24 Sep

Spawn – Dark Ages : le monstre de Todd McFarlane s’exporte au Moyen Âge

Alors que l’on parle d’une nouvelle adaptation cinématographique qui devrait laver l’affront de celle (ratée) des années 90, l’univers Spawn continue de s’étendre. Ce nouveau spin-off s’étale du XIIe au XVIe siècle et est surtout l’un de ces avatars les plus échevelés. Quinze ans après sa parution originale, il a donc enfin droit à une traduction française classieuse à la hauteur de sa sauvagerie débridée…

Alors d’abord, attention : bien qu’il soit crédité (en premier qui plus est) sur la couverture, a priori, Todd McFarlane n’a pas contribué à cette variation moyenâgeuse de sa plus célèbre créature. Preuve en est qu’en 2018 le personnage de Spawn est devenu si énorme qu’il a désormais échappé à son créateur. Il faut dire que cela fait longtemps que le Canadien a pratiquement laissé tomber le dessin pour devenir un pur gestionnaire de son empire en grande partie bâti justement sur les bénéfices engrangés par sa série star dans les années 90. D’où d’ailleurs quantité de dérivés plus ou moins réussis au cours des années, tous centrés autour de la même trame : celle d’un héros au grand cœur déchu, réclamant vengeance même par delà la mort et finissant par vendre son âme au diable (Faust, es-tu là ?) pour revenir sous la forme d’un démon (le ‘Spawn’ donc) qui, invariablement, finit par découvrir que sa destinée n’est pas totalement entre ses mains…

Enfin traduite en français en deux volumes (le premier était sorti l’année dernière), la série de vingt-huit épisodes parue sur le continent nord-américain entre 1999 et 2001, Spawn – Dark Ages représente en quelque sorte l’apothéose absolue de tous ces à-côtés, en concentrant à la fois toutes les qualités mais aussi tous les défauts.

@ Delcourt / collectif

Alors on l’a souvent dit : Todd McFarlane est un peu le Michael Bay (ou le Luc Besson, histoire de faire plus français) de la BD ‘adulte’ américaine. Ses personnages sont souvent taillés à la serpe, les scénarios souvent assez simplistes et les ressorts dramatiques attendus, voire limite éculés, histoire de pouvoir concentrer toute son énergie sur l’adrénaline pure et la virtuosité visuelle. En ça, Dark Ages est un pur produit McFarlanien : régulièrement, le découpage grandiloquent donne lieu à des cases pleines pages (voire à des doubles !) aux couleurs flamboyantes et pleines de furie et rien n’est épargné aux lecteurs. Initialement ancré dans un XIIe siècle âpre dans une Angleterre où la vie humaine n’a finalement que peu de valeur, elle suit le retour de feu Lord Covenant, jeune noble plein d’idéaux parti faire la croisade au Moyen-Orient où il est mort brûlé et écartelé par les infidèles et ensuite recruté par l’Enfer pour mener, malgré lui, la guerre au Bien sur Terre.

Presque grotesque avec ses muscles hypertrophiés et pourtant franchement flippant avec ses cheveux longs blancs parsemés et surtout ce visage ressemblant plus à un crâne grimaçant qu’à un être humain, le Spawn est plus que jamais un personnage XXL comme McFarlane les aime. Pétri de doutes certes mais avec un fond d’humanité en lui mais avec lequel tout finit toujours dans le sang. Dans le premier tome, Liam McCormack-Sharp, qui signait aussi l’encrage, en avait sublimé la splendeur presque décadente, presque jusqu’à l’outrance. En prenant sa suite, Nat Jones dévoile un style moins personnel et sensuel mais en contrepartie très proche de celui du ‘maître’ et surtout encore plus cruel. Là où McCormack-Sharp et le scénariste Brian Holguin jouaient pas mal avec le symbolisme religieux et la morale, Jones et son compère Steve Niles se révèlent beaucoup plus cruels et sanglants, faisant du Spawn presque une victime et multipliant les combats épiques avec des monstres encore plus baveux et inhumains que lui.

@ Delcourt / collectif

Disons que si la première partie de la saga se rapprochait plus dans l’esprit de l’heroic fantasy d’un Robert E. Howard (créateur de Conan), la seconde (et dernière) se veut, elle, plus digne d’une partie de jeu vidéo de tir à la première personne. Décapitation, tortures à gogo, cannibalisme : c’est gore et assumé. De fait, on ne tient pas forcément là la meilleure porte d’entrée pour les néophytes, vu qu’on plonge de plain-pieds dans la bidoche fumante et les terres ravagées par la Peste. Les auteurs se sont avant tout amusés avec la matrice créée par McFarlane en 1992 pour la plonger dans un monde barbare et brutal où visuellement, rien n’est trop épique ni trop sanglant, quitte à relayer un peu au second plan toute notion de psychologie ou à hâter un peu trop une conclusion qui laisse sur la faim. Mais cela fait quand même deux fois trois cent cinquante pages de fureur et de combats homériques et surtout, un pur concentré de l’esprit Spawn…

Olivier Badin

Spawn – Dark Ages, collectif. Delcourt, en deux volumes. 27,95€

23 Sep

Je reviens vers vous : un peu d’humour noir dès que possible avec Olivier Tallec

S’il y a une expression qui agace, c’est bien celle-là : « Je reviens vers vous ». Bien sûr Monsieur le directeur, pas de souci Madame la Responsable des Ressources humaines, vous vous renseignez et vous revenez vers moi. Dans la mesure du possible, mieux vaut en rire comme le fait le génial Olivier Tallec…

Et il en rit plutôt deux fois qu’une Olivier Talllec, d’abord avec ses dessins, toujours drôles par eux-mêmes, puis avec les légendes qui les accompagnent, quelques mots qui finissent de vous basculer complètement dans le monde du loufoque, de l’absurde, de l’humour un peu féroce voire totalement cruel. L’auteur, qui a plusieurs dizaines d’ouvrages jeunesse à son actif, signe ici le troisième volet d’une exploration plus adulte de l’illustration.

Après Bonne Journée, Bonne Continuation, voici donc Je reviens vers vous. Au menu : des poules qui perdent la tête, des hérissons pas très mode, des Pères Noël qui jouent avec leur vie, des mouches qui lisent l’horoscope, des vaches sur trampoline pour offrir du vrai milkshake, des escargots en séance de bronzage… bref de quoi rire de bon coeur et revenir vers Olivier Tallec dès que possible !

Eric Guillaud

Je reviens vers vous, d’Olivier Tallec. Rue de Sèvres. 14€ (en librairie le 3 octobre)

21 Sep

La mort vivante : Olivier Vatine et Alberto Varanda conjuguent le mythe de Frankenstein au féminin

Que cela lui plaise ou non, son nom est à jamais lié à celui d’Aquablue, la mythique série de science fiction qu’il a créée et dessinée dans les années 80/90 avec Thierry Cailleteau au scénario. Depuis il a travaillé dans l’animation comme concepteur de décors ou storyboarder, il a créé et un temps co-dirigé le label Série B des éditions Delcourt, lancé de nouvelles séries ici ou là, créé à nouveau un label, Comix Buro, qui portera plusieurs projets dont dernièrement ce one-shot dessiné par l’extraordinaire Alberto Varanda…

Vous vous souvenez de Frankenstein et de sa sombre créature ? Avec sa sale gueule grossièrement recousue, son corps de géant vert et ses paluches de gorille ? Oubliez tout ça, la créature s’appelle aujourd’hui Lise, elle a une belle chevelure blonde et un corps d’enfant.

Oui, La Mort vivante revisite le mythe de Frankenstein avec au coeur du récit une gamine, cette fameuse Lise, morte dans un bête accident, une chute de plusieurs mètres sur un chantier de fouilles archéologiques.

Sa mère, Martha, une riche Terrienne, inconsolable, fait kidnapper un éminent nanobiologiste installé sur Mars. Sa mission : ressusciter Lise. Et pour ça, Martha est prête à tout, même à donner de sa personne. Pas d’assemblage de cadavres dans ce cas présent mais la création d’un embryon, une insémination artificielle et un développement en incubateur. La science avance mais les mythes ont la vie dure. La Lise ainsi clonée ne réagira pas vraiment comme prévu…

Si le scénario est particulièrement bien ficelé et nous tient en éveil jusqu’à la fin, le graphisme n’est pas en reste. Il y a du Schuiten et du Gustave Doré dans ces quelque 70 pages, du Schuiten et du Gustave Doré mais aussi beaucoup de talent. Alberto Varanda (Petit Pierrot, Bloodline…) signe de magnifiques planches au trait minutieux, précis, élégant, et aux atmosphères gothiques et fantastiques exceptionnelles. Mélange de SF et d’horreur, La Mort vivante est l’adaptation quasi-fidèle d’un roman de Stefan Wul paru en 1958. La Mort vivante, de Vatine et Varanda. Glénat. 15,50€

Comix Buro : une rentré en force

Trois autres albums griffés Comix Buro viennent de sortir en cette rentrée. Il s’agit du one-shot La Véritable histoire des Franges de l’Espagnol Juanjo Rodriguez J., l’histoire fictive d’un groupe de rock qui aurait allumé le feu en mai 1968 avec une de leurs chansons, le tome 1/2 de L’Orphelin de Perfide de Hautière et Adrián, adaptation graphique d’un roman de Stefan Wul, et le tome 1 de Héros du peuple, de Boutin-Gagné, Hautière et Vatine, avec pour héros des justiciers d’un nouveau genre. Trois albums disponibles aux éditions Glénat.

Eric Guillaud

17 Sep

Pénis de table et Vagin tonic : parlons bien, parlons sexe !

Accros du porno, retournez illico au dodo. Ces deux bandes dessinées sorties à quelques semaines d’intervalle traite du sexe mais de manière pédagogique. Vous croyiez tout savoir sur la chose ? Oui bien sûr, vous êtes un cador, un bon coup, vous avez tout expérimenté et connaissez votre partenaire sur le bout de la langue. À votre place, j’y jetterai tout de même un œil…

La vie est parfois bien faite. Alors que les éditions Casterman publiaient en juin l’album Vagin Tonic de Lili Sohn, les éditions Steinkis répliquaient fin août avec Pénis de table de Cookie Kalkair. Pas de jaloux, pas de jalouses, il y en a donc pour tout le monde en cette rentrée, choisissez votre camp ou pas, vous pouvez lire les deux indépendamment de votre sexe, ce serait même plutôt recommandé.

Tout tout tout, vous serez tout sur cette drôle d’affaire. Pas d’images cochonnes dans ces deux livres mais une approche légère et décomplexée du sexe, drôle et sans tabous. Inutile de vous faire un dessin, le premier, Vagin Tonic, traite du sexe féminin et de tout ce qui va avec, depuis l’orgasme jusqu’à la contraception, en passant par la masturbation, le point G, l’hymen, les règles… Le deuxième, Pénis de table, fait de même ave le sexe masculin en abordant lui-aussi la masturbation et l’orgasme, mais aussi les fantasmes, la performance, l’orientation sexuelle. Petite subtilité du récit, la chose est abordée ici sous la forme d’une discussion entre sept hommes aux sexualités diverses qui ont accepté de mettre leur sexe, leurs croyances, leurs pratiques… sur la table. D’où l’excellent titre en forme de jeu de mot.

Dans les deux cas en tout cas, pas de chichis, on parle franco de tout, histoire de tordre le cou à tous les clichés. Des livres à laisser traîner chez vous, ça peut servir à quelques ados en questionnement !

Eric Guillaud

Vagin Tonic de Lili Sohn. Casterman. 20€ – Pénis de table, de Cookie Kalkair. Steinkis. 18€

15 Sep

Poussière : Geoffroy Monde dépoussière les utopies écologiques (interview)

On le connaissait jusqu’ici pour ses univers absurdes hérités de gens comme Goosens ou Gotlib, il a fait sa rentrée avec Poussière, un récit de science fiction à forte connotation écologique et au graphisme absolument surprenant, Geoffroy Monde change d’univers et le fait bien…

Ce qui saute aux yeux de prime abord, ce sont les couleurs, des aplats aux tons pastel au milieu d’une nature luxuriante, bienvenue sur la planète Alta ! C’est là que Geoffroy Monde déroule son histoire, celle d’un peuple confronté à la colère de la nature, une colère qui prend les traits de cyclopes géants. À chaque fois, c’est le même scénario, les cyclopes attaquent, les humains répliquent, les tuent, mais ils sont systématiquement ressuscités par les Augures parce qu’ils feraient partie intégrante de l’équilibre écologique de la planète. Et les attaques sont de plus en plus violentes et dévastatrices…

Après toute une série de récits humoristiques, le Lyonnais Geoffroy Monde se frotte à la science fiction avec bonheur, mettant en place dès ce premier volet de la trilogie un univers surprenant et passionnant. Les planches sont magnifiques, la palette de couleurs est subtile, le scénario, habile et même audacieux… et la question écologique omniprésente mais pas plombante, de quoi nous donner envie de lui poser quelques questions. Interview…

De rien, Serge & demi-Serge, Papa Sirène et Karaté Gérald… On te connaissait jusqu’ici pour tes univers absurdes, tu débarques sans crier gare dans le monde de la SF avec Poussière. Pourquoi ce changement radical ?

Geoffroy Monde. Je lisais pas mal de comics étant gamin, et j’avais toujours gardé dans un coin de ma tête qu’un jour je me lancerai dans une grande aventure de science fiction à ma sauce. Il a principalement fallu que j’attende d’avoir le niveau technique (et le style graphique) qui me semblait nécessaire pour ça – en plus de parvenir à trouver une histoire qui me motiverait suffisamment pour une saga de trois tomes.

Et plus généralement, j’aime m’essayer à des choses différentes (aussi bien en m’essayant à d’autres formes d’art qu’expérimenter au sein même des métiers de l’illustration). Je trouve aussi important de pouvoir me dire tous les 4-5 ans que ce que je produis n’a rien à voir avec ce que je produisais auparavant. Je suis pas mal incapable de faire la même chose très longtemps.

© Delcourt / Monde

C’est une remise en cause totale de ton travail y compris de ton approche graphique. Comment s’est opéré le changement ? Pratiquement, techniquement, comment as-tu procédé ?

Geoffroy. Pour trouver ce nouveau style, je me suis « simplement » lancé dans le dessin de Poussière, et ai réussi à l’apprivoiser au fil des pages. Mais il existe une première version des pages du début du tome 1 qui sont radicalement différentes de celle imprimée, quand je m’imaginais faire l’intégralité de la bd dans un style réaliste et peint tout en volume. C’était très laborieux et plutôt laid, je n’avais pas le niveau. Et même pour la version imprimée, je suis beaucoup revenu sur le dessin de la première partie du tome, puisqu’arrivé à la moitié de sa production, j’avais une maitrise plus claire du style graphique dans lequel je m’étais lancé. Inutile de dire qu’il continue à se perfectionner alors que j’évolue actuellement dans le dessin du tome 2. 

On sent pas mal d’influences dans ce premier volet, je pense beaucoup en le lisant aux débuts d’Aquablue de Vatine et Cailleteau même si ça n’a rien à voir graphiquement . Es-tu un grand lecteur de SF ? Qu’est-ce qui a pu t’influencer ?

Geoffroy. Je lis quasiment aucune SF, mes souvenirs de lectures importantes dans ce genre remonte à priori aux comics du collège ; mais bon j’ai quand même lu des albums de SF, vu des films, tout ça, qui ont nécessairement nourri ma première excursion dans ce genre – mais je pourrais pas vraiment citer de titres précis. Je sais par contre que j’ai jamais lu d’Aquablue mais je vois le genre.

L’influence plus identifiable, pour moi, ce sont les jeux vidéos du type JRPG auxquels je joue régulièrement (Breath of fire, Final Fantasy, etc.), et qui je pense ont une empreinte plus marquée sur l’univers de Poussière.

Il y a une autre influence précise, en BD, qui a relancé clairement mon envie de faire une grande saga de science fiction (cette envie qui existait en sommeil depuis gamin) : Gaspard de La Nuit, de Joan de Moore. Ce qui s’y passe, graphiquement comme narrativement, n’a à peu près rien à voir avec Poussière. Mais l’ensemble d’albums qui la compose a refait poindre en moi l’envie de produire une œuvre de cette forme et de cette ambition.

© Delcourt / Monde

L’écologie est au coeur de l’album avec ces cyclopes qui personnalisent la colère de la nature. Est-elle aussi au coeur de tes préoccupations quotidiennes ?

Geoffroy. Je dirais que l’écologie est modérément dans mes préoccupations quotidiennes, je ne suis pas particulièrement plus engagé là-dedans que le français moyen qui fait son tri et ne laisse pas sa TV en veille. Les préoccupations écologiques qui habitent l’univers de Poussière auront un angle particulier, mais je peux pas trop en parler plus pour le moment. Dans un premier temps, avec ce tome 1, je délivre une vision assez basique du problème (la nature est en colère et se retourne contre les humains).

On l’a vu encore avec le typhon qui s’est abattu sur le Japon ces derniers jours, la nature ne fait pas de cadeaux, comme tes cyclopes. C’est une remise en place nécessaire, salutaire, de l’homme selon toi ?

Geoffroy. Non ; je ne suis pas climato sceptique, je suis d’accord avec l’idée que l’activité humaine est à l’origine des dérèglements climatiques. Mais j’ai une autre interprétation de cette causalité, qui n’implique pas vraiment de notion de bien nécessaire (ou même de mal).

© Delcourt / Monde

Aurais-tu pu aborder des questions environnementales comme celles que tu abordes ici par l’humour ?

Geoffroy. J’imagine que oui, puisque je suis assez mauvais pour parler sérieusement d’à peu près n’importe quel sujet. Je fais des efforts dans mes réponses, là.

Les couleurs font ici réellement parties du récit, elles sont magnifiques et surprenantes. Peux-tu nous en dire un mot ? Comment les as-tu imaginées, réalisées ? 

Geoffroy. Je suis d’avis qu’une palette réduite est plus efficace visuellement qu’une palette très variée qui imiterait pourtant la diversité du réel. Je galère beaucoup à trouver mes palettes, c’est souvent un moment angoissant de la réalisation des planches. J’ai essayé de m’intéresser aux théories de colorimétrie (couleurs complémentaires, hue et saturation, etc) mais le lendemain j’oublie tout donc au final j’avance plus à tâtons.

© Delcourt / Monde

À quoi vont ressembler les prochaines semaines de Geoffroy Monde ?

Geoffroy. Beaucoup de dédicaces prévues un peu partout pour Poussière (librairies et festivals), tout ça est encore en cours d’organisation. Et entre deux escapades, j’avance sur la colorisation du tome 2, qu’on compte sortir en janvier.

Propos recueillis par Eric Guillaud le 12 septembre 2018

Poussière tome 1, de Geoffroy Monde. Delcourt. 15,50€

14 Sep

L’Âge d’or: Cyril Pedrosa et Roxanne Moreil signent l’album de la rentrée, une fable politique au cœur du Moyen-Âge

Quand beaucoup d’auteurs se contentent de rester dans leur zone de confort, de peur de dérouter les lecteurs, Cyril Pedrosa n’hésite pas à se remettre en question et quelque part en danger à chaque album. La preuve avec le premier volet de L’Âge d’or réalisé avec Roxanne Moreil. Alors, chef-d’oeuvre ?

© Chloe Vollmer-Lo

Oui. Autant le dire tout de suite, L’Âge d’or est un petit chef-d’oeuvre, presqu’un miracle, d’abord graphique, c’est ce qui saute aux yeux en premier lieu lorsqu’on ouvre l’album, puis scénaristique. Autant le dire également tout de suite, Roxanne Moreil qui co-signe justement le scénario de cet album est la compagne de Cyril Pedrosa. Voilà pour le carnet mondain.

La suite ici

10 Sep

Le Chemisier de Bastien Vivès : pas qu’une simple histoire de fringue !

On connaissait le faible pour ne pas dire le penchant de Bastien Vivès pour les poitrines qui en imposent. En cette rentrée 2018, il ne lâche rien et les habille cette fois d’un chemisier de soie qui change tout…

Un chemisier de soie peut-il bousculer une vie ? Oui, du moins sous la plume et le pinceau de Bastien Vivès. Lui qui, régulièrement, nous met face à des personnages féminins à poitrine généreuse, parfois trop (Les Melons de la colère, Les Requins Marteaux), poursuit sur sa lancée avec une nouvelle héroïne, Séverine, étudiante en lettres à la Sorbonne, totalement inhibée et atone. Jusqu’au jour où elle débarque chez un couple pour faire du baby-sitting et doit enfiler le chemisier en soie de la mère de famille à la suite d’un petit dérapage de vomi.

Elle que personne ne regardait, n’écoutait, attire subitement le regard et occupe l’esprit de tous les hommes qu’elle croise. Comme par magie. Mais ce n’est pas un tour de magie, le chemisier a simplement dévoilé les formes de son corps et surtout révélé sa personnalité. Elle se sent mieux, elle se sent femme, relève la tête, redresse le corps et décide enfin de vivre sa vie, ne plus la subir.

Mais que représente ce chemisier à ses yeux ? Et aux nôtres ? L’accessoire indispensable de la femme moderne et libérée qui travaille et a des responsabilités ou l’attribut d’une soumission aux exigences et fantasmes de la gent masculine ? On peut légitimement se poser la question.

« D’ailleurs… », explique Bastien Vivès dans une interview pour les éditions Casterman, « elle a un rapport d’attraction et de répulsion avec ce vêtement. Elle veut le rendre et elle veut le garder. Elle veut l’utiliser mais elle est aussi piégée par lui. Bien sûr, ce n’est pas aussi simple, mais je voulais qu’on se pose la question : quand tu mets le chemisier, que se passe-t-il ? Le chemisier a-t-il des pouvoirs magiques ? Ou bien, c’est Séverine qui dévoile sa personnalité et qui, même sans le chemisier, reste splendide ? »

« Le défi… », poursuit-il « était de dessiner exactement la même personne qui, sur un dessin n’a pas l’air très intéressante et, sur le dessin d’après, est la femme la plus belle du monde »

Défi relevé haut la main par un Bastien Vivès que l’on présentait il y a quelques années encore comme le petit jeune à la mode, la nouvelle coqueluche et qui a gagné en quelques albums essentiels le rang d’auteur phare du 9e art.

Avec sa touche graphique de plus en plus sobre, épurée, et cette façon qu’il a et que j’adore d’effacer parfois le regard de ses personnages, l’auteur de Polina, Le Goût du chlore ou encore de Lastman, embarque le lecteur dans cette belle histoire de 200 pages sans jamais l’abandonner en cours de route. Le Chemisier se lit d’un trait, c’est beau, c’est légèrement érotique, c’est surtout très bien écrit. Une leçon de simplicité et d’efficacité !

Eric Guillaud

Le Chemisier, de Bastien Vivès. Casterman. 20€ (sortie le 12 septembre)

© Casterman / Vivès

08 Sep

Nick Cave, Vince Taylor, Symphonie carcérale… pour une rentrée en BD et en musique

Vous avez le blues de la rentrée ? Rien de mieux qu’un peu de décibels pour l’éliminer. Régulièrement, la BD s’intéresse au monde de la musique. En voici quelques exemples…

On commence par une biographie singulière, celle d’un chanteur non moins singulier qui a fait ses débuts sur la scène punk australienne avant de rejoindre Londres et de devenir une star du rock avec son groupe The Bad Seeds. Vous avez deviné, il s’agit bien évidemment de Nick Cave. L’auteur allemand Reinhard Kleist, connu des deux côtés du Rhin pour avoir mis en images quelques destins exceptionnels comme Elvis Presley (Petit à Petit), Johnny Cash (Dargaud), le boxeur Hertzko Haf ou encore Castro (Casterman), offre ici un portrait à l’image du chanteur, complexe, tourmenté, qui mélange sa vie réelle et l’univers de ses chansons. Kleist remonte à son enfance et notamment aux séances de lecture avec son père, pour dérouler le tapis rouge d’une vie qu’il a voulu différente. C’est la rencontre décisive avec le musicien Mick Harvey ou avec sa muse Anita, ce sont les premiers concerts en Australie sous le nom de The Boys Next Door, puis l’installation à Londres, Berlin, l’écriture du premier roman… Pour les fans et les autres. (Nick Cave, Mercy on me, Casterman. 23,95€)

Cette histoire-là commence en plein Blitz. Londres est sous les bombes et le jeune Brian Maurice Holden n’a que les histoires de son grand frère pilote d’avion tout vêtu de cuir pour oublier le sinistre quotidien. Brian Maurice Holden n’est pas encore Vince Taylor mais ll n’aura de cesse dès lors de faire plus de bruit que les sirènes. L’album de Marc Malès au dessin et d’Arnaud le Gouëfflec au scénario paru en mai dernier retrace sa vie depuis cette enfance en Angleterre jusqu’à sa mort en Suisse à l’âge de 52 ans, en passant bien sûr par son heure de gloire sur les scènes françaises et sa chute vertigineuse, gloire et déchéance d’une star, une vie pour le moins rock’n’roll que notre duo d’auteurs met en images avec une très grande justesse, grâce notamment à l’utilisation du noir et blanc et à un trait inspiré de la bande dessinée des années d’après guerre. (Vince Taylor, L’Ange noir, Glénat. 22€)

Dans un style très différent, Symphonie Carcérale nous embarque derrière les barreaux, ceux de la prison de Fresnes où Romain Dutter occupe le poste de coordinateur culturel, mission consistant à mette en place des ateliers de théâtre, d’écriture, de musique et bien évidemment à proposer des concerts. Quand on parle de concerts en prison, on pense bien évidemment à Johnny Cash et à son mythique album At Folsom Prison au sein de la prison d’état de Folsom devant un parterre de prisonniers. C’est un peu l’idée ici. D’ailleurs, Romain y fait référence dans les pages de l’album. Comme il fait référence aussi au concert des Sex Pistols dans la prison de Chelmsford Top Security en 1976, à celui de Trust à Fleury-Mérogis en 1980 ou encore celui de Metallica dans la prison de San Quentin en 2003. Au-delà de son expérience de coordinateur, de son combat pour faire entrer un peu de liberté et de chaleur humaine dans le milieu carcéral, le récit de Romain Dutter mis en images par Bouqé qui signe ici son premier roman graphique nous raconte surtout la prison et les hommes qui la peuplent, avec une touche d’humour bienvenue. (Symphonie carcérale, Steinkis. 20€)

Eric Guillaud

06 Sep

Didier, la 5e roue du tracteur : Ravard et Rabaté vérifient si le bonheur est dans le pré…

De vaches, une prairie, un tracteur, un agriculteur sur le tracteur et au loin des éoliennes… La couverture ne trompe pas, François Ravard et Pascal Rabaté nous embarquent à la campagne pour ce nouvel album savoureusement titré Didier, la 5e roue du tracteur, l’histoire d’un agriculteur qui aimerait bien connaître l’amour avant de mourir…

Bon, ne vous inquiétez pas, Didier, l’agriculteur en question, n’est pas encore à l’article de la mort même s’il pense le contraire lorsque son médecin l’osculte pour quelques problèmes d’hémorroïdes. C’est emmerdant, certes, mais pas mortel. Il ressort donc avec une ordonnance adéquate et une adresse internet notée sur un post-it : meetic.fr.

Car oui, Didier n’a pas un mais deux problèmes, le cul pour parler crument et le coeur.

« je vais mourir et cela sans même avoir connu l’amour … Je parle du grand amour, celui qui aide à vous lever le matin et vous donne envie de vous coucher le soir… Celui qui rafraîchit les journées et réchauffe les nuits… Celui qui rend beau… qui rend bon… »

Un poète je vous dis. Voilà pour le bonhomme, le héros de François Ravard et Pascal Rabaté, un gars qu’on adore dès les premières pages, un peu gros, un peu petit, un peu naïf, un peu bourru, un peu fainéant, un peu porté sur la bouteille, mais gentil, très gentil. Un anti-héros magnifique !

« Didier, 45 ans, jamais marié, agriculteur, habite en Bretagne (France), bonne hygiène, surtout le samedi, cherche le grand amour de 35 à 55 ans ».

Et hop, c’est fait. Grâce à sa soeur et au Régis de service, un fermier ruiné qui vient de voir sa ferme vendue aux enchères et qui squatte chez lui, Didier est sur Meetic, il n’y a plus qu’à attendre les premières touches. Pendant ce temps-là, la soeurette et le fermier ruiné s’envoient en l’air. Il n’y a pas de raison !

Si le bonheur ne court pas forcément les prés, il est assurément dans les pages de cet album, un savant cocktail d’humour bio et d’humanité avec des personnages élevés au bon air de la campagne, quelques scènes d’anthologie, un graphisme fin et élégant, et un regard tout en finesse sur les difficultés de la vie paysanne, la solitude, les dettes qui poussent certains à la faillite et parfois au suicide. Mais le propos ici reste léger et drôle, un soupçon décalé, de quoi voir le monde rural sous un nouvel angle. Allez hop, tout le monde à la campagne !

Eric Guillaud

Didier, la 5e roue du tracteur, de Ravard et Rabaté. Futuropolis. 17€

© Futuropolis / Ravard & Rabaté

03 Sep

De la Syrie à la Turquie : le premier volet de L’Odyssée d’Hakim signé Fabien Toulmé

Fabien Toulmé fait partie de ces rares auteurs qui se sont faits un nom dans le milieu du neuvième art en l’espace d’un album seulement. C’était en 2014 avec Ce n’est pas toi que j’attendais, un bouleversant récit autour de la trisomie 21 de sa fille. Il est de retour aujourd’hui avec L’Odyssée d’Hakim, l’histoire vraie et forte d’un migrant syrien en trois volumes…

On les voit tous les jours, de nos propres yeux ou par l’intermédiaire des caméras de télévision, ceux qu’on appelle les migrants et qu’on devrait plus surement appeler les réfugiés nous rappellent qu’ailleurs, pas si loin de chez nous finalement, une guerre atroce a généré des millions d’exilés et des centaines de milliers de morts.

On connait plus ou moins l’histoire, on en a en tout cas entendu parler dans les médias, on s’émeut devant les chiffres ou la photo d’un enfant retrouvé mort sur une plage de la Méditerranée, mais que connaît-on de tous ces hommes, de toutes ces femmes, de ces enfants qui arrivent sur notre territoire au risque de leur vie et s’entassent dans des camps de fortune plus ou moins tolérés par une population locale, indifférente dans le meilleur des cas ? Rien. Ou presque…

Le déclic de cet album ? Fabien Toulmé s’en explique dans un préambule graphique. « De façon curieuse, l’envie de faire un livre sur les migrants qui traversent la Médterranée est apparue alors qu’avait lieu une catastrophe sans aucun lien avec cette problématique… Le crash d’un avion ».

© Delcourt / Fabien Toulmé

Vous vous en souvenez sûrement, en mars 2015, un pilote dépressif de la Germanwings précipite son avion avec 150 personnes à bord contre un flanc de montagne. L’événement tourne en boucle pendant des jours et des jours dans les journaux télévisés. Pendant ce temps-là, un autre drame se joue sur la Méditerranée, 400 migrants se noient. Juste de quoi faire une brève en fin de journal !

« Il est beaucoup plus difficile de ressentir de la compassion pour des chiffres cités en fin de journal que pour des personnes dont nous connaissons l’histoire ou au moins dont nous arrivons à l’imaginer ».

C’est là que Fabien Toulmé décide d’écrire l’odyssée d’une famille de réfugiés. Il part à la recherche de celle-ci et la trouve grâce à une amie journaliste. Lui s’appelle Hakim, elle, Najmeh. Ils ont un fils, Hadi, 3 ans.

© Delcourt / Fabien Toulmé

Et le récit à proprement parler commence ici, au moment de la première rencontre entre Fabien Toulmé, qui se dessine dans les scènes d’entretien, et la famille syrienne. Pendant des heures, des jours, l’auteur enregistre le témoignage d’Hakim, sa vie avant la guerre, sa jeunesse, son métier de pépiniériste, les premières manifestations contre Bachar el-Assad, les premiers morts… et finalement son exil forcé, un long cheminement qui le conduira de la Syrie jusqu’en France…

Fabien Toulmé nous avait époustouflé avec le récit autobiographique Ce n’est pas toi que j’attendais, la quasi-autofiction Les deux vies de Baudouin, tous deux édités chez Delcourt, il récidive avec cette  histoire vraie prévue en trois volumes. C’est passionnant, bien écrit, bien dessiné, narrativement ingénieux, un vrai travail d’auteur, exceptionnel, utile et nécessaire pour enfin nous faire poser un vrai regard sur la question des migrants, un regard humain qui se fiche des chiffres, dépasse les différences, pour se focaliser sur l’histoire d’un homme comme tant d’autres, juste contraint de fuir son pays à la recherche d’une vie normale. Bravo Fabien, on adore et on attend la suite avec impatience !

Eric Guillaud

De la Syrie à la Turquie, L’Odyssée d’Hakim tome 1, de Fabien Toulmé. Editions Delcourt. 24,95€ (en librairie le 5 septembre)