En 2018, c’est le jeune Jérémie Moreau (31 ans) qui remportait à Angoulême le Fauve d’or qui récompense le meilleur premier album. Un prix qui est en fait l’aboutissement d’un parcours entamé, justement, à l’âge de huit ans à cause de ce festival. Alors que l’édition 2019 vient tout juste de se tenir, on revient donc vers lui et sa Saga de Grimr crépusculaire se déroulant dans une Islande du XVIIIe siècle sauvage et sublime à la fois …
Avec son style pas du tout académique tout en aquarelle, la dureté de ses personnages et en même temps cette exaltation d’une nature débridée pour laquelle les hommes ne sont que des pions, La Saga de Grimr a brillé par son originalité et surtout sa force dramatique. Un récit initiatique et tragique à la fois qui nous a vraiment fait découvrir Jérémie Moreau, jeune trentenaire au parcours déjà foisonnant et qui revient avec nous sur cette œuvre à part entière qui a bien mérité son Fauve d’Or…
Si je joue l’avocat du diable et je te dis qu’une BD inspirée par l’Islande du XVIIe siècle et les sagas du Moyen-Âge réalisée par un jeune français c’est aussi crédible qu’un livre sur les légendes de la forêt de Brocéliande écrit par un Australien qui a vu trois documentaires à la télé, comment te défendras-tu ?
Jérémie Moreau : Mal ! (rires) C’est vrai que l’idée de légitimité se comprend, surtout que j’ai eu le même problème avec le Japon. Mais paradoxalement, ce qui m’a le plus libéré ce qu’au final, je connaissais très peu l’Islande donc j’avais peu le poids de leur culture sur les épaules comparativement au Japon d’où j’ai beaucoup consumé de films et de mangas dont je me suis beaucoup plus imprégné. Donc pour répondre à ta question, je te dirais que je suis sauvé par mon ignorance. Ma source d’inspiration principale reste les livres d’Halldor Laxness, prix Nobel de littérature en 1955 qui a beaucoup écrit sur l’histoire de son île et sur son peuple. Après, je ne me vois pas faire des choses que sur la France sous prétexte que je suis français aussi…
D’après ton blog, ta découverte de la nature islandaise date de l’été 2014. T’es-tu rendu sur place spécifiquement pour préparer ce livre ?
J.M. Pas du tout. Je suis d’abord allé en pur touriste avec tout un groupe d’amis, ce n’était pas d’ailleurs moi qui avait choisi la destination mais j’ai adoré et réalisé quelques esquisses sur place, mais sans alors penser à un éventuel livre. Non, en fait, le vrai point de départ de La Saga de Grimr, c’était cette idée simple d’une histoire centrée autour d’un personnage qui aurait construit un mur de pierre pour protéger son village d’une coulée de lave. J’ai pas mal cherché dans quel lieu la mettre en scène et j’ai d’abord pensé à d’autres endroits connus pour leurs activités volcaniques comme le Japon encore une fois ou même la Martinique. Puis je suis tombé sur La Cloche d’Islande, considéré comme le chef d’œuvre de Laxness et qui se passe en Islande au XVIIIème siècle alors que le pays est sous domination Danoise et ça été le déclic. Surtout lorsque j’ai découvert après coup que l’île avait justement subi une gigantesque explosion volcanique en 1783, où cent quinze cratères se sont mis à cracher de la lave en même temps… J’ai donc refaçonné mon histoire pour qu’elle entre dans ce cadre-là tout en mettant à dévorer tout ce que je pouvais sur les sagas islandaises.
Pourquoi ne pas avoir choisi la période classique des vikings, peut-être plus vendeuse ?
J.M. D’abord parce que le roman de Laxness se passait, justement, au XVIIIème siècle et qu’il m’a apporté moult détails sur cette période. Et ensuite parce qu’en terme dramatique, j’aimais cette idée d’ancrer cela dans un pays qui a perdu son lustre d’antan et vivant sous la coupe par une puissance étrangère. Et puis cette éruption de 1783 a eu des conséquences très graves. Le pays a perdu un tiers de la population et plus de la moitié du bétail, avec la famine qui va avec. J’aimais ce côté très noir qui, en plus, le rapprochait des ambiances que l’on pouvait avoir dans certains romans de d’Émile Zola ou Victor Hugo, à la fois romantique et exaltée dans la misère.
Justement, le terme ‘saga’ est presque un terme consacré, dédié à ces histoires relatant la colonisation de l’île au Moyen-Âge et transmises oralement. Pourquoi l’avoir malgré tout utilisé ?
J.M. Plus je lisais à propos des sagas, plus je me retrouvais dans leur définition, à savoir un récit en prose qui raconte l’histoire d’un homme digne de mémoire en Islande. C’est d’ailleurs aussi pour ça que j’ai rajouté le personnage de l’écrivain car il personnifie un peu tous ces auteurs au nom oublié qui permit la transmission de toutes ces histoires moyenâgeuses.
Après, Grimr ne correspond aux canons de beauté entre guillemets attendu : il n’est ni blond aux yeux bleus, ni très scandinave dans sa physionomie…
J.M. C’est pour ça que je fais dire au conteur du début que ce n’est pas une saga comme les autres car normalement, elles doivent nous relier d’une manière ou d’une autre à la généalogie des premiers habitants de l’île. En fait, si l’on recoupe toutes les sagas, on peut retracer les histoires de toutes les premières familles d’Islande ! Or lui est orphelin dont les racines ont donc été séparées de l’histoire ancestrale de l’île. Donc dès le départ, c’est un personnage à part, un marginal… Et je voulais que cela soit marqué aussi physiquement, surtout que mes premières visions en quelque sorte, j’avais imaginé une sorte de Quasimodo des volcans au physique disgracieux.
Tous les décors, ce sont des choses que tu as ramené de ton voyage ?
J.M. Non, parce que je n’y suis resté au final que vingt jours et qui plus est, en Août donc je n’avais été le témoin que d’une seule saison bien précise. J’ai cherché pendant un temps à faire une résidence en hiver pour compléter mais je fini par me documenter via des blogs, des photos etc. Comme c’est une destination un peu à la mode, je me suis rendu qu’il y avait foison de documentation. Par contre, sur le plan historique, cela s’est révélé beaucoup plus compliqué pour trouver des éléments sur les bateaux, les vêtements, les habitations etc. Au final, j’ai trouvé des gravures d’époque du Danemark ou de Norvège qui m’ont servi de bases de travail.
Qu’a changé pour toi le prix obtenu à Angoulême ?
J.M. Plein de choses, même si je n’en mesure pas encore tout l’impact. Déjà, je trouve cela super qu’il le donne à un jeune auteur. Lorsque Riad Sattouf pour L’Arabe du Futur en 2014, sa carrière est déjà lancée depuis longtemps. Alors que moi, cela m’a donné une exposition inattendue et un poids certain auprès des éditeurs pour mes prochains projets. En fait, cela m’a donné plus de liberté en quelque sorte. Surtout que j’ai un lien très particulier avec Angoulême : c’est parce que j’avais décidé de participer au concours junior à l’âge de huit ans que j’ai commencé à vraiment me mettre à dessiner sérieusement et cela ne m’a pas lâché. Donc le Fauve d’Or c’est un peu ma Palme d’Or à moi !
Propos recueillis par Olivier Badin le 9 Janvier 2019
La Saga de Grimr de Jérémie Moreau, Delcourt, 25,50 €