25 Oct

Maltempo d’Alfred : désir d’ailleurs en trois accords

Après Come Prima et Senso, Alfred met un point final à sa trilogie italienne avec Maltempo, l’histoire d’un ado qui compte sur sa guitare et le rock’n’roll pour échapper à sa condition…

En ce mois d’août, le paysage est digne d’une carte postale, mais pour le reste, c’est l’ennui ferme dans ce bled un peu paumé de l’Italie-du-sud. Même les touristes ne sont pas encore arrivés jusqu’ici et le complexe hôtelier actuellement en construction vient de subir un nouveau sabotage, Une grue a été plastiquée. C’est la troisième fois.

Alors, chacun tente de passer le temps comme il peut. Pour Mimmo, un gamin de 15 ans, c’est avant tout la musique, le rock. Il a même un groupe… un peu en sommeil faut-il avouer. Mais la venue annoncée dans la région de la célèbre émission de radio-crochet Vieni Cantare finit par sortir tout le monde de la torpeur estivale.

Mimmo n’a alors plus qu’un objectif : réactiver le groupe, répéter, participer au casting de l’émission, se faire remarquer, s’envoler pour la capitale et échapper à une probable vie de misère. Mais bien évidemment, les choses ne se passeront pas aussi simplement…

Il aura fallu dix ans à l’auteur, Alfred, pour boucler cette merveilleuse trilogie qui nous plonge dans l’Italie, son Italie, un récit construit à partir de ses souvenirs d’enfance, d’anecdotes familiales, de son carnet de notes, de son vécu d’adulte puisqu’il y a vécu à plusieurs reprises, et enfin de son amour immodéré pour le cinéma transalpin.

« J’ai composé en liant tous ces éléments très disparates… », explique l’auteur, « parfois espacés entre eux de dizaines d’années ou de centaines de kilomètres. Toute cette matière est devenue le terreau affectif dans lequel j’ai pioché l’essentiel des ingrédients qui ont composé ces albums. C’est ce qui me donne à penser que, bien qu’indépendants les uns des autres, ces trois livres forment une trilogie ».

Malpento, c’est un décor, mais c’est aussi et surtout des personnages à fort caractère, des gueules, des histoires de vie, des hommes et des femmes qu’Alfred dessine avec leurs blessures, leur part d’ombre et de lumière, des vies souvent animées par le désir d’ailleurs et parfois une certaine forme de résignation.

Car malgré le soleil, malgré la mer, l’horizon est souvent bouché et le choix de vie limité entre travailler pour la mafia ou s’user le corps et l’âme sur les chantiers. Alfred met ici en scène, comme dans ses autres albums, les gens ordinaires, LA vie ordinaire, et surtout ce qui peut les animer, ici le désir de partir. Une belle histoire, pleine d’émotions, de couleurs et de rock’n’roll.

Eric Guillaud

Maltempo, d’Alfred. Delcourt. 23,95 €

© Delcourt / Alfred

24 Oct

Vacances de la Toussaint : 12 mangas à dévorer au chaud sous la couette

On commence avec un sympathique coffret réunissant les trois volumes de Candy Flurry parus simultanément fin septembre aux éditions Soleil. Avec une bonne dose d’humour, Ippon Takegushi et Santa Mitarashi nous plongent dans un Tokyo ravagé par… des bonbons. Oui, vous avez bien lu, l’apocalypse prend ici des allures de friandises, des sucettes géantes pour être précis, qui se sont abattues sur la ville telle une pluie d’automne. Et le responsable ? Un utilisateur de sucettes qui a obtenu des super-pouvoirs en se goinfrant de sucreries. Cinq ans après, la police des bonbons est toujours sur le coup et depuis peu sur les traces d’une lycéenne… (Candy Flurry, tomes 1 à 3, de Ippon Takegushi et Santa Mitarashi. Soleil Manga. 21,87 euros)

Vous avez dévoré Food Wars!, la série de Yūto Tsukuda et de Shun Saeki aux 36 volumes et quelques 20 millions d’exemplaires imprimés ? Alors, vous dévorerez pareillement ces deux livres tirés de son univers, à commencer par Food Wars! Spécialité du chef, un fan book situé quelque part entre l’artbook et le livre culinaire avec un format manga mais une couverture rigide. L’occasion de retrouver Sôma, le héros principal, envoyé dans sa prestigieuse école culinaire. De nombreuses illustrations, des recettes, des photos… bref, de quoi saliver ! (Food Wars, spécialité du chef, de Yutö Tsukuda et Shun Sarki. Delcourt Tonkam. 15,50€)

Le deuxième livre tiré de l’univers de Food Wars! est en fait un spin-off de One Piece, un autre monument du manga, avec toujours les mêmes auteurs en cuisine, les sieurs Yūto Tsukuda et Shun Saeki, mais un personnage central différent puisqu’il s’agit de Sanji, le fameux cuisinier de l’équipage de Monkey D. Luffy de la non moins fameuse saga d’Eiichiro Oda. Au menu : des bons petits plats aux ingrédients insolites, de quoi subjuguer les palais les plus difficiles. (Sanji’s Food wars!, de Yutö Tsukuda et Shun Saeki d’après Eiichiro Oda. Glénat. 6,99€)

Ça vous a ouvert l’appétit ? Alors, vous êtes prêts pour passer au plat suivant, Today’s Burger, les deux premiers volumes sont sortis en septembre, un troisième est attendu pour décembre. Les auteurs, Umetaro Saitani et Rei Hanagata, y racontent le parcours de Satoshi Jingûji, un employé de l’industrie agro-alimentaire qui décide un beau jour, malgré la concurrence, de quitter son travail pour monter son propre restaurant de burgers. Mais attention, des burgers faits avec amour pour les fins gourmets… Un voyage étonnant au pays du burger. (Today’s Burger, 2 tomes parus, de Umetaro Saitani et Rei Hanagata. Soleil Manga. 8,50€ le volume)

Si vous préférez un plat un peu plus typique du Japon, du moins dans notre esprit d’Européens, voici les Gyozas, ces raviolis à la fine pâte croustillante et à la farce parfumée, préparés qui plus-est par la reine des gyozas, rien que ça, sous le contrôle de la chef cuisinière, à la fois scénariste et dessinatrice, Yûsuke Kanmera. Premier titre avec Today’s burger sus-cité de la nouvelle collection Gourmet des éditions Soleil Manga, La Reine des gyozas nous invite à passer un bon moment dans le petit restaurant de Yonagi à la fois côté salle et côté cuisine. Et les gyozas n’auront plus de secrets pour vous ! (La Reine des gyozas, de Yûsuke Kanmera. Soleil Manga. 8,50€)

Changement radical de style avec Samura du mangaka Oku publié dans la toute nouvelle collection Alpha des éditions Dupuis. On laisse de côté les burgers et autres gyozas pour une nourriture beaucoup plus spirituelle qui n’a ni le format habituel du manga, ni le noir et blanc et le graphisme d’usage. Samura est un OVNI qui se rapproche du roman graphique et visuellement de l’estampe. 160 pages d’une histoire de samouraï en mode onirique. De toute beauté ! (Samura, d’Oku. Alpha Vega-Dupuis. 20€)

Et de trois pour Nights with a cat ! Vous avez adoré Chi une vie de chat de Konami Kanata, un énorme carton en 12 volumes publiés entre 2010 et 2015, alors vous devriez aimer Nights with a cat qui reprend un peu la formule magique du jeune chat débarquant dans un foyer, en l’occurrence ici celui de Futa et de sa petite sœur. À la différence près qu’ici, ce n’est pas le chat qui découvre la vie des humains mais les humains qui découvrent la vie de chat. Sa toilette, ses pupilles, ses oreilles, son sommeil… Futa décortique la bestiole et scrute ses habitudes, tentant d’en apprendre un peu plus sur lui à chaque page. Le tout avec un peu d’humour et des couleurs ! (Nights with a cat tome 3, de Kyuryu Z. Glénat. 10,95€)

Bienvenue à N°6, la cité du futur, un sanctuaire qui rassemble le meilleur de la science et en même temps une forteresse ultra-protégée entourée d’un mur conçu dans un alliage spécial. Bref, de quoi assurer à quelques privilégiés une vie de rêve loin de la criminalité rampante et proche des derniers progrès en médecine. Ici, la douleur, la misère, le malheur n’existent pas. Et dans ce monde, Shion, un jeune adolescent de 12 ans, est appelé à rejoindre l’élite, tout lui sourit, tout jusqu’au jour où il recueille chez lui un criminel en fuite… Publié entre 2011 et 2013 au Japon, N°6 débarque en France chez Vega-Dupuis. Deux tomes sont parus, un troisième est annoncé pour novembre. (N°6, de Asano et Kino. Vega – Dupuis. 8,35€)

Nous parlions précédemment du spin-off de One Piece baptisé Sanji’s Food wars!, la série mère du Japonais Eiichiro Oda, elle, poursuit sa route avec un 105e volume. C’est le manga Number one du marché et l’éditeur ne manque pas de le rappeler sur son communiqué de presse. 38,2 millions d’exemplaires vendus en France, des centaines de millions sur la planète, de quoi il est vrai faire tourner les têtes (et les serviettes!). Et toujours un univers unique, un mélange d’aventure, de fantastique et d’humour, et un héros baptisé Lufy qui rêve de devenir le roi des pirates en trouvant le fameux trésor « One Piece » (One Piece tome 105, d’Eiichiro Oda. Glénat. 6,99€)

C’est un beau cadeau que les éditions Casterman ont fait aux nombreux fans de la saga L’Habitant de l’infini avec la publication simultanée, à la rentrée, du premier volet d’une nouvelle édition consacrée à la série mère, une édition en 15 doubles tomes, et celle du premier épisode d’un spin-off inédit en français baptisé Bakumatsu. Bref, de quoi retrouver notre samouraï immortel, Manji, dans de sacrés combats de sabre et dans les deux cas avec un graphisme plutôt musclé.(L’Habitant de l’infini, Immortal editions Tome 1, de Hiroaki Samura, Casterman. 13,95€. L’Habitant de l’infini – Bakumatsu tome 1, de Renji Takigawa et Ryu Suenobu. Casterman. 9,45€)

On termine avec Le Bateau-usine de Shinjirô et Shigemitsu Harada, un récit de science-fiction qui nous embarque pour un futur lointain dans lequel toutes les mers se sont évaporées. Les créatures marines se sont adaptées en se déplaçant dorénavant au gré des courants atmosphériques. C’est donc dans le ciel que le bateau-usine navigue pour pêcher des crabes géants. À son bord s’activent pour une misère des ouvriers endettés, des criminels et des gamins orphelins vendus à la compagnie comme Luca et Shû qui ne rêvent que d’une chose : gagner assez d’argent pour acheter leur liberté. Mais ce n’est pas gagné…  (Le Bateau-usine, de Shinjirô et Shigemitsu Harada. Vega – Dupuis. 8,35€)

Eric Guillaud

Mother Of Madness ou comment remplir à la fois son rôle de mère et celui de super-héroïne

Tiens d’ailleurs, peut-on être une actrice à succès ET une scénariste de bande dessinée reconnue ? La star de Game Of Thrones, Emilia Clarke, se prête au jeu avec Mother Of Madness – ou MOM – vraie-fausse histoire de super-héroïne…

Vous l’avez connue en blonde platine sous le nom de Daenerys Targaryen durant les huit années où la série télé Game Of Thrones a écrabouillé la concurrence, faisant d’Emilia Clarke une star. Mais depuis l’arrêt de la série en 2019, cette jeune actrice britannique de 36 ans essaye de rebondir dans le petit écran, notamment en apparaissant dans la série Marvel Secret Invasion aux côtés de Samuel L. Jackson, mais aussi sur un terrain où on l’attendait moins : scénariste de BD.

Attention, elle n’est pas la seule ici aux commandes, étant épaulée par la coscénariste Marguerite Bennett. Autre malentendu qu’il faut tout de suite dissiper : malgré le fait que le tout soit estampillé telle quelle, ceci n’est pas une ‘simple’ aventure mettant en scène une super-héroïne découvrant l’étendue de ses pouvoirs et affrontant au passage des super-méchants.

© Panini / Emilia Clarke, Marguerite Bennett & Leila Liz

Non, on tient ici plutôt un récit d’apprentissage où le personnage central, une jeune mère célibataire de 29 ans vivant en 2049 du nom de Maya, essaye de découvrir qui elle est vraiment tout en jonglant avec son rôle de maman, de femme active et de super-héroïne. Ce qu’elle fait régulièrement en brisant le quatrième mur, s’adressant ainsi aux lecteurs et lectrices à qui elle semble demander de l’aide plus qu’autre chose, tout en remontant le cours de sa vie.

On apprend tout d’elle, qu’elle aime manger thaï, qu’elle devrait faire plus de sport mais aussi qu’elle est bien trop anxieuse et surtout paumée. On ne retrouve d’ailleurs que des femmes dans l’équipe créative de ce récit et ce n’est pas pour rien que les pouvoirs de Maya se déchainent particulièrement lors de ce chamboulement hormonal tous les mois que sont les menstruations.

Même si par moment un chouia trop bavard, MOM réussit pourtant son pari, le portrait ‘pop’ sensible d’une jeune femme cherchant sa place dans une société où tous les repères sont chamboulés. Le tout dans un style graphique très coloré mais aussi bourré de références pas si cachées que cela allant de Deadpool… à certains peintres de la Renaissance.

Olivier Badin

Mother Of Madness, d’Emilia Clarke, Marguerite Bennett & Leila Liz. Panini. 24,86€ 

© Panini / Emilia Clarke, Marguerite Bennett & Leila Liz

18 Oct

Loire, une histoire au fil de l’eau d’Étienne Davodeau

Étienne Davodeau élabore depuis maintenant une trentaine d’années une œuvre sensible et bienveillante, explorant l’intime, le quotidien, l’ordinaire. Après Le Droit du sol, une bande dessinée documentaire, l’auteur angevin revient à la fiction avec Loire, un voyage au cœur des sentiments humains et une ode à la nature…

L’art de la promesse. Qu’on ait affaire à un roman ou à une bande dessinée, la couverture est la première chose que l’on voit, une sorte de bande-annonce, un teaser, une promesse de ce qu’on lira, de ce qu’on vivra, au fil des pages. Et en ce sens, la couverture du nouvel album d’Etienne Davodeau est singulière. Aucun personnage, ou plutôt si, la Loire, un personnage à part entière, son personnage principal.

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14 Oct

La Petite fille et le postman de Galic et Vidal : un album hautement recommandé

Construit à partir d’un fait réel mais largement romancé, ce récit du Breton Bertrand Galic et de l’Espagnol Roger Vidal nous embarque dans l’Amérique au début du XXe siècle pour une histoire de colis peu ordinaire !

Envoyez un colis ? Rien de plus simple aujourd’hui. Mais au début du vingtième siècle, en 1906 pour être très précis, période à laquelle se déroule le récit, c’était une autre histoire surtout quand l’objet de votre colis est un être humain, oui, une gamine en l’occurrence de quelque 25 kilos, et qu’il doit traverser les États-Unis depuis San Francisco jusqu’à Chicago dans l’Illinois, un parcours de près de 3500 kilomètres, autant dire quelques jours de voyage.

Ce drôle de paquet s’appelle Jenny. Au lendemain du terrible séisme qui a ravagé San Francisco, décision a été prise par son père de l’envoyer chez les grands parents. Et c’est Enyeto Johnson, un facteur amérindien qui va prendre en charge le colis bien au-delà de ce qu’il est censé faire puisqu’il l’accompagnera jusqu’à destination.

Avec au programme, un sacré périple en bateau, en train, en diligence, à pied, le tout au coeur d’une Amérique en pleine mutation, bercée entre ses grands espaces éternels et ses villes résolument tournées vers la modernité…

Très agréablement mis en images par un jeune dessinateur espagnol dont on a déjà pu admirer le travail en France dans plusieurs albums dont Fukushima, Chronique d’un accident sans fin paru en mars 2021 chez Glénat, La Petite fille et le postman s’inspire étonnamment de faits réels, oui, des bébés qui auraient été livrés par la poste des États-Unis dans les années 1910, c’est en tout cas ce que nous apprend le dossier de quelques pages clôturant l’album. Au-delà de cette curiosité, Bertrand Galic et Roger Vidal nous offrent un bon récit d’aventure et d’amitié. Et c’est déjà pas mal !

Eric Guillaud

La Petite fille et le postman, de Galic et Vidal. Vents d’Ouest. 19,50€

© Vents d’Ouest / Vidal & Galic

12 Oct

Les Évaporés d’Isao Moutte, une histoire dans le Japon d’aujourd’hui

Au Japon, on les appelle les évaporés, ces hommes et ces femmes qui décident un beau jour de tout plaquer pour refaire leur vie ailleurs. Ils sont 80 000 chaque année, la plupart sont retrouvés ou reviennent d’eux-mêmes, certains disparaissent à jamais, voici l’histoire de l’un d’entre eux racontée par le Franco-japonais Isao Moutte…

Leur nom est poétique mais la réalité est toute autre. Chaque année, 80 000 Japonais disparaissent volontairement de la circulation, abandonnant travail, famille, identité, souvent pour des raisons d’endettement.

Fuir plutôt que mourir ! Kaze a fait ce choix après avoir été licencié de son entreprise et poursuivi, pense-t-il, par des yakusas pour avoir mis la main sur des documents compromettants. Une disparition préparée, planifiée, gardée secrète jusqu’au bout, même auprès de ses plus proches.

Je ne mettrai plus les chaussons

C’est pas cette annonce laconique, quelques mots jetés sur une feuille de papier, que sa femme apprend la nouvelle un matin. Sa fille, Yukiko, installée en France depuis des années, pressée par sa mère, revient au pays pour tenter de le retrouver.

© Sarbacane / Moutte

Pour Kaze, direction la capitale, Tokyo, et son anonymat assuré. Il s’installe dans l’hôtel délabré d’un quartier minable, achète un utilitaire hors d’âge et se lance dans les petits boulots qui vont lui permettre de subsister. Déraciné volontaire, Kaze croise un déraciné involontaire, Akainu. Lui a fui sa région d’origine, la préfecture de Miyagi , à cause du tsunami qui a tout emporté, tout rasé et tué tant de monde, notamment ses parents.

Ensemble, Kaze et Akainu, décident de retourner dans cette partie du pays sinistrée pour prêter main forte aux travaux de déblayage et de reconstruction…

© Sarbacane / Moutte

Pour raconter cette histoire, raconter l’horreur du tsunami, ses conséquences directes sur la population nippone, visibles aux yeux du monde, et celles nettement moins perceptibles mais tout aussi dévastatrices, entre magouilles et corruption, transactions douteuses et entreprises paravent, il fallait quelqu’un qui connaisse parfaitement le Japon.

Franco-japonais, Isao Moutte le connaît et le restitue graphiquement d’une merveilleuse façon, un dessin en hachures à la fois sobre et minutieux, des planches en noir et blanc d’une belle homogénéité qui laissent transparaître un Japon comme on a peut-être pas l’habitude de voir, celui des exclus, des sacrifiés sur l’autel de l’économie. Énorme coup de cœur !

Eric Guillaud

Les Evaporés, d’Isao Moutte d’après le roman de Thomas B. Reverdy. Sarbacane. 25€

Une nouvelle anthologie consacrée à Vampirella, sulfureuse anti-héroïne des années 70 et fleuron de la bande dessinée fantastique

Avant de devenir une véritable icône, le personnage de Vampirella fut avant tout une opération de la dernière chance. Un véritable pari qui vit éclore non seulement un personnage devenu culte depuis mais qui permit aussi de redéfinir le style fantastique/horreur, tout en donnant une chance à de jeunes futurs grands de la bande dessinée européenne.

En 1969, les éditions Warren sont au bords de la banqueroute : même si ces deux magazines phares, Creepy puis Eerie, sont devenus des références de la bande dessinée fantastique et d’horreur, plusieurs mauvais investissements et d’énormes pertes d’argent menacent leur existence même. Dans une sorte de baroud d’honneur, ses patrons décident de lancer un troisième magazine autour d’un personnage féminin très largement inspiré par le Barbarella de Roger Vadim starring Jane Fonda mais aussi ancré dans la culture horrifique maison, espérant ainsi ratisser large. C’est le succès, immédiat.

© Delirium / Collectif

Or si sa plastique est en partie définie par le célèbre illustrateur Frank Frazetta qui se chargera de sa première couverture, ce vampire originaire de la planète Drakulon ne fait pas que combiner glamour et horreur. En fait, passé des débuts assez hésitants, sous l’impulsion du scénariste Casey Brennan, le personnage gagne en épaisseur et se voit affubler de partenaires comme Adam Van Helsing, lointain descendant du plus célèbre adversaire de Dracula, ou Pendagon, magicien fantoche. Mieux, tout en emmenant d’un monde onirique à un autre tout en affrontant régulièrement Dracula mais aussi le dieu du chaos, Vampirella s’humanise progressivement, essayant par exemple petit-à-petit de se débarrasser de son insatiable envie de se nourrir des sangs des autres.

© Delirium / collectif

Huit ans après un premier volume compilant les meilleurs récits des quinze premiers numéros du magazine, cette nouvelle anthologie s’attaque aux numéros 16 à 23. Elle permet surtout d’apprécier cette subtile transformation et surtout l’incroyable apport de toute une génération de alors jeunes dessinateurs venus d’Europe. Car oui, plus qu’un hommage à Vampirella elle-même, ce nouveau tome est limite plus un travail de réhabilitation de tout une génération d’artistes, dans le sens premier du terme, dont le style racé et fin s’apprête à redéfinir le style de la bande dessinée d’horreur pour les vingt ans à venir.

© Delirium / collectif

Tous ont en commun d’être originaires de Barcelone et d’avoir fait leurs premières armes dans la bande dessinée romantique au sein du même éditeur. Lorsqu’endettés jusqu’au cou les propriétaires de Warren Publishing se voient obligé de laisser passer partir une grande partie des auteurs qui avaient fait le succès de Creepy et Eerie, un agent américain leur propose de laisser leur chance à ses jeunes européens, tous aussi créatifs mais beaucoup moins gourmands sur le plan financier. Avec leur trait tout en finesse et en atmosphère, à la fois envoûtant et même temps sensible mais jamais vulgaire et serti dans un noir et blanc de toute beauté, cette bande de jeunes loups révolutionnent alors le genre, au point qu’assez rapidement le géant Marvel se lancera à son tour dans le BD d’horreur en tentant de les copier ouvertement.

© Delirium / collectif

Parmi eux, José ‘Pepe’ González devient très rapidement LE dessinateur attitré de Vampirella et il se taille ici logiquement une large part du gâteau. Sauf que le magazine du même nom ne contenait pas que des histoires centrées autour de son héroïne attitrée mais aussi, suivant la même idée que Les Contes de la Crypte par exemple ou justement Creepy, des sortes de contes sanglants dont elle n’est que la narratrice. Ce ‘à-côtés’ sont les vrais trésors de cette anthologie et là où l’inventivité et la folie créatrice sont les plus ébouriffantes. Si par exemple le trop rare Félix Mas revisite d’une façon macabre mais saisissante la légende la sirène avec Cilia, plus loin le trop peu connu Esteban Maroto déconstruit complètement les règles narratrices avec un Épisode Du Tombeau Des Dieux quasi-expérimental mais dont la façon de fragmenter le récit et les planches n’ont sûrement pas échappé à certains des dessinateurs emblématiques du magazine français culte Métal Hurlant.   

Ajoutez à cela le standard de reproduction élevé (une habitude chez Deliirum), l’inclusion de plusieurs couvertures d’époque ainsi que des planches originales plus une très fouillée introduction bourrée d’anecdotes et vous vous retrouvez avec une petite pépite de la BD d’horreur 70’s, rééditée avec le respect et le soin qu’elle mérite. Indispensable !

Olivier Badin

Anthologie Vampirella – Volume 2. Collectif. Delirium. 29€

10 Oct

Sans panique de Coline Hégron : un premier album d’une très grande maîtrise

Premier essai réussi pour Coline Hégron qui signe avec Sans panique un premier album de bande dessinée surprenant, envoutant et un poil déroutant dans la forme comme dans le fond…

Dans son malheur, Romie a eu de la chance, enfin si on peut appeler ça de la chance. Elle est la seule rescapée d’un accident d’hélicoptère dans lequel ses parents ont péri. Pour elle, aucune blessure si ce n’est la blessure de l’âme.

Secourue et recueillie par les habitants de l’ile de Galguantes, Romie découvre une population pour le moins étrange. Totalement apathique. Rien ne les effraie, rien ne les fait vibrer. Parmi eux, Danaé, qui a sensiblement le même âge que Romie, dans les 11 ans, ne laisse paraître aucune émotion.

« Si je devais donner un nom à ton état d’âme… », lui dit Romie, « ce serait l’apathite ».

Et Danaé de lui répondre : « Si j’ai l’apathite, alors tu as la débordante ».

Malgré tout, même si l’une et l’autre ont des caractères foncièrement opposés, elles vont apprendre à se connaître et signer un pacte : s’enseigner mutuellement les points forts de leur caractère. Jusqu’au jour où les scientifiques annoncent qu’une météorite va selon toutes logiques s’écraser sur l’île de Galguantes.

Devant l’apathie générale des habitants, résignés à attendre que la météorite leur tombe sur la tête, Romie et Danaé, subitement libérée de sa propre apathie, vont se jurer de les sauver…

Des aplats de couleurs vives, un trait souple ramené à l’essentiel, des personnages aux grands yeux, un gaufrier relativement classique ponctué par des illustrations pleine page, des éléments de décors sommaires, parfois naïfs, Sans Panique a la saveur d’un conte pour enfants autour des émotions.

Lauréate du concours jeunes talents du festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2021 avec un récit en trois planches reprenant la même trame de scénario, Coline Hégron signe cette fois un très bel album de 200 pages à l’univers bien en place. Une autrice à suivre de très près.

Eric Guillaud

Sans panique, de Coline Hégron. Delcourt. 27,95€

© Delcourt / Hégron

06 Oct

INTERVIEW. Rosigny Zoo : le nouvel album de Chloé Wary, première lauréate du Fauve d’Angoulême – Prix du public France Télévisions

Elle a remporté le Fauve d’Angoulême – Prix du public France Télévisions en 2020 pour son album Saison des roses, Chloé Wary revient avec un troisième roman graphique qui se déroule une nouvelle fois à Rosigny-sur-Seine, une ville comme les autres ? Non, un petit coin de planète qui voudrait bien rester à l’écart du système…

Chloé Wary et les couvertures des albums Rosigny Zoo et Saison des Roses • © Chloé Wary

À l’écart du système, mais plus pour très longtemps ! Sous prétexte de redynamiser les zones urbaines délaissées et surtout de donner l’opportunité à quelques promoteurs immobiliers de construire la ville de demain avec ses résidences GreenStanding, la mairie a envoyé les bulldozers raser le bâtiment du patronage Saint-Joseph qui abritait jusque-là Coeur2Cité, une association de jeunes et moins jeunes plus intéressés par le hip hop et les actions de solidarité que par faire de Rosigny-sur-Seine une ville propre et bien rangée.

Rosigny-sur-Seine. Une ville, une banlieue au nom inventé par Chloé Wary mais à la réalité bien concrète. L’autrice l’avait déjà pris pour décor de son album précédent, Saison des roses, qui offrait un regard lucide et militant sur la condition féminine à travers Barbara, jeune footballeuse amatrice, vouée à se battre pour faire vivre son club et plus particulièrement l’équipe des filles forcément dénigrée.

La femme et sa place dans notre monde patriarcal, c’est ce que Chloé Wary questionnait ici, c’est déjà ce qu’elle questionnait dans son premier livre, Conduite interdite (Steinkis), une fiction sur les femmes d’Arabie Saoudite. C’est enfin ce qu’elle questionne aujourd’hui avec Rosigny Zoo où les femmes sont juste plus présentes sur les quelque 300 planches de l’album et juste plus impliquées dans la lutte contre une nouvelle étape de déshumanisation des villes, un espace public tiré au cordeau, propre, mais sans âme. 

L’interview ici