Évoquer la guerre d’Algérie, aujourd’hui encore, 54 ans après l’indépendance, n’est pas chose facile. Des deux côtés de la Méditerranée, le sujet reste sensible. Gaétan Nocq s’y est pourtant attelé en adaptant en BD le témoignage écrit d’un jeune appelé, Alexandre Tikhomiroff, débarqué sous le soleil brûlant d’Algérie à la fin de l’année 1956, précisément à Cherchell sur la côte ouest du pays. Durant vingt-sept mois, Alexandre Tikhomiroff, dit Tiko, doit jouer au soldat dans une école militaire formant les officiers. Tiko est contre la guerre. À son retour sur le sol français, il rejoint un groupe de militants pacifistes. Gaétan Nocq nous parle de sa rencontre avec Tiko, de son travail d’adaptation, de l’Algérie, de sa passion pour le carnet de voyage…
Qu’évoquait pour vous l’Algérie avant de vous lancer dans cette adaptation ?
Gaétan Nocq. Un pays assez mystérieux, pas facile à appréhender, entaché par des conflits violents jusqu’à récemment. Et en contrepoint, un pays d’espace qui fait rêver : les livres de Frison-Roche sur le Grand Sud et les photos en noir et blanc des éditions Arthaud des années 50.
Que connaissiez-vous de cette période, de cette guerre ?
Gaétan Nocq. J’étais un novice dans la mesure où je n’avais jamais vraiment lu sur la question. Et, j’avais conscience que c’était un sujet tabou en France puisque c’est une guerre qui, officiellement n’a jamais voulu dire son nom… jusqu’en 1999. Contrairement à d’autres, je n’ai pas de filiation à cette guerre dans le sens où je n’ai pas de père ou d’oncle envoyés en Algérie. C’est peut être ça qui m’a décidé car mon regard était distant ou en tout cas, dégagé de tout pathos.
c’est un récit qui se déplace dans un territoire naturel très marqué, qui incite autant à la contemplation qu’à la méfiance
Qu’est-ce qui vous a décidé à mettre en image le témoignage d’Alexandre Tikhomiroff ?
Gaétan Nocq. Le récit d’Alexandre m’a touché par sa sincérité et sa sensibilité. Plusieurs choses m’ont inspiré. Tout d’abord un récit humble à hauteur humaine avec parfois cette mise à distance par l’ironie et la dérision. Et puis, c’est un récit qui se déplace dans un territoire naturel très marqué, qui incite autant à la contemplation qu’à la méfiance. Ces « montagnes hirsutes » présentes « comme une foule de géants silencieux » dit Tiko. Il parle de « Présence terrible car en elles se cache la mort ». Ce sont des passages qui m’ont inspiré. Cette relation de l’action avec le paysage dans son aspect brut et naturel. Cela a fait écho à mes préoccupations artistiques : quand Alexandre m’a présenté son livre, je travaillais sur des séries de paysages de montagnes à la pierre noire ou à la sanguine. Son récit appelait un lien entre la psychologie du personnage et la psychologie du paysage. Je voulais que le paysage participe de près ou de loin à la narration et lui apporte une tension.
C’est votre première bande dessinée. Qu’est-ce qui a été le plus difficile, le plus délicat pour vous ?
Gaétan Nocq. Cela faisait plusieurs années que je souhaitais travailler sur une BD. Avec le livre de Tiko, j’avais résolu la partie fondamentale : l’histoire, le récit était là. Mais la première difficulté était de le découper, de le scénariser, de développer des dialogues. Ce fut plus l’objet d’une réflexion, d’un plaisir de conception et d’engagement au profit de la mise en scène.
La vraie difficulté était elle d’ordre documentaire et historique. Dans un contexte militaire très codé, il s’agissait de ne pas faire d’erreur pour la représentation des armes, des uniformes et du matériel militaire spécifiques à cette période. Il était important pour moi de ne pas rester à une image, je devais toucher, prendre en main pour avoir une expérience sensible de ces objets. J’ai rencontré des gens passionnés au musée de l’Armée et au Château de Vincennes, j’ai pu notamment approcher et soupeser les armes de l’époque. Et puis, Tiko au bout de six mois, m’a ressorti d’une boîte ses épaulettes et son calot…
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Vous venez du carnet de voyage, est-ce que la BD documentaire peut être une ouverture pour vous ou reste-t-elle une simple escapade ?
Gaétan Nocq. Toute mon expérience du carnet de voyage a alimenté ce roman graphique : ces dessins in situ, réalisés ou inachevés dans l’urgence ou dans des conditions parfois inconfortable ont été réinjectés dans la mise en forme du récit. Et puis je faisais de petit carnets dessinés au feutre ou je me mettais en scène pour raconter au jour le jour les péripéties du voyage. La rythmique dans l’acte de dessiner hérité du carnet de voyage je l’ai associé à l’acte de raconter cette histoire. En ce sens, le roman graphique est une ouverture réelle dans l’évolution de mon travail artistique grâce a sa dimension narrative. Et j’espère bien me frotter à d’autres récits et continuer le voyage.
Du roman au roman graphique, quelle a été la réaction d’Alexandre Tikhomiroff à la lecture de votre adaptation ?
Gaétan Nocq. De l’émotion. Mais très discrète. Alexandre m’a laissé une liberté absolue dans la mise en forme et l’adaptation de son récit. Je l’en remercie. Il était toujours très positif quand il voyait les planches malgré le fait que cela le replongeait dans des moments qu’il souhaitait oublier. Combien de fois m’a-t-il dit : « j’ai écrit ce récit pour oublier, pour me débarrasser de tout ça et toi tu me replonges dedans. »
Dans une interview accordée au site de planètebd.com , Alexandre Thikomiroff dit que vous n’avez pas dessiné une histoire mais que vous êtes rentré dans une histoire et plus encore que vous êtes rentré dans le personnage et dans les événements. C’est un magnifique compliment. Comment avez-vous fait justement pour VOUS mettre à sa place et – c’était aussi votre volonté – pour NOUS mettre nous à sa place ?
Gaétan Nocq. C’est difficile de l’expliquer. Il y a ce quelque chose de l’ordre du senti, de l’inspiration et de l’intuition. J’ai fait en sorte de m’approprier le sujet. J’ai mis l’accent sur la tension psychologique du personnage, sa mélancolie, son malaise, ses peurs.
Je suis aussi rentré dans le récit par d’autres chemins, des pas de côté, des regards hors champ : les arbres, les fourmis, les oiseaux, les chats, etc, pour suggérer les événements ou les atmosphères. C’est aussi montrer une Algérie vivante dont les événements humains ont des répercussions sur les éléments naturels. Un parti-pris important car cela ouvre le récit et ne reste pas une simple description de l’action. Je suis très heureux si ces sentiments passent du côté du lecteur. C’était ma préoccupation majeure, lorsque je faisais lire des passages à des amis, je testais la capacité de mes planches à les tenir en haleine.
Comment ressort-on de ces longs mois de travail sur un sujet comme celui-ci, un sujet qui appartient à l’histoire mais qui reste encore très brûlant en France ?
Gaétan Nocq. J’ai l’impression de revenir d’un véritable périple, avec des étapes, des rebondissements, une succession de temps forts et de temps faibles. La BD a été réalisée de manière assez chronologique (je suis très peu revenu en arrière), j’étais vraiment en immersion dans les univers que je racontais. Et lorsque j’ai terminé la partie algérienne et que je me suis consacré la partie parisienne, j’ai vraiment vécu ça comme une fin de voyage. Mais c’était plutôt une nouvelle étape, tout aussi passionnante car Tiko ou plutôt Alex prenait de l’épaisseur.
En lisant votre livre, on pense immédiatement à La guerre d’Alan d’Emmanuel Guilbert…
Gaétan Nocq. Oui, toute création est poreuse et se nourrit d’influence. La posture de la guerre racontée par la petite histoire humaine n’est pas nouvelle et Guibert fait partie des dessinateurs que j’apprécie. Sa trilogie Le photographe m’a beaucoup touché par son récit (j’ai foulé ces montagnes de l’Hindù Kush) mais aussi par sa capacité à rebondir graphiquement sur les planches contact de Lefebvre. En fait, toute l’école de la BD de reportage apparue à la fin des années 90 m’intéresse car elle relance l’invention narrative dans la BD.
Quelles sont vos influences graphiques ? Vos livres de prédilection ?
Gaétan Nocq. J’aime beaucoup la BD italienne des années 80 notamment avec la collection Un homme, une aventure ou la série le collectionneur de Toppi réédité par Mosquito. Mais le cinéma a aussi une grande importance, c’est une forte source d’inspiration dans sa capacité à raconter une histoire. En ce moment, je me délecte des films de H-G Clouzot et de J-P Melville.
Vos projets ?
Gaétan Nocq. J’ai une proposition pour une BD déjà scénarisée mais j’ai peur de ne pas me sentir libre. La conception d’une BD ne se limite pas à dessiner dans des cases, j’ai besoin de penser le flux de ces cases et le parti-pris de la mise en scène.
Un projet me tient à coeur, c’est encore tôt pour en parler mais je souhaite travailler sur l’adaptation de La trêve de Primo Levi. Un gros voyage en perspective.
Merci Gaétan
Interview réalisée le jeudi 7 avril 2016