09 Jan

Fauve d’Angoulême – Prix du Public France Télévisions 2025 : les huit albums sélectionnés en un clic !

Pour la sixième année consécutive, France Télévisions s’associe au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême pour décerner le Fauve d’Angoulême – Prix du public. Huit albums ont été présélectionnés. Le lauréat sera connu le samedi 1er février. En attendant, que racontent-ils, qui sont leurs auteurs et autrices ? Réponse ici et maintenant…

On se demande parfois comment certains albums peuvent nous échapper. Le manque de temps, d’argent, de curiosité, une pochette qui ne capte pas l’attention, sans oublier la surproduction qui finit par tout noyer. Oui, les raisons sont multiples, mais heureusement, le hasard fait parfois bien les choses. La présence de Ballades dans la sélection officielle du prochain Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême nous permet au final de (re)découvrir une véritable pépite, un conte médiéval aussi drôle qu’original.

Et quand je dis drôle, je devrais dire complètement délirante, déjantée, tant le scénario, le dessin, d’une élasticité à toutes épreuves, les dialogues, un mélange de vieux français et de mots inventés, les couleurs, écarlates, les personnages, tous plus délicieux les uns que les autres, les situations, burlesques à souhait, et les clins d’œil malicieux aux contes traditionnels font corps pour nous offrir un petit ovni éditorial.

Mais derrière cette apparente légèreté, Ballades nous parle aussi, entre les lignes et entre les cases, de notre monde et de notre époque, du féminisme, de la démocratie, de l’émancipation des femmes et des peuples… Bref, pour un premier album, l’autrice Camille Potte frappe fort, très fort. Une belle découverte, un bonheur absolu ! (Ballades, de Camille Potte. Éditions Atrabile. 22€)

C’est une histoire comme on en voit malheureusement beaucoup, une histoire de relation toxique qui aurait pu mal finir mais s’est arrêtée à temps. Carole Lobel en témoigne aujourd’hui à sa manière dans une bande dessinée baptisée En Territoire ennemi. Les mots sont forts mais justes tant cette expérience aurait pu être un voyage sans retour.

Fille d’une militante chrétienne anti-avortement, Carole rencontre Stéphane, étudiant aux Beaux-Arts, d’extrême gauche, fumeur de joints. Elle en tombe éperdument amoureuse. Pourtant, très vite, elle perçoit un malaise dans leur relation, notamment dans leur relation intime. Bien qu’elle ne souhaite pas d’enfants, elle finit par en avoir deux.

De son côté, Stéphane, sans emploi, s’isole progressivement de la vie sociale, sombre dans la paranoïa, le complotisme, la misogynie, adopte les idéologies d’extrême droite, apprend l’hymne officiel des SA et du Parti national-socialiste des travailleurs allemands et devient violent avec ses propres enfants qu’il souhaite « endurcir » !

Face à cette spirale destructrice, Carole décide de le quitter mais des années de vie commune ne s’effacent pas d’un claquement de doigts. Et ses enfants vont le lui rappeler…

Réalisé au stylo-bille quatre couleurs avec un graphisme très actuel, En Territoire ennemi n’est pas un témoignage de plus, c’est un témoignage essentiel qui décrit comment naissent les relations toxiques et peut-être comment les repérer pour s’en extraire au plus vite.  En Territoire ennemi est la première bande dessinée de Carole Lobel. Un livre à mettre entre toutes les mains ! (En Territoire ennemi, de Carole Lobel. L’Association. 26€)

Connaissez-vous le syndrome d’Hikikomori ? Apparu au Japon dans les années 1990, ce phénomène qui se caractérise par un isolement social extrême concernerait un million de personnes dans ce pays et, depuis la pandémie de Covid, toucherait un nombre croissant de Français, en

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particulier des hommes. Ce sujet est au coeur de cette bande dessinée de Jérôme Dubois !

Le protagoniste, reclus chez lui depuis des mois, vit au milieu des déchets qu’il ne se résout plus à sortir. Ses journées se résument à attendre des livraisons de repas. Jusqu’au jour où il s’effondre, victime d’un malaise fatal ! Quelques temps plus tard, une équipe de nettoyage investit son appartement pour le débarrasser. Mais, même une fois vidé et parfaitement lessivé, l’âme de l’ancien locataire continue de hanter les lieux…

Jérôme Dubois propose ici, comme dans chacun de ses albums, une expérience à la fois visuelle et narrative, invitant à une profonde réflexion existentielle. On se souvient notamment de Citéville et Cinéville, deux œuvres indissociables sélectionnées au Festival d’Angoulême en 2021. Ces récits nous interrogeaient sur la place de la ville et donc de l’humain dans notre monde futur. Avec cette nouvelle histoire, l’auteur explore le syndrome d’Hikikomori pour nous questionner sur la mémoire que les lieux peuvent conserver de leurs habitants. Un sentiment d’étrangeté se dégage de cet album, accentué par l’alternance entre le noir et blanc et les couleurs vives de certaines cases. (Immatériel, de Jérôme Dubois. Cornélius. 34,50€)

« Personne n’est condamné à souffrir en silence » : c’est par ces quelques mots que l’autrice belge Alix Garin conclut son album et c’est précisément pour cette raison qu’elle a décidé de l’écrire.

Pendant des années, Alix Garin a souffert d’un trouble sexuel méconnu : le vaginisme. Du jour au lendemain, elle ne pouvait plus supporter la pénétration. Des douleurs insoutenables et une libido réduite à néant qu’elle cache à son compagnon. Seule, elle affronte pendant des mois ses questionnements, ses doutes et sa souffrance.

Jusqu’au jour où elle trouve enfin le courage d’en parler. S’ensuivent des années d’errances thérapeutiques, à courir les cabinets des psychologues, sexologues, gynécologues, psychothérapeutes, et autres kinésithérapeutes. Toujours en quête de réponses !

À la peur de fragiliser son couple s’ajoute la honte. La honte de ne pas être comme tout le monde, de ne pas répondre aux injonctions d’une société qui érige la sexualité, le désir et le plaisir en normes absolues de la vie amoureuse…

Avec courage et sincérité, Alix Garin livre un témoignage profondément intime, sans tabous, utilisant les métaphores pour évoquer le désir, la douleur, les injonctions, le cheminement thérapeutique. Un récit essentiel, sensible, libérateur tant pour l’autrice que pour les lecteurs et les lectrices (Impénétrable, d’Alix Garin. Le Lombard. 29,90€)

Que vous ne connaissiez pas Will McPhail n’a rien d’étonnant. L’homme, un Anglais, signe ici son tout premier roman graphique. Il est surtout connu et reconnu jusqu’ici pour ses dessins de presse publiés dans le magazine américain The New Yorker.

Au-Dedans est donc un premier bouquin. Et quel bouquin ! Dès les premières pages, son style graphique, son trait réaliste très précis, ses personnages aux yeux écarquillés, ses cases épurées, ce découpage des planches adapté au récit… tout est réuni pour frapper notre esprit et nous charmer définitivement.

Et les quelque 270 pages qui alternent noir et blanc et couleurs sont du même niveau. Impossible de lâcher la lecture en cours, on est littéralement happé, happé par la forme bien sûr mais aussi par le fond.

Mais que peut bien raconter Au-Dedans ? Une aventure intérieure ou plus précisément une aventure vers l’intérieur. La petite porte sur la couverture… vous la voyez ? Elle donne accès à cet intérieur.

Avec une question qui revient tout au long de l’ouvrage : comment connecter les différents intérieurs ? Autrement dit, comment connecter les êtres humains les uns aux autres ?

Nick est un jeune artiste, illustrateur pour quelques feuilles de choux genre L’Hebdo de la Carpe. Oui, ça existe ! Pas d’enfants, pas de maison, pas de bijoux, pas de super recette de famille à léguer, juste une mère à qui il rend visite régulièrement, une sœur qui ne mène pas le même genre de vie et depuis peu une amoureuse, une oncologue, rencontrée dans un des nombreux cafés branchés qu’il fréquente pour occuper sa vie, remplir son quotidien et tenter de s’interconnecter avec les autres.

Sans grand succès, il faut avouer ! Uniquement des interactions superficielles, regrette-t-il. Jusqu’au jour où il parvient à dire une poignée de mots qui comptent à son plombier venu réparer une fuite à son domicile.

« C’était quoi ça ? Non, mais c’était quoi ? Ça partait comme une conversation habituelle et puis… puis il s’est passé quoi ? »

Une connexion ! La première mais pas la dernière. Nick a compris que pour rejoindre l’espace intérieur des autres, il devait avant tout ouvrir le sien…

Né dans le Lancashire au Nord-Ouest de l’Angleterre, région où on ne dévoile pas plus qu’ailleurs ses sentiments, Will McPhail a malgré tout toujours été fasciné par la mécanique des mots et les différentes directions que peut prendre une simple conversation. Son sens aiguisé de l’observation, son humour, son regard sur la vie et nos contemporains ont fait le reste. Au-Dedans est l’un des plus beaux livres de l’année. Assurément ! (Au-Dedans, de Will McPhail. 404 Graphic. 26,50€)

« Dans la vie, il n’y a pas de personnages principaux et de personnages secondaires. On a tous notre rôle à jouer ». Tout est là, dans ces quelques mots prononcés par une des protagonistes de l’album.

Dans Les Météores, il n’y a effectivement pas de héros, encore moins de super-héros, mais des gens très ordinaires qui ont une vie très ordinaire. Comme ce bon Flyod qui prend chaque jour le bus de 5h46 trimbalant son énorme carcasse et ses pertes de mémoire, ses « blancs » comme il les appelle avec un brin de poésie. Ou comme Hollie, une jeune assistante de vie qui élève seule son fils et s’auto-persuade d’aimer son job même quand il s’agit d’essuyer les fesses d’un vieillard. Ou encore Don qui est tombé amoureux d’une vendeuse d’Ikea (rebaptisé ici Aeki), où une bonne partie de l’histoire se déroule. Il y a aussi Gary, Charlie, Sammy, Elijah… tous occupés à vivre ou plus surement à survivre, sans éclats ni passions.

Et même lorsqu’une météorite a la fâcheuse intention de vouloir passer un peu trop près de la planète et d’anéantir toute forme de vie, tous continuent leur chemin, sans héroïsme ni panique, résignés comme s’ils ne faisaient eux-mêmes que passer.

Avec Les Météores, Deveney et Redolfi passent de la verticalité de leur précédent album, Empire Falls Building (2021, Éditions Soleil) – qui explorait la construction mystérieuse d’un gratte-ciel new-yorkais – à une horizontalité marquée, renforcée par un format à l’italienne. Ce choix offre une lecture apaisée, presque cinématographique, parfaite pour cette narration où le temps semble suspendu.

Avec un trait léger, des ambiances hivernales, une luminosité basse, une game de couleurs réduite, les auteurs nous attrapent par les yeux pour nous embarquer dans cette histoire qui n’a pas vraiment de début, pas vraiment de fin, déroulant avec poésie des fragments de vies qui laissent entrevoir toute la fragilité de l’humanité. Un récit Intimiste et tellement universel ! (Les Météores – Histoires de ceux qui ne font que passer, de Jean-Christophe Deveney et Tommy Redolfi. Delcourt. 34,95€)

Et si les tableaux avaient des yeux, que percevraient-ils ? La beauté de l’art ou la laideur du monde ? Dans cet album signé Luz, il semble que la deuxième option s’impose. Luz, dessinateur de presse dont le nom restera à jamais associé à Charlie Hebdo, mais aussi auteur de bandes dessinées (Catharsis, Hollywood menteur, Vernon Subutex, Testoterror…), utilise cette astuce narrative pour retracer les années sombres de notre histoire, en particulier la montée du nazisme, la spoliation et la déportation des Juifs.

Le tableau en question, bien que relativement peu connu, est réel : il s’agit de Deux filles nues, une œuvre du peintre expressionniste allemand Otto Mueller. Les événements qu’il illustre, eux aussi, sont bien évidemment réels et profondément tragiques. Spoliée par les nazis, cette œuvre a été présentée en 1937 à Munich dans le cadre de l’exposition consacrée à « l’art dégénéré ». Elle a ensuite été vendue à un collectionneur pour financer l’effort de guerre allemand, avant d’être restituée à la famille d’origine en 1999. Ce tableau est un survivant, un rescapé, tout comme Luz, qui, depuis le 7 janvier 2015, porte en lui la mémoire de l’attentat contre Charlie Hebdo.

Réussissant l’exploit de ne pas montrer le tableau avant la toute fin du récit et à nous donner ses yeux imaginaires sans pour autant nuir au dynamisme de l’ensemble, Luz signe ici un un ouvrage d’une rare intensité, singulier dans sa forme, puissant dans son contenu, invitant chacun de nous à une réflexion sur l’art, la liberté, la censure, l’extrêmisme, le beau et le laid, la vie et la mort. L’album a d’ores et déjà reçu le Grand Prix de la critique de l’Association des critiques et journalistes de bande dessinée (ACBD), ainsi que le Prix Wolinski de la BD du Point en 2024. (Deux filles nues, de Luz. Albin Michel. 24,90€)

Dementia 21 est le premier manga à concourir dans la cadre du  le Fauve d’Angoulême – Prix du Public France Télévisions depuis la création de ce prix en 2020. Il faut admettre que la préférence du jury professtionnel est plus souvent portée sur des one-shots signés par de jeunes auteurs et en langue française. Cela dit, rien n’empêche les coups de coeur et les entorses aux habitudes, deux de nos lauréates sont ainsi d’origine étrangère, Sole Otero en 2023 et Beatriz Lema en 2024.

Dementia 21, comme son titre peut le laisser imaginer, est le récit assez dément, assez étrange, assez effrayant, d’un artiste japonais, Shintaro Kago, qui s’est fait connaître dans le manga ero guro (un mélange d’érotisme, d’horreur et de grotesque). Il y raconte l’histoire de Yukie Sakai, une jeune aide à domicile qui adore son travail auprès des personnes âgées, qui fait tout son possible pour répondre à leurs attentes, avec l’ambition de devenir LA meilleure aide soignante du secteur. Mais chacune de ses interventions auprès des personnages âgées se ternine de façon totalement surréaliste, hallucinante, abracadabrantesque et violente. Avec en filigrane, de nombreuses interrogations sur la place des séniors dans notre société… (Dementia  21, tome 2, de Shintaro Kago. Huber Editions. 23€)

Eric Guillaud