18 Oct

Roger et les Humains, Zorglub, Les Mythics, Sibylline, Harmony, Dreams Factory, Dad, Lila, Frnck : une sélection de BD jeunesse pour les jours de pluie

Mais non il ne pleuvra pas, c’est pour rire. Mais il peut neiger et faire froid. Ou encore souffler un vent de novembre piquant. Bref, pour tous ces jours là, voici une petite sélection subjective mais assumée de bonnes lectures pour les plus jeunes…

On commence par une BD réalisée par un Youtubeur, LE youtubeur en chef, Cyprien, 12 millions d’abonnés sur sa chaîne, 2 milliards de vues et des sollicitations qui, forcément, viennent d’un peu partout. Alors pourquoi pas du côté de la bande dessinée ? En tandem avec le dessinateur Paka, Cyprien vient de sortir le deuxième tome de Roger et ses humains, une série mettant en scène le gamer fou Hugo, sa copine Florence et le robot de service Roger dans des aventures du quotidien légères et drôles. (Roger et ses humains, de Paka et Cyrpien. Dupuis. 15,95€)

Lui n’est pas YouTubeur, José Luis Munuera est auteur de bande dessinée à temps complet. Il a notamment mis en images Potamoks sur un scénario de Sfar, Nävis avec Philippe Buchet, imaginé une aventure de Spirou, Paris-sous-Seine, lancé seul Les Campbell et Zorglub dont voici le deuxième volet. Pour ceux qui n’auraient jamais lu un Spirou de leur vie, Zorglub est le grand méchant créé par André Franquin et Greg pour l’histoire Z comme Zorglub en 1959. Depuis 2017, il vit des aventures autonomes grâce au talent de Munuera. « Pour moi… », confiait-il à la sortie du premier épisode, « c’est un des personnages de la série les plus riches et les plus vrais, en fin de compte. Même si, au départ, il incarne un archétype, celui du savant mégalomane, celui du méchant des années cinquante, des James Bond des débuts, ce côté-là est contrebalancé par son profil de gaffeur impénitent, de crétin pitoyable qui essaie d’attirer l’attention du monde entier par ses inventions qui se révèlent de plus en plus ridicules ! A cause de, ou grâce à ces contradictions, c’est un personnage qui détient un charme et un potentiel dramatique formidables! ». Dans ce deuxième tome, on retrouve Zorglub dans le désert occupé à vendre ses dernières inventions diaboliques mais peu dangereuses (char d’assaut, chasseur F18, lanceur d’obus… tous gonflables) lorsque débarque sans crier gare un gamin qui veut apprendre le métier de méchant. Un stagiaire en somme. Très belle série… (Zorglub tome 2, de Munuera. Dupuis. 10,95€)

Prenez Patrick Sobral, auteur des Légendaires, plus de six millions d’exemplaires vendus, ajoutez Patricia Lyfoung, auteure de La Rose écarlate, plus d’un million d’exemplaires, complétez avec Philippe Ogaki, qui s’est fait connaître du grand public en adaptant la trilogie de Pierre Bordage Les Guerriers du silence en compagnie d’Algésiras et vous obtiendrez Les Mythics, une série qui met en scène six héros en lutte contre le mal à travers le monde. Après Yuko au Japon, Parvati en Inde, voici Amir en Egypte. (Les Mythics tome 3, de Sobral, Lyfoung, Ogagki. Delcourt. 10,95€)

Retour à quelque chose d’un peu plus bucolique avec les aventures de notre souris préférée, Sibylline, personnage savoureux créé en 1965 par Raymond Macherot pour le journal Spirou. Seize albums dans la série originale, une longue interruption entre 1985 et 2006, et un retour chez Casterman pour de nouvelles aventures sous la plume de Corteggiani et les pinceaux de Netch. Ce deuxième volet nous permet de retrouver nos personnages habituels ainsi que Kirivol, une chauve-souris qui rit et qui vole, enfin qui ne rit pas tant que ça. Après avoir tenté de chaparder le grimoire de Sibylline intitulé La Lune rousse, la chauve-souris se retrouve amnésique. Impossible de retrouver la route qui mène chez elle, au royaume de Ratapiniata. Sibylline et Tabou vont devoir l’aider… (Sibylline tome 2, de Corteggiano et Netch. Casterman. 9,90€)

Quatrième volume mais début d’un nouveau cycle pour cette série de Mathieu Reynès qui remporte un certain succès auprès des jeunes filles. Il faut dire que l’héroïne que l’on a pu découvrir dès novembre 2015 dans les pages du journal Spirou puis à partir de janvier 2016 en album est dotée d’un sacré tempérament et d’un pouvoir surnaturel qui fait fantasmer, la télékinésie, faculté métapsychique hypothétique de l’esprit qui permettrait d’agir directement sur la matière. Ça peut aider à déplacer des montagnes. Harmony, c’est de la SF pour tous plutôt bien écrite et mise en images.  (Harmony tome 4, de Reynès. Dupuis. 12,50€)

Direction Londres sous l’ère victorienne pour ce livre signé Jérôme Hamon et Suheb Zako. Direction Londres et plus précisément les quartiers ouvriers où règne surtout la misère. Comme pas mal d’enfants, la jeune Indira descend tous les jours au fond de la mine de charbon pour gagner presque rien mais suffisamment de quoi nourrir sa famille, en l’occurrence son père et son petit frère Elliot. Et rien ne l’empêchera de le faire, pas même cette mauvaise toux. Pourtant, tout le monde sait ici ce qu’elle signifie. La silicose. Et malgré toute sa bonne volonté, Indira ne parviendra pas à se lever un matin. Son petit frère tentera de la remplacer à la mine. Sans succès. Trop petit, il est refoulé. Mais la riche propriétaire des mines lui propose un autre travail… Un récit émouvant, avec une touche de steampunk, graphiquement sublime, prévu en deux volumes (Dream Factory tome 1, de Hamon et Zako. Soleil. 15,50)

Et voici déjà le cinquième tome de Dad. Il s’appelle Amour, gloire et beauté… enfin plus exactement, Amour, gloire et corvées. C’est moins glamour, plus turbin mais toujours aussi drôle. Publiées dans le journal Spirou dès 2013 et en album depuis 2015, les aventures de Dad et de ses quatre chipies de filles rencontrent un succès toujours grandissant. Et comme le titre le laisse suggérer, on parle dans les pages de ce nouvel opus de corvées (linge, vaisselle, repas, ménage…) mais aussi d’amour. Dad n’est pas qu’un père, c’est aussi un homme et aujourd’hui il rêve de rencontrer l’âme soeur. Ça ne sera pas facile facile… (Dad, de Nob. Dupuis. 10,95€)

« Cher journal, moi qui voulais tellement entrer chez les grands, c’est horrible parce que depuis que j’ai vu les autres, je me sens toute petite ! C’est même pire que ça : j’ai l’impression d’avoir rétréci ! Il y a tellement de monde dans mon collège, encore plus que dans un centre commercial. En fait, ça fait trop peur et je ne veux plus y aller, surtout que Coralie et Chaselyn sont dans une autre classe… ». Vous avez compris, fini la primaire, Lila débarque au collège et découvre un autre monde, plein de grands et grandes, les 3e, de quoi effectivement se sentir toute petite. Le contexte scolaire change mais le principe de cette BD reste le même offrant aux lecteurs et surtout lectrices une histoire plein d’humour mais aussi pleine d’infos sur la vie à l’école, le harcèlement, le premier baiser…  (Lila tome 3, de De La Croix et Roland. Delcourt. 14,95€)

Avoir un smartphone à l’âge de pierre, ça peut épater la galerie et les mammouths aux alentours mais au final ça ne sert pas à grand chose. Pas de réseau, pas d’autres abonnés à qui filer un coup de fil, Frnck s’en sert juste pour jouer à Banane 3 en mode difficile. Sauf qu’il ne lui reste plus que 14% de batterie. Et bien sûr aucune prise électrique dans un secteur de quelques milliers d’années. Bref, le temps risque de paraître bien long à notre gamin de 13 ans, ado d’aujourd’hui, geek pour toujours et préhistorique par erreur. Franck, c’est plus simple à prononcer, est en fait tombé dans une faille spatiotemporelle. Le truc idiot. Le voilà coincé avec des hommes poilus qui mangent les voyelles et de jolies jeunes filles qui tombent facilement amoureuses. On le plaint ! (Frnck tome 4, de Cossu et Bocquet. Dupuis. 10,95€)

Eric Guillaud

16 Oct

La Terreur des hauteurs : les aventures vertigineuses de Jean-C. Denis

Avec Jean-C. Denis, l’aventure peut commencer au bout de la rue, parfois même sans bouger de chez soi, avec le quotidien pour horizon, l’intime pour décor. Dans ce nouveau livre publié chez Futuropolis, l’aventure se déroule sur un sentier, mais pas n’importe quel sentier, le sentier des douaniers qui généralement longe et même surplombe le littoral. Vous n’y verrez toutefois pas de douaniers, pas plus de brigands, juste un auteur de bande dessinée, Jean-C. Denis him-self, bloqué, pétrifié, par le vertige…

Un escalier trop pentu, un chemin escarpé longeant une falaise… Inutile d’aller au sommet de l’Himalaya pour se faire une petite frayeur. Avec Jean-C. Denis, la peur est au bout du sentier des douaniers qu’il emprunte pour rejoindre la plage. Pas de danger réel et immédiat mais une peur irrationnelle qui parvient à le clouer sur place. Ceux et celles qui sont sujet(te)s au vertige comprendront et compatiront.

« La peur des hauteurs, celle du vide, sont des phobies largement partagées… », explique l’auteur, « Chacun les vit à sa façon. Ce qu’elles remuent en nous est intime, unique, personnel, mais ressemble à s’y méprendre à ce qui paralyse les autres, c’est ce qui m’a donné l’envie d’avancer ». Et de finir cette bande dessinée qu’il avait interrompu en 2008 au bout de quatre planches. « Je suis resté bloqué, tout comme le personnage en haut de l’escalier. Comment aborder un sujet aussi familier et incertain ? »

Finalement, le créateur des aventures de Luc Leroi, de La Beauté à domicile ou encore de Quelques mois l’Amélie trouvera la bonne façon d’en parler, en rendant visible l’invisible et le personnel, universel. C’est ce qu’il a toujours fait Jean-C. Denis, que ce soit à travers ses fictions ou ses rares récits autobiographiques dont celui-ci fait partie. C’est le deuxième en fait. On y parle vertiges mais aussi bande dessinée, on y croise un Luke Leroy plongé dans l’Ouest américain, un Philippe Druillet escaladant des balcons en pleine nuit, et un Jean-C. Denis perché sur un rocher à 14 mètres de hauteur, prêt pour le premier… et sans doute le dernier plongeon de sa vie.

Eric Guillaud

Les Terreur des hauteurs, de Jean-C. Denis. Futuropolis. 21€

© Futuropolis / Denis

14 Oct

Que sont devenus les marins des frégates La Boussole et L’Astrolabe ? Vanikoro, une magnifique mise en images du mystère de La Pérouse signée Patrick Prugne

C’est l’un des plus grands mystères de l’histoire maritime, l’ambitieuse expédition La Pérouse chargée d’explorer l’océan Pacifique disparut subitement en juin 1788, alimentant pendant des années et des années tous les fantasmes possibles. Patrick Prugne en propose aujourd’hui une très belle évocation graphique baptisée Vanikoro…

Vanikoro est le nom d’un chapelet d’îles situé au sud de l’archipel des îles Santa Cruz dans l’océan Pacifique. C’est là que furent découverts en 1826 les restes du naufrage de la Boussole et de l’Astrolabe, les deux frégates de l’expédition La Pérouse partis explorer l’océan Pacifique une quarantaine d’années plus tôt.

Pendant des années, le mystère était resté complet, nourrissant les fantasmes les plus fous et les imaginaires les plus débridés. Quantité d’explorateurs, de scientifiques se sont succédé sur le site supposé du naufrage parmi lesquels Peter Dillon qui découvrit en premier les restes du naufrage et plus tard le célèbre Haroun Tazieff.

Si le site du naufrage ne fait plus aujourd’hui de doute, le sort des marins et du capitaine de vaisseau, Jean François de Galaup, comte de La Pérouse, est encore une énigme même si des recherches récentes confirment l’existence de survivants, l’édification d’un fortin sur l’île et même la construction d’une embarcation qui aurait permis à certains de reprendre la mer.

C’est cette histoire-là, celle des survivants, que nous raconte Vanikoro. 84 pages, deux ans de travail, des planches d’une extrême beauté où la luxuriance de la végétation, les personnages aux caractères iodés, les couleurs, la narration… contribuent à nous embarquer corps et âme dans cette aventure à la Robert Louis Stevenson. Un vrai travail d’auteur doublé d’un remarquable travail d’éditeur mais ça Daniel Maghen nous en a maintenant donné l’habitude. Admirable !

Eric Guillaud

Vanikoro, de Partick Prugne. Daniel Maghen. 19,50€ (sortie le 18 octobre)

L’info en +  Les planches de l’album seront exposées à la Galerie Maghen du 30 octobre au 17 novembre.

DM / Prugne

11 Oct

L’espoir malgré tout : Émile Bravo précipite Spirou dans l’abîme de la seconde guerre mondiale

Tout le monde a encore en tête Le Journal d’un ingénu, une aventure de Spirou et Fantasio écrite et dessinée par Émile Bravo en 2008. Conçue comme un one-shot, cette histoire, qui nous plongeait dans la Belgique de 1939, trouve finalement une suite avec L’Espoir malgré tout, première partie d’une quadrilogie au cœur de la seconde guerre mondiale…

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En imaginant Le Journal d’un ingénu, Émile Bravo rêvait de réaliser l’album fondateur de la série Spirou et Fantasio, « celui qui expliquerait, ou du moins remettrait en perspective, les 49 albums parus à ce jour », disait-il alors. Et il l’a fait, bien fait même, en déroulant un scénario intelligent qui répondait à diverses questions autour du personnage, de son histoire, de sa rencontre avec Fantasio, de ce costume de groom qu’il porte encore aujourd’hui… le tout dilué dans une fiction-réalité sur fond de bruits de bottes. La guerre est là, la Pologne a été envahi, la France et l’Angleterre déclarent la guerre à l’Allemagne…

L’espoir malgré tout ?

L’Espoir malgré tout débute en janvier 1940, soit quatre mois plus tard. Quatre mois qui n’ont en rien calmé la folie des hommes mais assurément fini de tuer l’insouciance. Les enfants s’amusent encore dans les rues mais à des jeux qui sonnent comme une répétition générale de ce qui va arriver. Et Spirou ? Le Spirou d’Émile Bravo est grave. Il est inquiet, inquiet pour son amoureuse, une Allemande juive et communiste dont il parvient difficilement à avoir des nouvelles. Il est inquiet aussi pour le monde qui glisse tout doucement mais surement vers l’apocalypse.

© Dupuis / Bravo

Bruits de bottes 

Et puis c’est la guerre. Les premiers bombardements, les premières ruines, les premiers morts, la peur, les armées alliées en déroute, le peuple en fuite avec soudain cette première image très forte, Spirou et Fantasio sidérés devant leur premier Allemand, et quelques pages plus loin, une deuxième, Spirou croisant un défilé de soldats allemands enveloppés de ce bruit de bottes caractéristique qui a tant fait trembler l’Europe et retranscrites ici en quelques CLOM! CLOM! CLOM! bien sentis.

Dans ce monde en guerre, Spirou n’est pas épargné. La mort, les restrictions alimentaires, les collabos, la chasse aux juifs… Le héros assiste médusé au déferlement de haine et de violence. Mais Émile Bravo n’en fait pas pour autant un Superman, un résistant de la première heure, armes en main. Non, bien incapable de monter au front, il s’interroge et interroge son compagnon Fantasio :« Tu sais bien qu’une guerre est un abattoir. nous aurions pour devoir de retourner à la barbarie ? Tuer nos semblables, tu te rends compte? ».

Spirou humaniste ? Fantasio collabo ?

Comme il a toujours été, Spirou est incapable de faire le mal. Les enjeux de la guerre le dépassent totalement. Fantasio, de son côté, est le grand naïf du tandem, capable un jour de tenir un discours guerrier envers les envahisseurs, ces « barbares » qu’il compte bouter hors de Belgique dans une tenue improbable (veste de soldat belge en haut, pantalon rouge prêté par Spirou en bas), capable plus tard d’aller se faire embaucher comme reporter au Soir, le Soir volé comme on le surnommait à l’époque, journal ni plus ni moins collabo.

Scène hilarante en passant que celle d’un Fantasio proposant au boss du journal (on reconnaît quelques traits du vrai patron Horace Van Offel dans le personnage), un papier sur « les excellents biscuits et caramels de l’armée allemande ». On croit rêver ! À ce niveau de naïveté, on peut légitimement l’imaginer atteint d’une bêtise aiguë ou d’une allégeance soudaine aux Allemands. De là à l’imaginer adhérer à l’idéologie nazie…

© Dupuis / Bravo

Fiction ou réalité ?

Certes, les aventures de Spirou et Fantasio ont toujours appartenu à la fiction. Même si, depuis 80 ans qu’elles existent, transparaît dans leurs cases le monde tel qu’il est, tel qu’il évolue, dans toute sa beauté et parfois dans toutes sa noirceur. Mais plonger nos deux personnages de papier dans une réalité aussi dure et violente, aussi réelle, aussi froide, où le monde se déchire, les voisins, les amis d’hier, s’entretuent, est assurément une première.

Spirou vs Tintin

Contrairement à l’ami Tintin, Spirou continue de vivre aujourd’hui encore de nombreuses aventures, à la fois sous les couleurs de la série mère, actuellement animée par Yoann et Vehlmann, et de façon plus épisodique sous forme de one-shots dans la collection Les aventures de Spirou et Fantasio par… . L’Espoir malgré tout s’inscrit dans cette dernière même si cette histoire comptera à terme trois volumes et s’inscrit d’ores et déjà comme une suite au Journal d’un ingénu.

À l’instar du Journal d’un ingénu, cet album permet à Émile Bravo d’apporter certaines réponses concernant le personnage. Qu’a-t-il fait pendant la guerre ? Comment s’est-il comporté et positionné ? Aurait-il pu être résistant ? Dans la vraie vie, le journal Spirou a continué de paraître pendant la guerre jusqu’à son interdiction par les Allemands en septembre 1943.

Est-ce cette interdiction ou autre chose, quoiqu’il en soit, les éditions Dupuis ne seront pas inquiétées par l’épuration et pourront rapidement reprendre la publication du journal. Ce qui n’est pas le cas pour Hergé qui a travaillé pendant les années d’occupation au journal clairement collabo Le Soir. Il faudra attendre 1946 pour qu’il soit à nouveau autorisé à publier les aventures de Tintin.

© Dupuis / Bravo

Et Tintin justement, qu’aurait-il fait pendant la guerre ? Émile Bravo ne répond bien évidemment pas à cette question mais fait clairement référence à toute cette histoire en déguisant Spirou en… Tintin, à un moment de l’histoire où le héros a besoin de passer inaperçu. « Parfait, tu peux à nouveau sortir et chercher du travail si tu souhaites », fait dire Émile Bravo à Fantasio. Et de faire répondre Spirou : « Comme reporter au Petit Vingtième? ».

Quoiqu’il en soit, Spirou gagne du galon. Étonnement, alors que l’auteur met en images un Spirou très jeune, il peut apparaître aux yeux des lecteurs comme un personnage très mûr, très réfléchi. Et c’est tout le talent d’Émile Bravo qui est parvenu en deux albums à lui redonner de l’épaisseur dramatique. De quoi le faire repartir pour 80 ans d’aventures…

Eric Guillaud

L’Espoir malgré tout, d’Émile Bravo. Dupuis. 16,50€

04 Oct

Marc Jaguar, héros malgré tout…

Avec un  nom pareil, on pourrait légitimement penser qu’il a fait carrière. Marc Jaguar, ça ne s’invente pas pour un héros de papier, photographe-reporter de son état. Pourtant, le destin en a décidé tout autrement. Cette deuxième aventure de la série, commencée il y a plus de soixante ans, trouve son épilogue aujourd’hui seulement…

Elle avait pourtant bien démarré cette histoire. Lancé sur la route au volant d’une superbe Renault Frégate de 1954, Marc Jaguar, accompagné de Peter Lavolige, prend la direction de la Bretagne pour quelques jours de repos bien mérités. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu’au moment où les deux hommes sont témoins d’un accident entre une voiture et une estafette. Rien de bien méchant mais un voleur des petits chemins profite de la situation pour subtiliser la valise d’un des conducteurs accidentés. Lorsque celui-ci découvre ce qu’elle renferme, il s’en débarrasse au plus vite en la jetant dans une mare.

Pourquoi ? Que contenait-elle ? C’est justement la question que vont se poser pendant plus de soixante ans les lecteurs ce cette aventure avortée. Nous sommes en 1956, sept planches de ce deuxième récit de Marc Jaguar ont été publiées dans le journal Risque-Tout avant qu’il ne cesse de paraître. L’histoire s’arrête là, Maurice Tillieux envisage de la reprendre en 1977 devant l’insistance de son ami François Walthéry. Deuxième coup du sort, Maurice Tillieux décède brutalement début 1978. Fin !

Enfin pas tout à fait. En 2016, le projet de donner une suite et une fin aux Camions du diable est finalement relancé avec aux commandes François Walthéry, Etienne Borgers et Jean-Luc Delvaux. Ils reprennent l’aventure au tout début en reproduisant à l’identique les planches déjà existantes et la poursuivent en levant bien évidemment le voile sur le mystère de la valise. En fait, c’était des  💬💤👁️🤚et un 👾👿👽☠️. Non, je ne vous le dirai pas. La réponse est dans l’album, un très bel album, au scénario dynamique, bourré de suspense, d’action et de rebondissements, au graphisme particulièrement élégant, inscrit dans la lignée de l’école de Marcinelle et aux atmosphères dignes des aventures de Gil Jourdan… un régal et un héros qui pourrait bien renaître !

Eric Guillaud 

Les Camions du diable, de Tillieux, Borgers, Delvaux, Walthéry. Dupuis. 17,50€

Utopiales 2018 : un peu de lecture en guise d’échauffement

Le festival international de science-fiction de Nantes revient pour une 19e édition du 31 octobre au 5 novembre avec un menu comme toujours très copieux, et ce dans tous les domaines, du cinéma au jeu vidéo, du spectacle vivant aux sciences, de la musique aux arts plastiques, sans oublier bien sûr la littérature. Histoire de se mettre dans l’ambiance, voici déjà une petite sélection de bandes dessinées…

On commence avec Bolchoi Arena, un album signé Boulet et Aseyn, un Nantais, paru aux éditions Delcourt. Ce premier volet nous embarque assez habilement dans l’univers du monde virtuel. Les premières pages sont à cet égard assez bluffantes, déstabilisantes, le lecteur ne sachant plus très bien sur quel niveau d’imaginaire il se trouve. L’histoire ? Dans un futur proche, internet n’est plus. Mais pas de panique les geeks, le réseau mondial de réalité virtuelle, le Bolchoi, l’a remplacé offrant des possibilités beaucoup plus infinies. Vous rêviez d’explorer l’espace aux commandes de votre propre vaisseau spatial ? Le Bolchoi vous le permet et sans bouger de votre canapé. Marje, jeune étudiante en astrophysique va y goûter et ne jamais s’en remettre. Une histoire bien ficelée, un trait léger, des couleurs pastel et une belle présentation avec jaquette transparente. On embarque ! (Bolchoi Arena, de Boulet et Aseyn. Delcourt. 19,99€)

Attention talent ! Énorme talent. Vincent Perriot, que certains d’entre vous ont peut-être découvert avec Belleville story chez Dargaud ou Taïga rouge chez Dupuis, débarque cette fois avec Negalyod, un somptueux récit de science-fiction de 200 pages qui rappellera sans doute de très bons souvenirs aux amoureux de Gir, aka Moebius, aka Giraud. Une influence assumée dans la forme, un trait fin et précis comme le maître, des couleurs signées Florence Breton, coloriste de Blueberry, Major Fatal ou L’Incal, mais aussi dans le fond avec un récit où la poésie n’a d’égale que la beauté et la grandeur des paysages désertiques qui nous émerveillent à chaque page. « J’avais une sensation d’enfance… », explique l’auteur, « je voulais traduire cette énergie primaire, primate, des chevaux, des grands espaces… Ce rapport à l’enfance, c’est aussi la rapport à l’évasion, je voulais donc faire des grands espaces, moi qui habite en ville ». C’est beau, à couper le souffle, entre futurisme et archaïsme, une architecture inspirée des dogons, des vaisseaux spatiaux qui sont des hybrides de bateaux océaniens. « Je ne voulais pas d’une science fiction trop futuriste ». Une aventure au souffle épique fantastique mettant en images Jarri Tchapalt, un berger du désert qui voit son troupeau de dinosaures décimé par un camion météorologique et bien décidé à se venger. Pour cela, il prend la direction de la ville qu’il n’a jamais approchée. L’auteur évoque un « album de résistance » qui soulève des problématiques écologiques et éthiques liées aux avancées scientifiques et techniques. Un très très bel album. (Negalyod, de Vincent Perriot. Casterman. 25€)

Le duo Stan & Vince est de retour chez Delcourt et ça c’est plutôt une bonne nouvelle. Les auteurs de la quasi-mythique série Vortex, neuf tomes publiés entre 1993 et 2003 chez Delcourt donc, se lancent uà nouveau dans un récit de science-fiction mais cette fois écrit par… Lewis Trondheim himself. Oui oui, le prolifique auteur français, papa entre autres des aventures de Lapinot, des multiples séries Donjon, du Roi Catastrophe mais aussi de Ralph Azham, des Petits riens, de Maggy Garrisson... et on pourrait continuer comme ça longtemps, très longtemps, signe donc ici le scénario de Density. Les deux premiers tomes sont disponibles. Ils racontent l’histoire de Chloé, une jeune femme qui se découvre un super-pouvoir, celui de modifier sa densité corporelle. De quoi se payer de bons trips en apesanteur et accessoirement sauver la Terre d’une invasion extraterrestre. Maman, j’ai peur ! (Density 1 et 2, de Lewis Trondheim, Stan et Vince, Walter. Delcourt 15,50€ le volume)

Et puis merde. Non non, je ne pars par en vrille, c’est simplement le titre de ce 36e volet des aventures de Jeremiah, aventures post-atomiques toujours plus crépusculaires imaginées par l’immense Hermann depuis sa Belgique natale. Et on retrouve Jeremiah et Kurdy dans une mauvaise passe, à pied depuis que leurs deux motos ont grillé dans l’incendie de leur hôtel, à pied et avec la milice aux fesses. Pas de quoi les faire paniquer, nos deux anti-héros parviennent à se faire la belle et se réfugier dans une espèce de paradis vert en plein désert avec, bien évidemment, des gens peu fréquentables et profondément tordus. La laideur du monde dans toute sa splendeur !  (Et puis merde, Jeremiah 36, de Hermann. Dupuis. 12€)

Il suffit parfois de quelques lettres apposées sur une couverture pour avoir la garantie d’un grand moment de lecture. Et lorsque ces quelques lettres forment les noms de Fred Bernard et Benjamin Flao, alors le paradis n’est plus très loin. En tout cas pour nous lecteurs. Car pour le personnage principal de ce récit, Achille Antioche, c’est une toute autre histoire. Pour connaître le paradis, cet amoureux de la belle mécanique va d’abord devoir passer par le purgatoire des pilotes et comprendre les raisons de sa mort. Car oui, avant même la première case du récit, Achille Antioche est mort. Mort dans une voiture qui n’est pas la sienne, une Porsche 911, plongée dans un étang gelé. C’est tout ce qu’on sait à ce stade du récit. Est-ce un accident ? Un meurtre ? Mystère… Essence, album de Fred Bernard et Benjamin Flao, sorti en janvier de cette année, concourt pour le Prix BD 2018 des Utopiales. (Essence, de Fred Bernard et Benjamin Flao. Futuropolis. 27€)

Les deux premiers tomes de Colonisation sont respectivement sortis en janvier et avril 2018, le prochain est annoncé pour janvier 2019. Juste le temps de les lire deux ou trois fois en contemplant le somptueux dessin de l’Italien Vincenzo Cucca. Chaque planche de ce space opera est une petite merveille de finesse et de dynamisme aux ambiances sidérales extraordinaires. Côté scénario, Denis-Pierre Filippi nous convie dans un futur où l’homme a dû quitter la Terre surpeuplée pour coloniser d’autres planètes. Un exode de masse à bord d’une multitude de vaisseaux spatiaux dont certains se sont perdus dans l’immensité de l’espace et sont sujets à des pillages. Colons et extraterrestres rencontrés sur la route s’unissent pour retrouver les nefs perdues. Une série qui nous en met plein la vue ! (Colonisation tomes 1 et 2, de Cucca et Filippi. Glénat. 13,90€ le volume)

Changement radical de style avec ce livre paru aux éditions Rue de Sèvres. Pas de vaisseaux spatiaux ici, encore moins d’extraterrestres, mais un monde, notre monde, qui a fini par se scinder en deux, d’un côté ceux qui comptent et dirigent, les Inspirés, de l’autre, les sans noms qui subissent. Et comme décor à tout ça, un San Francisco qui ne ressemble plus au San Francisco d’aujourd’hui, une ville ravagée par un grand tremblement de terre au XXIe siècle. Dans ce contexte, le  jeune Jonas espère bien quitter son milieu modeste pour rejoindre l’élite. Tout paraît impossible, insurmontable mais la révolte, que dis-je, la révolution Sire, n’est peut-être pas très loin ! (Eden, de Colin et Maurel. Rue de Sèvres. 15€)

On termine avec l’une des séries majeure du catalogue Delcourt en matière de science-fiction, Travis, le fameux camionneur de l’espace. Vingt ans que ça dure, treize albums, quatre cycles. Bon, le Travis d’aujourd’hui n’a plus grand chose de camionneur-livreur mais il a gardé son assurance rapatriement et ça, ce n’est pas tout à fait négligeable par les temps qui courent. On retrouve en effet Travis dans une très mauvaise situation au début de ce nouvel album, retranché dans un bunker encerclé de cyborgs en plein coeur d’un Mexique déchiré par la guerre entre les cartels de narcotrafiquants. Heureusement, son fidèle Pacman lui envoie une tarentule géante de métal en guise de taxi. « Tout ça en moins de 15 minutes ! Moins de temps qu’il ne faut pour te faire livrer une pizza sur Brooklyn mec ! ». Pas question de livrer pour autant une pizza, Travis doit exfiltrer un vieil ordinateur du siècle précédent qui pourrait contenir une « saleté d’I.A. à l’intérieur », une I.A. à l’origine de pas mal de malheurs. De l’action, beaucoup d’action, du suspense, une touche d’humour, des technologies futuristes, un trait affirmé, un découpage dynamique, des personnages aux caractères bien trempés… Un savant cocktail au service du pur divertissement ! (Travis tome 13, de Quet et Duval. Delcourt. 14,50€)

Eric Guillaud

Plus d’infos sur le festival ici

03 Oct

Les Cahiers de la BD : un 5e numéro en kiosque

Relancés en septembre 2017 par Vincent Bernière, notamment rédacteur en chef à Beaux-arts Magazine pour les hors série BD et éditeur freelance chez Delcourt, Les Cahiers de la BD poursuivent leur bonhomme de chemin. Le numéro 5 est disponible depuis ce matin avec un dessin de Riad Sattouf en couverture et la question centrale : Comment raconter le monde en BD ?

Il est rudement beau, ce cinquième numéro. Avec en couverture un dessin de l’auteur quasi-incontournable de la rentée, Riad Sattouf, qui vient de sortir le quatrième volet de L’Arabe du futur. Mais ça, vous devez le savoir.

Pour le reste, ce nouveau numéro s’intéresse à la manière de raconter le monde en BD. Guerre, économie, politique… il fait le tour de la question dans un dossier thématique très dense avec bien sûr une interview de Riad Sattouf, mai aussi de Troubs, Lisa Mandel, Damien Roudeau…

On y cause aussi des tribulations de Valentin le Vagabond, du Petit théâtre de Spirou réalisé par l’excellent mais rare auteur Al, de la collection d’estampes Mel Publisher, des secrets de l’encrage. On y rencontre le mangaka Atsushi Kaneko, la dessinatrice Catherine Meurisse qui a échappé de peu au massacre de Charlie Hebdo, en arrivant en retard à cause d’un chagrin d’amour, du livre monstre d’Emil Ferris…

Il est beau et il est costaud, près de 200 pages pour 12,50€. Toujours aussi cher mais toujours aussi collector !

Eric Guillaud

30 Sep

Le voyage de Marcel Grob : interview du scénariste Philippe Collin

On le sait depuis toujours, encore plus peut-être depuis Maus de Spiegelman, la bande dessinée est un médium extraordinaire pour raconter le monde, témoigner, s’indigner, se révolter. C’est peut-être même le médium le plus embrassant comme le dit Philippe Collin dans cette interview. En tout cas, son livre, qu’il vient de signer chez Futuropolis en compagnie de Sébastien Goethals, Le Voyage de Marcel Grob, en est une nouvelle preuve. Interview…

Bonjour Philippe, Le Voyage de Marcel Grob est soutenu par France Inter, maison pour laquelle vous travaillez. Ça vous fait plaisir je suppose ?

Philippe Collin. Absolument ! Ça me fait très plaisir. On ne sait jamais comment la chaîne peut réagir quand on y travaille mais elle a été très bienveillante avec moi. Et ça me touche. Ça fait 20 ans que j’y travaille, en ce moment avec L’Oeil du tigre, une émission diffusée le dimanche.

Marcel Grob a-t-il vraiment existé ? Ou est-ce qu’il incarne d’une certaine manière l’histoire de tous les Malgré-nous ?

Philippe Collin. Marcel Grob est mon grand oncle, donc oui il a parfaitement existé. Je l’ai même bien connu lorsque j’étais enfant et adolescent. Et tout ce qui est raconté dans cet album est issu de son livret militaire que j’ai récupéré en 2012 (…) où tout était consigné en long, en large et en travers. Les deux tiers du récit sont authentiques et le tiers restant, romancé. Si Marcel Grob est bien réel, les deux personnages qui l’accompagnent sont issus pour leur part d’un croisement de témoignages.

© Futuropolis / Collin & Goethals

C’est un projet qui vous tient à coeur depuis longtemps semble-t-il. Pour quelles raisons ?

Philippe Collin. Pour deux raisons principales. Une première qui me concerne directement et une deuxième qui me dépasse.

Celle qui me concerne d’abord. Enfant, je savais que Marcel avait fait la guerre du mauvais côté. Mais en 1995, j’avais alors 20 ans, j’ai appris qu’il avait fait la guerre chez les Waffen-SS et non pas dans la Wehrmacht comme 100.000 autres Alsaciens et Lorrains qu’on appelait les Malgré-nous. Ce qui sous-entendait immédiatement engagement volontaire. Ce qui n’a plus rien à voir ! On a affaire là à quelqu’un qui est embarqué idéologiquement. Je lui ai posé des questions, une fois, deux fois, trois fois, il a toujours refusé de répondre, alors j’ai fini par rompre avec lui. Je ne l’ai jamais revu. Il est mort en 2009. Je ne suis même pas allé aux obsèques parce que je ne voulais pas allé aux obsèques d’un SS, au risque aussi de croiser ses camarades de régiments, d’autres SS.

cet album est un album de la réparation, pour moi, pour lui, mais aussi pour tous ces gamins, ces Alsaciens, les 100.000 autres

Mais en 2012, mon oncle a récupéré le dossier militaire de mon grand oncle. Et là, il y a deux choses qui sont venues s’entrechoquer. D’une part, depuis 2015, les historiens ont travaillé et dévoilé l’histoire de ces 10.000 gamins « kidnappés » et offerts à Himmler. Ensuite, j’ai montré le dossier de Marcel Grob à des amis historiens spécialistes du nazisme, dont Christian Ingrao qui est commissaire scientifique sur l’album. Ils ont remarqué l’absence de trois lettres sur le dossier du grand oncle, trois lettres essentielles qui prouvaient qu’il n’était pas volontaire mais contraint et forcé. Je me suis aperçu avec un peu d’effroi de mon mauvais jugement et de ma précipitation à le condamner. Donc, et ça me tient à cœur, cet album est un album de la réparation, pour moi, pour lui, mais aussi pour tous ces gamins, ces Alsaciens, les 100.000 autres.

La raison qui me dépasse maintenant. J’ai tenu à ce qu’on dédie l’album à toute la jeunesse d’Europe, parce que les systèmes totalitaires commencent et finissent toujours par s’emparer de la jeunesse. J’ai 43 ans, je suis d’une génération qui a sur les épaules la charge de transmettre la mémoire dans les années qui viennent. Nous sommes les derniers à avoir des grands parents qui ont connu la guerre. Ils sont tous en train de disparaître. D’un autre côté, partout en Europe, les populismes montent d’une manière assez flagrante, que ce soit en Italie, en Hongrie, en Suède ou en Allemagne où l’AfD (parti allemand d’extrême droite, ndlr) commence à faire des scores, encore improbables il y a 10 ans. Arrive donc le moment où nous allons devoir affronter les populismes mais avec quelles armes ? Peut-être en commençant par raconter ce qu’il s’est passé de manière généreuse et intelligente. Il faut sensibiliser le citoyen européen. Ça m’importe mais ça me dépasse totalement, c’est un mouvement d’ampleur dans lequel je place un petit caillou. Mais si chacun met un petit cailou, ça peut être costaud à un moment donné. Ce récit répond à cette envie que j’avais au fond de moi.

© Futuropolis / Collin & Goethals

On aurait tendance à détester le personnage de Grob au début du récit, on est sans doute plus dans la compassion à la fin. Était-ce une volonté de votre part ?

Philippe Collin. Oui absolument. Mais si on regarde bien, il n’y a pas de jugement à la fin, je veux laisser le lecteur libre de se faire une opinion. Effectivement c’est orienté, je ne vais pas le cacher, il y a une forme de compassion, mais libre à chacun de décider si Marcel aurait pu faire autrement.

Les bandes dessinées sur les Malgré-nous sont très rares, comme les fictions ou documentaires d’une manière générale. C’est toujours un sujet tabou selon vous ?

Philippe Collin. C’est un sujet effectivement tabou. Par exemple, je sais qu’il y a encore une crispation sur la mémoire de ces choses-là en Alsace. C’est un problème parce que beaucoup de gens en France pensent encore qu’ils ont été collabos. Et par ailleurs, je peux vous dire que la sortie de l’album crée aussi des crispations. Il y a des libraires qui sont impatients, d’autres qui sont inquiets, enfin du moins tracassés, il y a des journalistes qui veulent en parler, d’autres qui attendent de voir… C’est assez intéressant de voir comment tout ça se présente. En 2018, la plaie n’est pas totalement cautérisée !

© Futuropolis / Collin & Goethals

L’affiche rappelle une image forte du film Dunkerque de Nolan ? Est-ce un clin d’oeil ou un pur hasard ?

Philippe Collin. il y a effectivement un clin d’œil mais pas à Nolan. On s’est inspiré de l’affiche de Little Bouddha, film de Bernardo Bertolucciparce qu’on la trouvait forte dans l’idée des contre-courants. Il y a un flot de moines bouddhistes et un gamin qui tente de résister à ce flot, ça correspondait exactement à ce qu’on voulait, c’est à dire qu’il y a le flot de l’histoire qui embarque Marcel et lui qui essaie de s’en sortir. Pour en revenir à Nolan, c’est aussi une très bonne comparaison mais on ne l’avait pas du tout vue à l’époque.

Quel regard portez-vous sur la production (cinéma, littérature…) autour de la deuxième guerre mondiale ? Quelles sont vos références dans ce domaine ? Et peut-être vos influences pour cet album ?

Philippe Collin. Sur la production, il y en a beaucoup, beaucoup trop peut être, il y a des choses un peu cyniques d’un point de vue commercial et donc mal traitées, aussi bien en BD qu’au cinéma.

Concernant les influences, j’ai demandé à l’éditeur de publier à la fin du livre une bibliographie et une filmographie. Toutes les réponses sont là. Il y a les films que j’ai vus ou revus, les livres que j’ai lus, il y a ce qui m’importe, des romans, des essais historiques, par exemple le livre de Christian Ingrao qui s’appelle Croire et détruire. il raconte comment des jeunes qui ont fait des hautes études linguistiques ou humanistes se retrouvent embarqués dans le nazisme. Le lieutenant de la Waffen-SS dans notre récit est tiré de ce type de personnages. C’est un être ambigu, engagé, nazi, mais en même temps profondément humain, lecteur de Goethe et de Dostoïevski. Voilà ce qui a pu m’influencer !

© Futuropolis / Collin & Goethals

Pourquoi avoir choisi le médium bande dessinée pour raconter cette histoire ?

Philippe Collin. Excellente question. Au départ, j’avais la possibilité d’en faire un roman mais dans l’optique de ce que je vous ai évoqué tout à l’heure, avec la charge qui nous échoie de transmettre la mémoire, je me suis dit que c’était le médium le plus embrassant. Je pense qu’un ado de 15 ans peut lire ce roman graphique, que sa mère peut le lire, que son grand père peut le lire. Et ce qui m’intéresse dans l’objet qui est le nôtre en 2018, c’est l’échange entre générations. il n’y a que la BD qui peut promettre ça.

Par ailleurs, je viens d’un milieu populaire et j’ai grandi avec des images, des bandes dessinées. J’ai commencé à lire avec de la BD pas avec Balzac.

Est-ce qu’il y une BD qui vous a particulièrement marqué ?

Philippe Collin. il y a le chef d’oeuvre absolu, Maus d’Art Spiegelman. À l’époque, ça m’a beaucoup perturbé, on avait là un livre d’une puissance incroyable. J’ai été frappé par sa lecture, avec des émotions aussi fortes que devant un film. Ce livre est une sorte de talisman !

© Futuropolis / Collin & Goethals

Comment avez-vous rencontré Sébastien Goethals et comment le projet s’est-il mis en route ?

Philippe Collin. Ça, c’est le talent de l’éditeur, en l’occurrence  Sébastien Gnaedig de Futuropolis, qui un jour m’a dit : « laisse moi faire, je pense que j’ai trouvé la bonne personne pour toi. Et cette personne a ton âge, partage les mêmes réflexions que toi et sait prendre en charge une histoire qui n’est pas portée par un scénariste de BD. Nous nous sommes rencontrés et on s’est entendu tout de suite. C’est le talent de Sébastien Gnaedig et je lui suis reconnaissant, c’est une histoire qui m’importait beaucoup et et je ne voulais pas que ce soit mal fait.

Au départ, j’avais écrit un récit qui s’apparentait plus à un synopsis de cinéma. Avec Sébastien Goethals, le dessinateur, on a repris le texte et on l’a retravaillé pour que ça ressemble à un découpage de BD. On l’a fait rentrer dans les cases. Et c’était jubilatoire !

C’est votre premier scénario de bande dessinée, comptez-vous renouveler l’expérience ?

Philippe Collin. Je vais vous répondre oui parce que tout ce que j’ai vécu était du plaisir. Donc, on est en train de discuter avec tout le monde. Mais pour le moment on est concentré sur la sortie de l’album, c’est important…

Merci Philippe, l’album sera disponible le 11 octobre.

Propos recueillis par Eric Guillaud le 27 septembre 2018

La chronique de l’album ici

Le voyage de Marcel Grob et Chroniques de Francine R., deux destins dans la tragédie de la deuxième guerre mondiale

Ces deux histoires-là n’ont à priori pas grand chose en commun si ce n’est le contexte bien évidemment de la deuxième guerre mondiale et le caractère tragique des destins de Francine R et Marcel Grob,  deux vies bousculées, volées, par cet acharnement de l’homme à vouloir parfois anéantir toute humanité. Deux histoires vraies, deux témoignages essentiels au coeur de l’horreur…

On commence avec Le Voyage de Marcel Grob, album qui traite d’un sujet assez rarement abordé en bande dessinée, comme au cinéma, les Malgré-nous. Philippe Collin, co-scénariste de l’album, par ailleurs animateur, producteur et auteur pour la radio et la télévision, est un passionné d’histoire et plus précisément d’histoire contemporaine. Il est d’ailleurs titulaire d’une maîtrise dans ce domaine. Autant dire que ce projet lui tenait particulièrement à cœur. Il le porte depuis longtemps, imagine un temps en faire un roman avant de se lancer dans l’aventure d’une bande dessinée avec Sébastien Goethals, co-scénariste et dessinateur.

« je me suis dit que c’était le médium le plus embrassant… », nous a confié Philippe Collin dans  une longue interview à retrouver ici, « Je pense qu’un ado de 15 ans peut lire ce roman graphique, que sa mère peut le lire, que son grand père peut le lire. Et ce qui m’intéresse dans l’objet qui est le nôtre en 2018, c’est l’échange entre générations. il n’y a que la BD qui peut promettre ça. »

Le Voyage de Marcel Grob n’est pas un travail universitaire, ni un documentaire mais le récit en grande partie authentique du parcours d’un grand oncle de Philippe Collin.

« Tout ce qui est raconté dans cet album est issu de son livret militaire que j’ai récupéré en 2012 (…) où tout était consigné en long, en large et en travers. Les deux tiers du récit sont authentiques et le tiers restant, romancé. Si Marcel Grob est bien réel, les deux personnages qui l’accompagnent sont issus pour leur part d’un croisement de témoignages ».

Tout commence, ou tout finit serait-on tenté d’écrire, en 2009 lorsque Marcel Grob, 83 ans, est arrêté et déféré devant un juge qui l’interroge sur son passé de SS. Marcel Grob, ou Marzell Grob comme on l’appelait enfant, est un Alsacien qui a ce titre, et comme plusieurs dizaines de milliers d’Alsaciens pendant la guerre, a été incorporé de force dans l’armée allemande, pour sa part dans la Waffen-SS.

Mais ce qui intéresse plus précisément le juge, c’est sa participation au massacre de Marzabotto, petit village d’Italie, le 29 septembre 1944. C’est le massacre de civils le plus meurtrier perpétré par les nazis en Europe. Il aurait fait plus de 1830 victimes. Le massacre d’Oradour-sur-Glane en France en avait fait un peu plus de 600. L’horreur dans les deux cas !

© Futuropolis / Collin & Goethals – Le voyage de Marcel Grob

Interrogé par le juge, Marcel Grob raconte donc ce passé trouble depuis son incorporation en juin 1944 jusqu’à la Libération où il échappe de justesse à un peloton d’exécution. Et bien sûr, Grob détaille l’épisode Marzabotto et sa participation au massacre, malgré lui affirme-t-il…

Le Voyage de Marcel Grob appartient à cette catégorie de livres nécessaires participant à la construction d’une mémoire collective qui aurait parfois tendance à effacer certains chapitres comme l’histoire de ces Malgré-nous ou comme l’exode massive de 1940. Un livre nécessaire, passionnant, très bien construit, qui met an avant toute la complexité de cette guerre pour les gens de l’époque mais aussi pour nous encore aujourd’hui.

Chroniques de Francine R. raconte une toute autre trajectoire, à l’opposée même de celle de Marcel Grob, celle d’une ancienne résistante et déportée prénommée Francine, une lointaine cousine cette fois de l’auteur Boris Golzio, cousine dont il a découvert l’existence tardivement.

© Glénat / Golzio – Chroniques de Francine R.

Boris Golzio rencontre pour la première fois la vieille dame en 1997 et c’est en 2000 qu’il décide d’enregistrer son témoignage, un témoignage brut, pas forcément dans l’ordre chronologique mais très détaillé. Longtemps, l’auteur conserve cette matière avant de se décider à en faire une bande dessinée.

« Ma première intention… », explique-t-il, « était de déposer le témoignage de Francine aux archives du centre mémorial de Ravensbrück, dans sa version brute (…) Mais comme c’était assez fouillis et que je voulais comprendre le récit, je l’ai ensuite mis en ordre chronologique. C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’il méritait d’être partagé et donné à lire au plus grand nombre ».

Pour le texte, Boris Golzio s’appuie sur la parole de Francine, en respectant son langage, sa façon de parler. Peu de dialogues en conséquence, essentiellement une voix off, celle de la lointaine cousine. Pour le dessin, l’auteur opte pour un trait relativement naïf qu’il explique ainsi : « Ayant dès le départ pris le parti de la naïveté au sens premier du terme, je n’ai pas spécialement réfléchi en ces termes. J’ai pris les choses comme elles venaient et je me suis astreint à éviter tout enrichissement ou tout virtuosité graphique ».

Par les paroles de Francine, par le dessin de Boris Golzio, le lecteur plonge frontalement dans l’horreur la plus absolue, la déportation, la vie dans les camps, notamment dans celui de Ravensbrück où a été déportée Francine, le travail forcé, la faim, la torture, la mort.

Fort heureusement, quelques-uns et quelques-unes sont revenu(e)s de l’horreur et ont offert leur témoignage à l’humanité. Chroniques de Francine R. en est un parmi tant d’autres, essentiel comme tous les autres.

Eric Guillaud

Le voyage de Marcel Grob, de Philippe Collin et Sébastien Goethals. Futuropolis. 24€ (en librairie le 11 octobre)

Chroniques de Francine R., de Boris Golzio. Glénat. 19,50€

29 Sep

Intégrale Buck Danny 13 : Bergèse aux commandes

C’est l’un des plus grands héros de papier de l’après-guerre, un gars qui a été capable de faire oublier aux plus jeunes les difficultés du quotidien, capable aussi de faire naître pas mal de vocations. L’aviateur Buck Danny est de retour dans une treizième édition intégrale sans son créateur Jean-Michel Charlier, décédé en juillet 1989…

Vous avez remarqué la couverture et plus précisément les auteurs crédités. Il n’y en a qu’un, Bergèse. Jean-Michel Charlier qui a créé le personnage avec Hubinon au lendemain de la guerre est mort le 10 juillet 1989 laissant Bergèse seul aux commandes.

Un nom s’efface mais une légende apparaît. Comme le dit Bergèse dans sa lettre d’adieu à Charlier, reproduite en ouverture de cette treizième intégrale, « La BD a maintenant ses classiques, au même titre que la littérature, la musique ou le cinéma, et ton oeuvre y aura toujours une place de choix ».

Jean-Michel Charlier reste effectivement encore à ce jour un maître du neuvième art et ses oeuvres, des pièces maîtresse du patrimoine graphique franco-belge. Bergèse lui poursuit donc l’aventure avec Jacques de Douhet dans un premier temps puis seul, signant huit albums entre 1994 et 2008 avant de laisser sa place à une autre équipe.

Dans cette intégrale, quatre aventures, Les Secrets de la mer noire, L’Escadrille fantôme, Zone interdite et Tonnerre sur la Cordillère, le court récit La Mascotte, ainsi qu’un dossier très complet signé Patrick Gaumer réunissant photos, illustrations, découpages de planches, extraits d’interviews…

Eric Guillaud

Buck Danny Intégrale 13, de Bergèse. Dupuis. 28,95€