beaux gosses musclés, d’histoires d’amour impossibles, de coups bas et de méchancetés en tout genre. Mais Delaf et Dubuc, qui forment un couple dans la création comme dans la vie, ont su capter l’air du temps en instaurant dès le début un ton très libre et drôle qui dépoussière le genre. Les filles adorent (j’ai pu le vérifier!), les garçons et les parents aussi affirme la maison d’édition.

Alors, pourquoi se lancer dans une une série parallèle ? Avec Les Vacheries des Nombrils, Delaf et Dubuc comptent renouer avec l’esprit du tout début de la série, des gags en une page libérés du carcan parfois rigide d’une l’histoire en 50 pages.

« Les sept tomes des Nombrils réalisés jusqu’à aujourd’hui étaient comme un numéro d’équilibriste. Faire des gags tout en essayant de garder le cap sur l’histoire qu’on avait envie de raconter, c’est du sport ! Mais cela nous a permis de constater qu’avec un peu de travail, il est possible de trouver une chute humoristique à toute situation. De se retrouver, tout à coup, entièrement libres de raconter ce qu’il nous plait en ayant pour seule contrainte d’être drôles, ça fait se sentir légers ! »

Tiré d’emblée à 130 000 exemplaires, le premier volet débarque donc en librairie ce mois-ci, le 19 mai pour être précis, et devrait contenter tou(te)s les fans de la série.

Eric Guillaud

Vachement copines, Les Vacheries des Nombrils (tome 1), de Delaf et Dubuc. Éditions Dupuis. 10,95€

© Dupuis / Delaf et Dubuc

© Dupuis / Delaf et Dubuc

16 Mai

Pierre de cristal : un récit sur l’enfance signé Frantz Duchazeau

Pierre-CouveJe ne suis pas un fin connaisseur de l’oeuvre de Frantz Duchazeau, c’est le deuxième album que je lis de lui seulement, c’est la deuxième fois que je suis très agréablement surpris.

La première fois, c’était avec Le rêve de Meteor Slim, un très beau bouquin au format carré paru chez Sarbacane en 2008, un dessin charbonneux pour un récit au coeur du blues, dans le Mississippi des années 30.

Changement radical de sujet, de contexte et même de dessin -le trait est beaucoup plus léger cette fois- Pierre de cristal nous embarque pour un voyage intimiste au coeur de l’enfance. De notre enfance, de votre enfance pourrais-je écrire. Car ce livre parlera forcément à chacun de nous, tant Frantz Duchazeau a su capter et retranscrire les peurs, les joies, les incertitudes, les interrogations propres à cette étape de la vie.

Le personnage principal de ce récit s’appelle Pierre. C’est un petit garçon de 10 ans qui mène une vie ordinaire, celle d’un gamin de son âge, avec peut-être un peu plus de sensibilité que les autres. Au fil des pages, Pierre découvre la vie, la cruauté des uns, la lâcheté des autres, la violence du monde, la mort… Il voudrait que rien ne change, jamais, que ses parents ne se quittent pas, qu’ils continuent à s’aimer, à l’aimer: Mais on n’arrête pas le temps, on ne peut non plus revenir en arrière, Pierre le comprend. « Je sais aussi que je serai triste de ne plus être un enfant… », se dit-il, « alors je repenserai à ces moments quand la lumière était  belle ».

Une écriture sensible et poétique, un graphisme aussi fragile que les souvenirs, Pierre de cristal aborde des thèmes graves avec finesse et intelligence.

Eric Guillaud

Pierre de cristal, de Frantz Duchazeau. Éditions Casterman. 16,95€

© Casterman / Duchazeau

© Casterman / Duchazeau

14 Mai

Le Chemin des égarés : un plongeon au coeur de la marginalité et de la drogue signé Vincent Turhan

Capture d’écran 2017-05-14 à 16.11.40Dans sa mise en scène, ses couleurs, la couverture du Chemin des égarés m’en rappelle une autre, celle de La Guerre d’Alan en version intégrale. Mais là s’arrêtent les similitudes même si les deux racontent un périple humain dans un pays dévasté…

Gros plan sur une seringue planté dans ce qu’on peut imaginé être un bras. Nous voilà prévenus, Le Chemin des égarés est un voyage difficile en pays junkie, l’histoire de marginaux dans La Nouvelle-Orléans tout juste dévastée par l’ouragan Katrina en 2005.

A l’abris d’un tunnel, Layne et Cesar émergent de leur dernier shoot et découvrent le paysage d’apocalypse laissé par l’ouragan Katrina, un amoncellement de câbles, de poteaux, de morceaux de toitures. Un désastre.  Layne et Cesar n’ont pourtant qu’une préoccupation : trouver « le toubib », leur dealer, et récupérer leur dope quotidienne. Oui, mais voilà, avec l’ouragan, le fameux toubib est allé voir ailleurs si l’air était meilleur. Qu’importe, le marché se déplace ? Les consommateurs suivent. Et voilà nos deux acolytes partis à sa recherche, bientôt rejoints par Joe, un sans abri comme eux, et une gamine prénommée Zoé.

Dans un décor apocalyptique, notre petite bande qui aurait pu se souder face à l’adversité se déchire au rythme des crises de manque. « Nous n’étions en fait qu’un peloton de junkies en recherche de dope. Autour de nous, le monde s’écroulait ». Pourtant, tous ne trouveront pas la même chose au bout de la route, certains continueront de sombrer, d’autres referont surface…

« Le chemin des égarés est né de l’envie de raconter une histoire sur la marginalité… », explique l’auteur. « La pratique constante du dessin d’observation dans les gares parisiennes m’a permis de côtoyer de loin comme de près l’univers de la rue. Savoir à quoi, et comment pense l’individu m’a toujours intéressé. Je me suis impliqué dans une association dédiée à l’aide aux SDF. Je me suis imprégné de nombreux parcours, d’anecdotes, de visages. Le chemin des égarés s’est nourri de toutes ces personnes… ».

Derrière le tragique et la violence du contexte général et des histoires individuelles, Le Chemin des égarés se termine sur un message d’espoir, quand « la volonté de s’affranchir d’un processus de destinée » devient plus fort que toutes les peurs. Un sujet assez rare aujourd’hui magnifiquement mis en scène par ce trait idéalement tourmenté et ces ambiances sombres.

Eric Guillaud

Le Chemin des égarés, de Vincent Turhan. Éditions Les Enfants Rouges, 20€

© Les Enfants Rouges / Turhan

© Les Enfants Rouges / Turhan

13 Mai

Constellation : réédition d’un huis-clos aérien sur fond de guerre froide signé Frederik Peeters

Capture d’écran 2017-05-12 à 14.22.00Tenir entre les mains un album de 300 pages à plusieurs dizaines d’euros peut rassurer certains boulimiques du neuvième art mais le bonheur peut être aussi simple que Constellation, 30 pages, 9 euros dans toutes les bonnes librairies…

On ne va pas tortiller de l’arrière train pendant longtemps, Constellation fait partie de ces albums qu’il faut avoir en permanence sous la main pour le relire régulièrement, un petit bijou scénaristique qu’on ne trouvait plus chez nos amis libraires sans y mettre le prix, souvent plus de 20 euros. Il faut dire que sa publication remonte à 2002, l’auteur Frederik Peeters venait d’obtenir la reconnaissance de la profession et du public avec l’album Pilules bleues.

Rien à voir cependant avec l’histoire d’amour malmenée par le sida de Pilules bleues, Constellation est une fiction qui se déroule en 1957, en pleine guerre froide, sur un vol Paris-New York, une histoire en forme de huis-clos savamment construit, trois chapitres, autant de points de vue de la même scène, celui de deux passagers, un soi-disant représentant en insecticide américain et une écrivaine à l’accent russe, et celui d’un steward vengeur. Simple en apparence, efficace de toute évidence !

Constellation, de Frederik Peeters. Éditions L’Association. 9€

© L'Association / Peeters

© L’Association / Peeters

07 Mai

Soft City : une étrangeté signée Pushwagner aux éditions Inculte

1decouv_softcityJe ne vous ferai pas le coup de celui qui connait Pushwagner depuis qu’il est né. Non, son nom m’était absolument inconnu jusqu’à ce jour où mon regard a été happé par la couverture radicalement rouge et asphyxiante de Soft City. Alors, j’ai fait comme tout le monde, je suis allé voir sur Internet qui pouvait bien être cet auteur et d’où sortait cet album surprenant dans le fond et dans la forme…

Pushwagner, Hariton de son prénom, Terje Brofos de son vrai nom, est un artiste contemporain norvégien, un « peintre pop » nous dit Wikipédia, qui connait aujourd’hui un succès national, voire international. Ce qui ne fut pas toujours le cas, notamment lorsqu’il débute cette bande dessinée, Soft City, en 1969. Il met six ans à la terminer avant, dit-on, de perdre les planches. Réapparues en 2002, elles sont exposées à l’occasion de la 5e biennale d’art contemporain de Berlin en 2008, offrant à l’auteur une exposition et une reconnaissance internationale. Il faut attendre fin 2016 pour que Soft City soit finalement publié par la New York Review of Books et 2017 pour qu’il soit traduit en français par les éditions Inculte.

Une préface de Chris Ware

Ce qui a arrêté mon regard sur la couverture de Soft City, c’est aussi un nom, qui cette fois m’était familier, Chris Ware, auteur de bande dessinée américain, notamment responsable de l’extraordinaire et multi-primé Jimmy Corrigan. Que venait-il faire dans cet album ? Signer une préface tout simplement. Il y explique notamment comment ce livre relève du miracle. « Non pas à cause de son existence… », précise-t-il, « mais de sa survie. Dessiné entre 1969 et 1975 par l’artiste Hariton Pushwagner, il est niché dans la pénombre durant des décennies. Tout le monde le croyait perdu, avant qu’un éditeur norvégien, No Coprendo, ne le refasse surgir en 2008, à la suite d’une longue dispute entre l’artiste et son ancien galeriste. Mais le miracle, plus encore, est à chercher du côté de la forme de cette oeuvre – la bande dessinée -, qui arrive à restranscrire une vision désenchantée et unique qui ne ressemble à nulle autre… »

Et c’est une évidence. Soft City est une oeuvre pour le moins singulière, un récit de science fiction à la Orwell (1984) ou à la Huxley (Le Meilleur des mondes) qui nous embarque dans un univers urbain oppressant, étouffant, où le collectif a définitivement anéanti les libertés individuelles, chacun partageant une vie identique dans un environnement identique, un quotidien ramené à une revue militaire permanente, un monde déshumanisé et consumériste à l’extrême où les protagonistes parviennent tout de même à se rassurer en s’affirmant heureux et surtout en avalant au réveil la petite pilule du bonheur.

Du béton à en perdre l’horizon

Pour le reste, Soft City, c’est du béton à en perdre l’horizon, des voitures qui saturent l’espace, des entreprises d’armement qui travaillent pour le bonheur des uns et forcément pour le malheur des autres, des supermarchés énormes, gigantesques, propices à endormir toutes velléités de changement. Soft City est une bande dessinée à caractère dystopique et, avec le recul des 40 ans, quasi-prophétique.

Mais s’agit-il vraiment d’une bande dessinée ? Pour Chris Ware, Soft City ne relève ni des beaux-arts, ni de la bande dessinée underground, « c’est une oeuvre imposante et expérimentale; un défi visuel qui touche profondément son lecteur, alors que s’insinuent dans son sillage les spectres des poésies, films et textes expérimentaux des années soixante ».

Une vraie curiosité !

Eric Guillaud

Soft City, de Pushwagner. Éditions Inculte. 30€

© Inculte / Pushwagner

© Inculte / Pushwagner

03 Mai

Bangalore : Simon Lamouret signe un portrait pas comme les autres d’une ville pas comme les autres

album-cover-large-32936Passer de 800 000 à 9 millions d’habitants en 50 ans laisse forcément des traces. Et de fait, Bangalore n’a pas l’attrait, le charme, que peuvent avoir Calcutta, Bombay ou New Delhi. Mais c’est dans cette ville, agglomérat de « décors maladroits », que Simon Lamouret a vécu et travaillé et c’est de cette ville dont il a décidé de nous parler à travers ce très bel album paru chez Warum….

Et il le fait non seulement avec un talent graphique affirmé mais aussi avec beaucoup d’esprit, de singularité et d’humanité. Son album n’a en tout cas rien à voir avec les carnets de voyage habituels, Simon Lamouret ne se met pas en scène ou très peu, ne raconte pas un voyage mais une suite d’anecdotes de la vie quotidienne. Des saynètes en une ou deux pages décrivent la ville et les gens qui la font, la circulation rue folie, les chargements improbables qui font vaciller motos et vélos, l‘urbanisation anarchique, les multiples petits métiers de la rue, la vie nocturne, les mariages arrangés ou encore la misère des ouvriers de chantiers.

« Pendant trois années… », epxlique-t-il en préambule, « j’ai arpenté cette ville et ai posé mon regard sur les interactions qui se déroulent dans la rue. Devant le spectacle des passants anonymes, de ces acteurs des trottoirs, j’ai tenté de décoder une part de l’âme indienne, sans chercher à démontrer, en regardant et en écoutant, pour retranscrire, de la façon la plus juste, ce qe j’ai cru percevoir de ce peuple ».

Les dessins de Simon Lamouret mettent en scène ce qui fait la singularité du pays, tout s’y entrechoque, la tradition et la modernité, la richesse et la pauvreté, la religion et le business, la vie et la mort. Cerise sur le gâteau, les anecdotes de Simon Lamouret sont rythmées par une série de dessins grand format en double page où se révèle l’agitation compulsive qui secoue ce pays jour et nuit. Simon Lamouret ne juge pas, il ne fait que montrer ce qui se voit et parfois ce qui se voit moins avec bienveillance et un brin d’humour. Magnifique !

Eric Guillaud

Bangalore, de Simon Lamouret. Éditions Warum. 22€

© Warum / Lamouret

© Warum / Lamouret