03 Nov

Eden Hôtel ou le jeunesse d’Ernesto Guevara selon Gabriel Ippoliti et Diego Agrimbau

Eden Hôtel n’est pas la première bande dessinée sur le Che. Il y a eu le fameux Che publié en 1968 et signé Hector Oesterheld, Alberto Breccia, Enrique Breccia, plus proche de nous, Le Che une icône révolutionnaire de Spain Rodriguez (Hors Collection) ou encore le livre d’Olivier Wozniak, Maryse et Jean-François Charles, Libertad Che Guevara (Casterman). Mais c’est peut-être la première fois que le mythique personnage se trouve plongé dans un récit qui relève à la fois de la réalité historique et de la fiction.

Le scénariste argentin Diego Agrimbau est parti d’un lieu et d’un contexte bien réels pour mettre en scène Ernesto Guevara Lynch père et fils. Le contexte, c’est la deuxième guerre mondiale, et le lieu, un hôtel de luxe en Argentine dont les propriétaires allemands ont affiché dès le début de la guerre leur soutien à Hitler, au point de transformer le site en un véritable bunker nazi. Autre fait bien réel, le père du futur Che apparaît comme un membre actif  d’Action Argentine, une organisation militante qui enquêtait sur les activités nazies en Amérique du Sud. Et c’est aux portes de l’hôtel que commence la fiction. Ernesto Guevara père et fils n’y ont jamais mis les pieds. « Ils se sont arrêtés devant le portail, ont regardé autour d’eux … », précise Diego Agrimbau dans une interview publiée en fin d’ouvrage, « et sont immédiatement repartis en direction d’Alta Gracia, où ils habitaient alors […] Jamais ils n’ont résidé à l’hôtel. Mais pour moi, c’est là qu’a commencé la fiction, ou plutôt l’uchronie… » Et d’imaginer le père du Che et le futur Che lui-même, alors enfant, infiltrés au coeur de la place forte ennemie avec pour tâche de déjouer les plans d’une éventuelle invasion de l’Amérique latine. Après La Bulle de Bertold et La Grande toile, Diego Agrimbau et le dessinateur Gabriel Ippoliti nous offrent un nouveau récit captivant, bien construit, toujours inscrit dans le plausible, avec un dessin réaliste précis et des couleurs particulièrement soignées. EGuillaud

Ernesto, Eden Hôtel (tome 1), de Gabriel Ippoliti et Diego Agrimbau. Editions Casterman. 13,50 euros

30 Oct

Nemo : la série du Nantais Brüno rééditée en intégrale chez Treize Etrange

C’est peut-être la série qui l’a révélé à la critique et au public. Le Nantais d’adoption Brüno déjà responsable et coupable de plusieurs albums chez des éditeurs indépendants, tels que Mais que fait la police? ou les excellents Wanted et Cold Train, s’attaque au début des années 2000 à l’écriture de Nemo, un récit très librement inspiré de Vingt mille lieues sous les mers écrit par un autre Nantais, de naissance celui-ci, Jules Verne. Ce récit paraît en quatre volumes chez Treize Etrange entre 2001 et 2005 avant d’être réédité en intégrale noir et blanc et aujourd’hui en intégrale couleurs. La boucle est bouclée. Et Treize Etrange nous permet de découvrir ou redécouvrir une nouvelle fois, mais on ne s’en lasse pas, une oeuvre singulière au graphisme à la fois inspiré de la ligne claire d’Hergé et de l’expressionnisme d’un Muñoz ou d’un Breccia. Une bonne porte d’entrée pour aller vers les albums plus récents de Brüno, Commando colonial, Junk ou le magnifique Atar Gull paru en 2011 chez Dargaud. EGuillaud

Nemo, Intégrale couleur. Editions Treize Etrange. 20 euros

29 Oct

Cézembre, de Nicolas Malfin : le destin de quatre adolescents pris dans la tourmente de la libération de Saint-Malo

Voici un grand écart qui ne devrait pas passer inaperçu. Nicolas Malfin, le talentueux dessinateur de la série d’anticipation Golden City vient de sortir un récit de guerre ayant pour décor la ville de Saint-Malo. Cézembre, du nom d’une île située dans la baie, raconte la destinée de quatre ados qui comptent bien participer à la libération de leur cité en intégrant la Résistance. Nous sommes en aout 1944, les forces alliées ne sont plus qu’à quelques kilomètres de là mais la bataille décisive se prépare aussi à l’ombre des remparts.

Dessinateur ET scénariste de ce nouveau projet, Nicolas Malfin fait donc un bond de plus de cent cinquante ans en arrière pour nous offrir un récit de fiction ancré dans la réalité historique. Et son trait fluide et élégant qui a participé à l’immense succès de Golden City fait également merveille dans ce genre, admirez notamment les pages de combats aériens ! Côté scénario, une première pour Nicolas, le résultat est plutôt convaincant malgré peut-être quelques longueurs. La suite au prochain épisode… EGuillaud

Cézembre (première partie), de Malfin. Editions Dupuis. 16,50 euros

A découvrir le site de l’auteur

27 Oct

Buck Danny, Tif et Tondu… aventures en intégrale.

Changement d’époque, changement de style. Will, le grand Will, l’immense Will décide d’arrêter à l’aube des années 90 les aventures de Tif et Tondu pour se consacrer, comme bon nombre d’auteurs à l’époque, à une bande dessinée moins classique, plus adulte. Beaucoup de ces auteurs d’ailleurs, publiés chez Dupuis se retrouveront dans la collection Aire Libre. Will et Desberg, son scénariste, les suivront et y publieront La 27e Lettre et Le Jardin des désirs. Quoiqu’il en soit, la succession est ouverte, difficile, tant les mythiques Tif et Tondu sont indissociables de celui qui a animé leurs aventures pendant plus de 40 ans. Finalement, ce sont Alain Sikorski au dessin et Denis Lapière au scénario qui reprennent la série et lui donnent un sacré coup de jeune. Dans ce douzième et avant dernier volume de l’Intégrale Tif et Tondu sont réunis les trois récits Prise d’otages, A feu et à sang, L’Assassin des trois villes soeurs et le traditionnel cahier graphique.

Après Tif et Tondu, voici un autre personnage mythique de la bande dessinée franco-belge : Buck Danny. Lancées au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, les aventures de notre super aviateur se poursuivent dans le ciel tibétain sur fond d’espionnage industriel. Ce septième recueil de l’Intégrale Buck Danny sorti ce mois-ci réunit les quatre récits Top Secret, Mission vers la vallée perdue, Prototype FX-13, Escadrille ZZ et bien entendu le cahier graphique qui revient sur le contexte de création et notamment sur les autres séries lancées à l’époque par Jean-Michel Charlier pour le tout nouveau magazine Pilote : Jacques Le Gall avec Mi’Tacq, Tanguy et Laverdure avec Uderzo, et Le Démon des Caraïbes avec à nouveau Victor Hubinon. Une période très riche qui annonce un renouveau pour la bande dessinée franco-belge. EGuillaud

Crimes ordinaires, Intégrale Tif et Tondu (tome 12), de Sikorski et Lapière. Editions Dupuis. 24 euros

Intégrale Buck Danny (tome 7), de Hubinon et Charlier. Editions Dupuis. 24 euros

23 Oct

Terreur sainte, de Frank Miller : les super-héros américains en lutte contre le terrorisme…

Frank Miller est un auteur de génie qui a marqué de son empreinte le Neuvième art. C’est incontestable. Mais son dernier album, Terreur Sainte paru chez Delcourt, ne peut que nous mettre mal à l’aise. Au point de se demander si Delcourt fait bien de le publier, la presse d’en parler et le lecteur au final de l’acheter. Graphiquement, aucun souci, les planches à l’italienne de l’album sont sublimes. Le découpage, le traitement graphique, la mise en scène, le noir et blanc… Frank Miller maîtrise ses pinceaux avec style, énergie, fureur même. Mais du côté de la plume, c’est une autre histoire. L’auteur entre autres de Sin City, 300, Batman: The Dark Knight Returns, a cru bon ici d’envoyer les super-héros se battre contre des terroristes islamistes. L’affaire se passe dans une ville imaginaire, certes, une ville nommée Empire City mais l’ennemi est lui bien identifié, Al Qaïda. L’éditeur à beau préciser qu’il s’agit là d’une « réponse hargneuse au 11 septembre… » et que « …malgré les positions radicales de l’auteur, Terreur Sainte se garde de condamner l’islamisme pour ne foudroyer que le terrorisme », on est en droit de rester circonspect. Et les dialogues sont loin de nous rassurer comme cet extrait : « Bon, Mohammed, tu m’excuseras si je t’appelle Mohammed mais tu admettras que les chances sont grandes pour que ce soit ton prénom… ». Et que dire de cet phrase d’ouverture que l’auteur attribue à Mahomet « Si tu croises l’infidèle, tue l’infidèle » ? C’est franchement limite et on ne voit pas un dessin, on ne lit pas une ligne qui nous autorise à penser que Frank Miller fait la part des choses entre l’intégrisme et l’islam. Au final, Terreur Sainte est un album ultra-violent et manichéen à lire – si vous y tenez vraiment – l’esprit éveillé ! EGuillaud

Terreur sainte, de Frank Miller. Editions Delcourt. 25,50 euros

22 Oct

La couleur de l’éternité, le deuxième volet de Shrimp signé Burniat, d’Aoust et Donck

Déjà 145.567.893 kilomètres parcourus. Les camarades dignitaires peuvent se féliciter. Leur vaisseau, véritable arche de Noé à la chinoise, devrait se poser sur la planète Xing-Xiang avec 3 heures d’avance, soit précisément dans 21 ans 289 jours et 17 heures. Et le projet de Nouvelle Chine sera dès lors une réalité. En attendant, Albert, le roi de la croquette aux crevettes, embarqué clandestinement sur ce fameux vaisseau doit prouver ses talents culinaires sous peine d’être éjecté dans l’espace. Et les choses ne se présentent pas sous les meilleurs auspices…

Connaissez-vous la couleur de l’éternité ? Et la taille de la perfection ? Non ? Alors, un conseil, lisez le second volet de Shrimp, crevette en français. Non seulement, vous aurez les réponses à ces deux questions fondamentales mais vous passerez un agréable moment en compagnie de notre roi de la croquette aux crevettes et de ses mésaventures intergalactiques imaginées par un trio belge, bruxellois même, composé de Mathieu Burniat au dessin, Benjamin d’Aoust et Matthieu Donck au scénario. Une série franchement drôle et inventive ! EGuillaud

La couleur de l’éternité, Shrimp (tome 2), de Burniat, d’Aoust et Donck. Editions Dargaud. 11,99 euros.

18 Oct

La Grande Odalisque, un album de Vivès, Ruppert & Mulot chez Dupuis

Apprendre que votre moitié vous quitte par texto n’est déjà pas agréable en soi mais l’apprendre alors que vous êtes occupé à voler un tableau de maître au musée d’Orsay tient presque de l’offense. En tout cas, la belle Alex est effondrée et le cambriolage est à deux doigts de tourner au carnage. Carole, sa partenaire, est d’ailleurs blessée. Impossible de continuer ainsi, Alex et Carole ont besoin d’un renfort d’autant que leur prochain coup est encore plus gros et dangereux. Après un rapide casting, leur choix se porte finalement sur une autre femme, Sam. L’équipe est maintenant constituée, objectif  La Grande Odalisque, un tableau de Ingres exposé au Louvre…

D’un côté Bastien Vivès, l’auteur remarqué et remarquable de Polina, Le Goût du chlore ou encore de Pour l’empire, de l’autre Ruppert & Mulot, deux auteurs habitués à travailler ensemble dans la bande dessinée dite indépendante, notamment pour L’Association… Un trio de choc pour un trio chic et déjanté, des nanas prêtes à tout et surtout à l’impossible pour parvenir à leur but. C’est fin, c’est léger et ça se mange sans faim comme les aventures de nos historiques Drôles de dames de la télé et du cinéma auxquelles on l’aura compris Vivès, Ruppert et Mulot rendent ici un hommage appuyé !  EGuillaud

La Grande Odalisque, de Vivès, Ruppert & Mulot. Editions Dupuis. 20,50 euros.

17 Oct

Un printemps à Tchernobyl, le nouveau récit de voyage du Breton Emmanuel Lepage

« Dans ce métier, seul à gratter sur ma planche, j’ai souvent l’impression de voir le monde à travers une vitre, d’être « à côté », cette foi-ci le monde, je le sentirai dans ma peau ! Bien sur, c’etait risqué… mais tellement excitant ! J’allais découvrir des terres interdites où rôde la mort ». Ainsi parle Emmanuel Lepage à la veille de se retrouver au coeur des ténèbres, sur les lieux du premier accident nucléaire majeur : Tchernobyl. L’auteur de Muchacho chez Dupuis ou de Voyage aux îles de la désolation chez Futuropolis n’avait que 19 ans au moment de la catastrophe. 19 ans et peut-être une certaine forme d’insouciance. Mais lorsque 22 ans plus tard, en 2008, l’association Dessin’Acteurs lui propose de témoigner par son média, la bande dessinée, du quotidien de tous ces hommes, femmes et enfants qui vivent autour ou dans la zone contaminée, Emmanuel n’hésite pas un instant. Non pas par conviction antinucléaire mais plutôt pour se confronter au désastre. L‘occasion en tout cas pour lui de réaliser pour la première fois un reportage en dessin. « Je ne serai pas seulement témoin du monde mais « impliqué » ! Acteur ! Militant, quoi ».

Et le voilà débarqué au beau milieu de ce désastre, à tenter de dessiner, d’immortaliser, d’imaginer ces 2600 km2 de zone contaminée, ces 3 grandes villes et 86 villages évacués, ces 200 000 personnes déplacées, ces morts, ces malades, ces forêts enterrées…

L’oeil rivé sur le dosimètre qui régulièrement s’affole, Emmanuel pénètre plusieurs fois dans la zone interdite, protégé d’un simple masque en tissu et de gants en plastique. Dans l’urgence, il croque ici un abris bus abandonné et envahi par la végétation, là les réacteurs de la centrale et plus loin les anciennes coopératives agricoles, les cimetières de camions et d’hélicoptères contaminés, les rues et immeubles de la ville de Pripiat… mais aussi les gens, ordinaires, anciens liquidateurs miraculeusement vivants, paysans et autres qui vivent autour de la zone, parfois à l’intérieur.

Un printemps à Tchernobyl, réalisé au retour de cette expérience, n’est pas un témoignage militant, ni journalistique. C’est le témoignage d’un artiste, d’un auteur de bande dessinée qui pensait se frotter à la mort et rencontre finalement la vie. Son dessin évolue avec son idée de Tchernobyl, très noir au début, il prend des couleurs dans les dernières pages. C’est le printemps ici aussi même si la terre est et restera encore longtemps contaminée ! Un regard singulier mais aussi une réflexion. L‘album de 160 pages nous interroge sur la catastrophe et sur ses conséquences mais aussi sur la place d’un artiste comme Emmanuel dans un tel endroit et plus largement dans la société. Un album magnifique et utile pour nous et les générations à venir ! EGuillaud

Un printemps à Tchernobyl, d’Emmanuel Lepage. Editions Futuropolis. 24,50 euros

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L’info en +

Parallèlement à ce récit en bande dessinée, les éditions La Boîte à bulles publient un carnet de voyage réalisé par Emmanuel Lepage et le peintre Gildas Chasseboeuf intitulé Les fleurs de Tchernobyl (17 euros).

16 Oct

Interview d’Alexandre Chenet et Renaud Garreta, auteurs de l’album « Seul autour du monde » à paraître chez Dargaud

On le surnomme « L’Everest de la voile ». Et pour cause, le Vendée Globe, la course autour du monde en solitaire, sans escale et sans assistance n’a rien, absolument rien, d’une promenade de santé. Trois océans à traverser, trois caps à franchir dont le terrible Horn, des milles et des milles de mer à avaler… C’est ce qui attend les 20 skippers inscrits au départ de la prochaine édition le 10 novembre. En attendant de suivre leurs exploits, deux auteurs de bande dessinée, Alexandre Chenet et Renaud Garreta, nous proposent de vivre la course de l’intérieur avec « Seul autour du monde », un album au scénario élaboré, au découpage dynamique et au graphisme ultra-réaliste nerveux. Rencontre avec deux auteurs passionnants et passionnés…

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Bonjour Renaud, bonjour Alexandre, pouvez-vous nous dire pour commencer pourquoi vous avez choisi le cadre du Vendée Globe pour votre récit ?

Renaud Garreta. Parce que c’est pour nous la plus grande course en solitaire au monde. L’Everest de la voile, comme on l’appelle ! Humainement une des plus fortes par sa longueur et surtout sa difficulté.

Alexandre Chenet. Je me souviens la tête de Renaud fin novembre 2008. On était dans un même bureau à travailler sur des choses différentes et il gardait un œil sur ses SMS, voir si quelque chose se passait dans le VG. C’était une tête d’enfant, un grand gamin. Je ne sais pas quelle était ma tête, mais sur mon écran, le site du VG était discrètement ouvert

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Que représente la mer pour vous ? Un des derniers grands terrains d’aventure… ?

R.G. La mer, pour moi, c’est un élément incroyable, un formidable terrain de jeu, j’y vais dès que j’ai cinq minutes pour nager, surfer, kiter, ou naviguer… J’ai l’impression d’y être chez moi ! Et c’est, je pense, effectivement l’un des derniers grands terrains d’aventure, surtout dans le cadre d’un Vendée Globe.

Alexandre Chenet - © Cécile Gabriel

A.C. Je ne sais pas. Je n’y ai jamais réfléchi. Je suis partagé. C’est de longues semaines sur un habitable, en famille, tous les étés, beaucoup de mal de mer, de longues agonies de vomis. Ma sœur m’a dit qu’elle avait réellement crû mourir, un jour où l’on passait le Raz de Sein, certainement dans ce qu’il serait convenu d’appeler tempête, ou “pré-tempête”. Elle devait avoir entre 5 et 8 ans, collée à la bannette de devant, celle en triangle où tu roules d’un côté à l’autre, celle aussi où tu décolles à chaque passage de vagues, et pan !, et pan !, et pan ! Tu ne peux plus bouger, tu ne peux pas te lever pour sortir, tu te demandes quand ça va s’arrêter, et le vacarme de la coque tapant sur la mer, le vacarme des beuglements de ceux et celles restés sur le pont, obligés de hurler parce que sinon on ne s’entend pas… Et puis le huis clos familial, et s’échapper dans ses pensées et dans les livres… Mais la mer, c’est aussi une partie de notre planète, et notre planète m’intéresse. C’est amusant de voir à quel point nous, humain, nous ne nous sommes répandus que sur une toute petite partie et pourtant à quel point nous prenons de la place. Et la mer est bien souvent la voie qui mène là où nous ne sommes pas. Alors je te renvois page 44 sur l’intérêt d’aller où l’on n’est pas. Et puis dans la foulée, en page 45, tu as une petite chose sur les mers du Sud et l’aventure “inhumaine” et surtout tu as un basculement avec la 46… et l’humain. Ce sont des choses écrites face au Cap Horn ou en discutant à la radio avec les Chiliens du poste de surveillance – et de secours – de Punta Arenas. Ah, et dans ta question, tu parles aussi de l’aventure… je crois que j’ai déjà été assez long, non ?

Est-ce qu’il y a un marin qui vous fascine plus particulièrement ? Et quel marin suivrez-vous lors du prochain Vendée Globe ?

A.C. Dans une bonne interview, il faut une polémique. Alors si je dis Tabarly, je me souviens que c’était un militaire. Ah. Un militaire pour faire la guerre ? Y a-t-il d’autres militaires ? Alors bon. Je ne peux pas citer Tabarly. Renaud ?

R.G. Je n’ai pas une fascination pour un marin en particulier, ils font tous des choses extraordinaires, du premier au dernier, même si on ne peut qu’être admiratif devant le palmarès d’un Desjoyaux, des carrières d’un Tabarly ou des frères Peyron.

A.C. C’est pas mal ça de parler du palmarès ou de la carrière, sous entendue sportive. Je m’aligne sur Renaud !

R.G. Sur le prochain Vendée, nous suivrons plus particulièrement Arnaud Boissières, nous avons pu naviguer à son bord, alors, forcément, ça crée des liens.

A.C. Ca c’est bien vrai. On suivra Arnaud. Et puis aussi quand même un peu Le Cam, parce qu’il est roi mais sans cerfs, et puis Le Cléac’h, parce qu’être surnommé Le Chacal, il faut l’assumer, et puis Louis Burton, parce qu’il a franchement une bonne tête, et puis Gutkowski, parce que si on entend souvent son nom dans les médias ça fera peut-être un peu reculer le racisme ordinaire qui règne dans notre pays autour des “gens de l’Est”, et puis Beyou, De Broc, Dick, Sansó, De Lamotte, Gabart, Stamm, de Pavant, Golding, Thomson, Davies, Di Benedetto, Riou et Wawre. J’en oublie un ? Ah oui, Guillemot, mais c’est normal, je le gardais pour la fin, avec Arnaud, c’est le deuxième que je vais suivre de près. Et puis, je citerais Jean-François Coste (1989-1990) et Rich Wilson (2008-2009) pour leur communication pendant leur course que j’ai trouvé vraiment bien, humaine, intéressante, belle. Mais chut, Renaud s’est endormi durant cette trop longue énumération.

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Renaud Garreta - © Cécile Gabriel

Quel regard portez-vous sur le monde de la voile ? Sur ces nouveaux héros ? Sur leur médiatisation ?

A.C. Si tu sous-entends “sport” dans ta question, alors je t’avouerais que je ne suis pas attiré par le sport ou par une dimension sportive en soi. Je prends le fait sportif comme un moyen. Si je navigue, ce n’est pas pour faire du sport, c’est pour aller là où je ne pourrais aller sans naviguer. Si je fais de l’alpinisme, ce n’est pas pour escalader mais pour me retrouver là et dans des conditions que je ne pourrais connaître autrement. Renaud est un vrai sportif, tu aimes le sport pour ce qu’il est en lui-même, non ?

R.G. C’est vrai, la voile est un sport magnifique, très complet, que l’on fasse de la voile légère ou de la grande croisière. C’est bien que ce sport soit un peu plus médiatisé qu’il y a encore quelque temps, si ça peut faire découvrir le monde marin au plus grand nombre. En plus, les héros de cette discipline, n’ont pas la grosse tête, loin de là, il sont très accessibles et c’est un vrai plus par rapport à d’autres sports plus populaires. Et pourtant eux, ce sont vraiment de vrais héros !

A.C. Mmmmh… j’admire Renaud de pouvoir parler comme ça. J’ai l’impression d’être un salopard, un infâme cynique. Par exemple, je ne crois pas à “je me suis surpassé”, on ne peut pas se surpasser, c’est logique, physique, mathématique. Quant on se “surpasse”, c’est juste que l’on se connaît un peu mieux. Et ça, je trouve cela admirable en soi ! Mais donc la notion de héros… Ce sont des hérauts, oui ! Des hérauts du monde maritime, d’une abnégation, d’une foi en ce qui les porte. Et ça j’admire, ça j’aime. Bravo mesdames, bravo messieurs, vous me faites rêver, vos actes me donnent un peu de force pour tenter d’accomplir les miens, les nôtres je l’espère, quels qu’ils soient.

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Comment avez-vous préparé cet album ?

R.G. Nous connaissions déjà un peu ce milieu. Moi, je navigue depuis que je suis gamin. Mais pour le Vendée plus spécifiquement, nous nous sommes pas mal documentés. Nous avons discuté avec des personnes qui comptent dans le monde de la voile, comme Didier Ravon, rédacteur en chef de Voiles et Voiliers, ou comme Denis Horeau directeur de course du Vendée Globe. Et comme dit plus haut, nous avons aussi navigué avec « Cali », Arnaud Boissières, qui est vraiment un mec super, c’était un moment formidable. C’est aussi pour ça que l’on pense à ces sujets, faire de belles rencontres.

A.C. Et cet album est l’addition de nos expériences. De mon côté par exemple, en plus de la voile plaisance, j’ai quelques voyages qui m’ont permis de ressentir des choses, et puis de la montagne. Pour faire vite, je te renvois à patagonia2009.com par exemple.

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Quelles ont pu être les contraintes, les difficultés rencontrées au niveau du scénario et du dessin ?

R.G. La contrainte scénaristique, c’est de trouver un point de vue, un angle, et sur un sujet sportif, ce n’est pas évident.

A.C. On a cherché, on a multiplié les pistes. À un moment, on s’est dit “C’est bon, c’est celui-là”. Le résumé était : un huis clos, un homme seul, un bateau et la mer pour seuls décors, pas de communication avec l’extérieur. Tu as pu lire l’album, tu peux voir que finalement, on ne s’est pas tant éloigné de cela, même si c’est tout de même assez différent, non ? L’enjeu était de proposer ce qu’il se passait dans la tête d’une personne, seule, trois mois en mer. Forcément c’est une proposition, c’est une vision, c’est la nôtre, ce n’est pas la moyenne de ce que peuvent vivre les skippers du VG, c’est un humain, différent de tous les autres comme chacun nous sommes différents. Mais j’ai presque envie de dire qu’il n’y a pas d’invention, il y a du ressenti et du vécu.

Et de mon point de vue, proposer à Renaud des contraintes aussi austères que celles-là, au moins il y avait un challenge pour nous porter.

R.G. Graphiquement, il fallait trouver un traitement qui mette bien en valeur les éléments. J’ai donc choisi la couleur directe, qui permet de bien travailler les volumes et la lumière.

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On ne voit ni le départ, ni l’arrivée. Pourquoi ce parti pris ?

R.G. Notre angle pour raconter cette histoire, c’est un huis-clos, le skipper, son bateau et les océans, comme le principe de la course, alors il nous paraissait intéressant qu’il n’y ait pas de vue à terre, ou vraiment le strict minimum (une seule case pour l’arrivée de l’un des premiers concurrents).

A.C. Et paf, c’est ce que je disais, Renaud a relevé le challenge. Et puis toujours cette envie d’être dans l’introspectif plutôt que dans le démonstratif.

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Pourquoi avez-vous choisi un « Coubertiniste » plutôt qu’un favori, un « vrai » héros ?

A.C. Si tu “fictionnes” sur du réel, une petite règle tacite est de laisser l’Histoire dans le même état que celui dans lequel tu l’as trouvé en arrivant. En tout cas c’est une règle que je me fixe. Donc si tu prends un skipper “remarquable” dans l’une ou l’autre édition du VG, tu es tenu d’être dans le vrai factuellement. Ce n’était pas notre parti pris. Et puis on voulait interroger cette dichotomie qui est, pour faire court, la vision du grand-public, l’aventure, et la réalité de la plupart des skippers, la course. Je pense qu’on propose un personnage qui évolue par rapport à son avis tranché du début “c’est avant tout l’aventure”. Par bien des aspects, il n’y aurait pas, ou moins, d’aventure s’il n’y avait pas la course. Inversement, tous les skippers disent “c’est tout de même l’aventure”. Alors l’un enrichit l’autre, on a essayé de ne pas opposer ces deux aspects, plutôt de les interroger…

R.G. L’idée, ce n’était pas de raconter la course du vainqueur, mais plutôt de s’attacher à comprendre ce que peuvent venir chercher ces hommes et ces femmes, skippers dans cette épreuve qui n’est pas comme les autres, même si c’est forcément un peu différent pour chacun d’eux.

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La mer est bien sûr omniprésente, quasi enveloppante dans l’album. On sent que vous l’avez traité comme le deuxième personnage de ce livre, le bateau passant au troisième plan…

R.G. Si vous l’avez ressenti comme ça, tant mieux, c’était un peu l’idée. La mer, c’est l’élément ultime, jamais la même, toujours en mouvement, vous la parcourez, vous essayez de la dompter, mais c’est toujours elle qui décide de vous amener de grandes joies comme de grandes peines.

A.C. Je ne sais combien il y a de cases dans l’album. Renaud a dessiné presque autant de mer que de cases. Je suis sidéré de ne jamais ressentir une seule redondance. Je trouve ça beau et fort. C’est Renaud.

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Vous le savez, un film va être tourné pendant la course avec François Cluzet. Selon vous, quels sont les points forts de la BD par rapport au cinéma pour ce genre de récit ?

R.G. C’est bien qu’un film se fasse, ça fera découvrir cette course au peu de monde qui ne la connaît pas encore. Le cinéma, c’est un support formidable, vous avez le son, ça bouge, et dieu sait que c’est important pour ce type de sujet, après, il y a l’histoire, et je ne connais pas celle du film. La BD permet, elle, une plus grande liberté, je pense. C’est un travail peut-être plus personnel, vous n’avez pas besoin de gros moyen financier, d’une énorme équipe et moins de contraintes techniques.

A.C. Le champ de la bande dessinée est extrêmement large et riche. Ces dix ou vingt dernières années, on a notamment pu découvrir des albums intervenant dans des domaines insoupçonnés dans les décennies précédentes. On peut faire une bande dessinée centrée sur un personnage. On peut faire une bande dessinée qui ne soit que dans l’introspectif. On peut tout faire en bande dessinée. J’ai la sensation qu’en cinéma ce n’est pas le cas. Enfin si, c’est également le cas. Mais une bande dessinée, quelque soit le sujet abordé, à un coût de réalisation à peu près identique à une autre du même nombre de pages. En cinéma, on est dans des logiques qui me semblent différentes. La capacité financière joue un rôle important dans la création.

Avec Renaud, nous avons essayé de faire un album tout public, avec des éléments de départ assez difficiles à manier, l’introspection, la solitude (qui est très différent du terme “solitaire”, beaucoup des skippers du VG sont solitaires mais absolument pas en solitude), l’unicité du lieu et du personnage, l’enfermement, voir l’étouffement. Je ne sais pas si nous aurions pu le tenter en cinéma. Et puis on peut proposer des scènes où dans la réalité, le skipper ne prendrait pas sa caméra pour filmer, et où dans le cinéma de fiction, on ne s’attarderait pas. La notion du temps d’un plan de cinéma ou d’une case, l’ellipse de ces deux médiums de création, ne fonctionne pas du tout de la même manière, n’est pas perçue de la même façon.

En tout cas, j’attends avec impatience de voir ce que va donner le film, et pour en savoir un peu, je crois que nos deux projets sont bien différents.

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Quels sont vos projets ?

R.G. Je suis sur une nouvelle série qui sortira en 2013 chez Dargaud, cette fois dans l’univers des courses moto, ça s’appelle Warm Up. Sur cette série, je suis au dessin, à la couleur et au scénario. Sinon, je travaille toujours sur Insiders et sur le Maître de Benson Gate, avec Fabien Nury. Les deux prochains épisodes devraient paraître prochainement.

A.C. En écriture, j’ai quelques projets en cours. En prenant un peu de recul, ils abordent tous, par un aspect ou un autre, la réflexion sur des expériences vécues, la solitude, le rapport de soi à l’autre. Et en ce qui concerne les voyages, il y a beaucoup d’envie. Il y a beaucoup de pistes. Je peux vous en lâcher quelques unes, ça entretient l’envie, mais laquelle se réalisera ? Certainement une autre. Je propose de rejoindre le Spitzberg à la Nouvelle-Zemble, en kayak, à deux ou en solitaire, suivre le parcours inverse des rennes qui ont colonisé le Svalbard en dérivant sur des bouts de glaçons. Partir de Tokyo, en vélo, rejoindre le Nord, puis passer d’île en île dans les Kouriles en rencontrant les pêcheurs pour faire du stop, puis débarquer au Kamtchatka et rejoindre Petropavlovsk en ski de rando. Le copain avec qui j’aurais bien tenté cela vient d’avoir un enfant, ça va être difficile d’y partir bientôt. Ou sinon construire un bateau, par cœur pour Damien, et tourner autour de l’Antarctique, joindre ces îles perdues, en gravir les sommets. Sinon j’ai encore quelques autres envies, mais cela se mûrit lentement, petit à petit, jusqu’à ce que cela devienne comme une nécessité d’y aller. Et puis bien sûr, le budget à trouver. Tu penses que France 3 serait intéressé par un partenariat ?

Merci beaucoup Alexandre et Renaud et bon vent comme dirait notre Pernoud national…

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Interview réalisée par mail le 10 octobre 2012 par Eric Guillaud à lire également ici

© Toutes illustrations Chenet et Garreta – Dargaud


14 Oct

Fatale, de Ed Brubaker et Sean Phillips : le polar à la sauce fantastique

Il y a des jours où on ferait mieux de rester couché ou au pire de se casser une jambe. Malheureusement, Nicolas Lash ne pouvait logiquement pas manquer l’enterrement de Dominic Raines, son parrain. Qui plus est parce qu’il en était l’exécuteur testamentaire. Sous une pluie battante, Nicolas Lash assiste donc à la mise en terre en compagnie d’une petite dizaine de personnes. Et parmi celles-ci, une jeune femme qui se fait appeler Jo. Une jeune femme mystérieuse du genre fatale. Sous le charme, Nicolas Lash ne devra pas attendre bien longtemps pour la retrouver sur son chemin. Au péril de sa vie…

Sean Phillips au dessin et Ed Brubaker au scénario forment un tandem de choc déjà récompensé par un Eisner Award en 2007 pour sa série Criminal. Suivront Incognito et aujourd’hui Fatale, un récit aux frontières du polar et du fantastique. Sean Phillips est aussi connu en France pour sa « production » franco-belge. C’est lui qui a inauguré la série 7 chez Delcourt avec Sept Psychopathes, scénarisé par Fabien Vehlmann. Il a également dessiné un tome de la série concept La Grande évasion à paraître le 24 octobre avec au scénario Herik Hanna. Son titre : Void 01. Son trait sombre et épais colle à la perfection à ce genre de récits. Sean Phillips est un petit génie qu’il est impératif de connaître ou de découvrir au plus vite ! EGuillaud

La Mort aux trousses, Fatale (tome 1), de Ed Brubaker et Sean Phillips. Editions Delcourt. 14,95 euros.

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L’info en +

Sean Phillips sera présent au festival Quai des Bulles de Saint-Malo du 26 au 28 octobre.