12 Oct

Les Évaporés d’Isao Moutte, une histoire dans le Japon d’aujourd’hui

Au Japon, on les appelle les évaporés, ces hommes et ces femmes qui décident un beau jour de tout plaquer pour refaire leur vie ailleurs. Ils sont 80 000 chaque année, la plupart sont retrouvés ou reviennent d’eux-mêmes, certains disparaissent à jamais, voici l’histoire de l’un d’entre eux racontée par le Franco-japonais Isao Moutte…

Leur nom est poétique mais la réalité est toute autre. Chaque année, 80 000 Japonais disparaissent volontairement de la circulation, abandonnant travail, famille, identité, souvent pour des raisons d’endettement.

Fuir plutôt que mourir ! Kaze a fait ce choix après avoir été licencié de son entreprise et poursuivi, pense-t-il, par des yakusas pour avoir mis la main sur des documents compromettants. Une disparition préparée, planifiée, gardée secrète jusqu’au bout, même auprès de ses plus proches.

Je ne mettrai plus les chaussons

C’est pas cette annonce laconique, quelques mots jetés sur une feuille de papier, que sa femme apprend la nouvelle un matin. Sa fille, Yukiko, installée en France depuis des années, pressée par sa mère, revient au pays pour tenter de le retrouver.

© Sarbacane / Moutte

Pour Kaze, direction la capitale, Tokyo, et son anonymat assuré. Il s’installe dans l’hôtel délabré d’un quartier minable, achète un utilitaire hors d’âge et se lance dans les petits boulots qui vont lui permettre de subsister. Déraciné volontaire, Kaze croise un déraciné involontaire, Akainu. Lui a fui sa région d’origine, la préfecture de Miyagi , à cause du tsunami qui a tout emporté, tout rasé et tué tant de monde, notamment ses parents.

Ensemble, Kaze et Akainu, décident de retourner dans cette partie du pays sinistrée pour prêter main forte aux travaux de déblayage et de reconstruction…

© Sarbacane / Moutte

Pour raconter cette histoire, raconter l’horreur du tsunami, ses conséquences directes sur la population nippone, visibles aux yeux du monde, et celles nettement moins perceptibles mais tout aussi dévastatrices, entre magouilles et corruption, transactions douteuses et entreprises paravent, il fallait quelqu’un qui connaisse parfaitement le Japon.

Franco-japonais, Isao Moutte le connaît et le restitue graphiquement d’une merveilleuse façon, un dessin en hachures à la fois sobre et minutieux, des planches en noir et blanc d’une belle homogénéité qui laissent transparaître un Japon comme on a peut-être pas l’habitude de voir, celui des exclus, des sacrifiés sur l’autel de l’économie. Énorme coup de cœur !

Eric Guillaud

Les Evaporés, d’Isao Moutte d’après le roman de Thomas B. Reverdy. Sarbacane. 25€

Une nouvelle anthologie consacrée à Vampirella, sulfureuse anti-héroïne des années 70 et fleuron de la bande dessinée fantastique

Avant de devenir une véritable icône, le personnage de Vampirella fut avant tout une opération de la dernière chance. Un véritable pari qui vit éclore non seulement un personnage devenu culte depuis mais qui permit aussi de redéfinir le style fantastique/horreur, tout en donnant une chance à de jeunes futurs grands de la bande dessinée européenne.

En 1969, les éditions Warren sont au bords de la banqueroute : même si ces deux magazines phares, Creepy puis Eerie, sont devenus des références de la bande dessinée fantastique et d’horreur, plusieurs mauvais investissements et d’énormes pertes d’argent menacent leur existence même. Dans une sorte de baroud d’honneur, ses patrons décident de lancer un troisième magazine autour d’un personnage féminin très largement inspiré par le Barbarella de Roger Vadim starring Jane Fonda mais aussi ancré dans la culture horrifique maison, espérant ainsi ratisser large. C’est le succès, immédiat.

© Delirium / Collectif

Or si sa plastique est en partie définie par le célèbre illustrateur Frank Frazetta qui se chargera de sa première couverture, ce vampire originaire de la planète Drakulon ne fait pas que combiner glamour et horreur. En fait, passé des débuts assez hésitants, sous l’impulsion du scénariste Casey Brennan, le personnage gagne en épaisseur et se voit affubler de partenaires comme Adam Van Helsing, lointain descendant du plus célèbre adversaire de Dracula, ou Pendagon, magicien fantoche. Mieux, tout en emmenant d’un monde onirique à un autre tout en affrontant régulièrement Dracula mais aussi le dieu du chaos, Vampirella s’humanise progressivement, essayant par exemple petit-à-petit de se débarrasser de son insatiable envie de se nourrir des sangs des autres.

© Delirium / collectif

Huit ans après un premier volume compilant les meilleurs récits des quinze premiers numéros du magazine, cette nouvelle anthologie s’attaque aux numéros 16 à 23. Elle permet surtout d’apprécier cette subtile transformation et surtout l’incroyable apport de toute une génération de alors jeunes dessinateurs venus d’Europe. Car oui, plus qu’un hommage à Vampirella elle-même, ce nouveau tome est limite plus un travail de réhabilitation de tout une génération d’artistes, dans le sens premier du terme, dont le style racé et fin s’apprête à redéfinir le style de la bande dessinée d’horreur pour les vingt ans à venir.

© Delirium / collectif

Tous ont en commun d’être originaires de Barcelone et d’avoir fait leurs premières armes dans la bande dessinée romantique au sein du même éditeur. Lorsqu’endettés jusqu’au cou les propriétaires de Warren Publishing se voient obligé de laisser passer partir une grande partie des auteurs qui avaient fait le succès de Creepy et Eerie, un agent américain leur propose de laisser leur chance à ses jeunes européens, tous aussi créatifs mais beaucoup moins gourmands sur le plan financier. Avec leur trait tout en finesse et en atmosphère, à la fois envoûtant et même temps sensible mais jamais vulgaire et serti dans un noir et blanc de toute beauté, cette bande de jeunes loups révolutionnent alors le genre, au point qu’assez rapidement le géant Marvel se lancera à son tour dans le BD d’horreur en tentant de les copier ouvertement.

© Delirium / collectif

Parmi eux, José ‘Pepe’ González devient très rapidement LE dessinateur attitré de Vampirella et il se taille ici logiquement une large part du gâteau. Sauf que le magazine du même nom ne contenait pas que des histoires centrées autour de son héroïne attitrée mais aussi, suivant la même idée que Les Contes de la Crypte par exemple ou justement Creepy, des sortes de contes sanglants dont elle n’est que la narratrice. Ce ‘à-côtés’ sont les vrais trésors de cette anthologie et là où l’inventivité et la folie créatrice sont les plus ébouriffantes. Si par exemple le trop rare Félix Mas revisite d’une façon macabre mais saisissante la légende la sirène avec Cilia, plus loin le trop peu connu Esteban Maroto déconstruit complètement les règles narratrices avec un Épisode Du Tombeau Des Dieux quasi-expérimental mais dont la façon de fragmenter le récit et les planches n’ont sûrement pas échappé à certains des dessinateurs emblématiques du magazine français culte Métal Hurlant.   

Ajoutez à cela le standard de reproduction élevé (une habitude chez Deliirum), l’inclusion de plusieurs couvertures d’époque ainsi que des planches originales plus une très fouillée introduction bourrée d’anecdotes et vous vous retrouvez avec une petite pépite de la BD d’horreur 70’s, rééditée avec le respect et le soin qu’elle mérite. Indispensable !

Olivier Badin

Anthologie Vampirella – Volume 2. Collectif. Delirium. 29€

10 Oct

Sans panique de Coline Hégron : un premier album d’une très grande maîtrise

Premier essai réussi pour Coline Hégron qui signe avec Sans panique un premier album de bande dessinée surprenant, envoutant et un poil déroutant dans la forme comme dans le fond…

Dans son malheur, Romie a eu de la chance, enfin si on peut appeler ça de la chance. Elle est la seule rescapée d’un accident d’hélicoptère dans lequel ses parents ont péri. Pour elle, aucune blessure si ce n’est la blessure de l’âme.

Secourue et recueillie par les habitants de l’ile de Galguantes, Romie découvre une population pour le moins étrange. Totalement apathique. Rien ne les effraie, rien ne les fait vibrer. Parmi eux, Danaé, qui a sensiblement le même âge que Romie, dans les 11 ans, ne laisse paraître aucune émotion.

« Si je devais donner un nom à ton état d’âme… », lui dit Romie, « ce serait l’apathite ».

Et Danaé de lui répondre : « Si j’ai l’apathite, alors tu as la débordante ».

Malgré tout, même si l’une et l’autre ont des caractères foncièrement opposés, elles vont apprendre à se connaître et signer un pacte : s’enseigner mutuellement les points forts de leur caractère. Jusqu’au jour où les scientifiques annoncent qu’une météorite va selon toutes logiques s’écraser sur l’île de Galguantes.

Devant l’apathie générale des habitants, résignés à attendre que la météorite leur tombe sur la tête, Romie et Danaé, subitement libérée de sa propre apathie, vont se jurer de les sauver…

Des aplats de couleurs vives, un trait souple ramené à l’essentiel, des personnages aux grands yeux, un gaufrier relativement classique ponctué par des illustrations pleine page, des éléments de décors sommaires, parfois naïfs, Sans Panique a la saveur d’un conte pour enfants autour des émotions.

Lauréate du concours jeunes talents du festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2021 avec un récit en trois planches reprenant la même trame de scénario, Coline Hégron signe cette fois un très bel album de 200 pages à l’univers bien en place. Une autrice à suivre de très près.

Eric Guillaud

Sans panique, de Coline Hégron. Delcourt. 27,95€

© Delcourt / Hégron

06 Oct

INTERVIEW. Rosigny Zoo : le nouvel album de Chloé Wary, première lauréate du Fauve d’Angoulême – Prix du public France Télévisions

Elle a remporté le Fauve d’Angoulême – Prix du public France Télévisions en 2020 pour son album Saison des roses, Chloé Wary revient avec un troisième roman graphique qui se déroule une nouvelle fois à Rosigny-sur-Seine, une ville comme les autres ? Non, un petit coin de planète qui voudrait bien rester à l’écart du système…

Chloé Wary et les couvertures des albums Rosigny Zoo et Saison des Roses • © Chloé Wary

À l’écart du système, mais plus pour très longtemps ! Sous prétexte de redynamiser les zones urbaines délaissées et surtout de donner l’opportunité à quelques promoteurs immobiliers de construire la ville de demain avec ses résidences GreenStanding, la mairie a envoyé les bulldozers raser le bâtiment du patronage Saint-Joseph qui abritait jusque-là Coeur2Cité, une association de jeunes et moins jeunes plus intéressés par le hip hop et les actions de solidarité que par faire de Rosigny-sur-Seine une ville propre et bien rangée.

Rosigny-sur-Seine. Une ville, une banlieue au nom inventé par Chloé Wary mais à la réalité bien concrète. L’autrice l’avait déjà pris pour décor de son album précédent, Saison des roses, qui offrait un regard lucide et militant sur la condition féminine à travers Barbara, jeune footballeuse amatrice, vouée à se battre pour faire vivre son club et plus particulièrement l’équipe des filles forcément dénigrée.

La femme et sa place dans notre monde patriarcal, c’est ce que Chloé Wary questionnait ici, c’est déjà ce qu’elle questionnait dans son premier livre, Conduite interdite (Steinkis), une fiction sur les femmes d’Arabie Saoudite. C’est enfin ce qu’elle questionne aujourd’hui avec Rosigny Zoo où les femmes sont juste plus présentes sur les quelque 300 planches de l’album et juste plus impliquées dans la lutte contre une nouvelle étape de déshumanisation des villes, un espace public tiré au cordeau, propre, mais sans âme. 

L’interview ici

05 Oct

2001 Nights Stories de Yukinobu Hoshino : un OVNI dans la galaxie Kubrick

Un OVNI s’est posé sur les présentoirs de votre libraire préférée, un OVNI tout droit venu de l’espace et plus précisément de 2001 L’Odyssée de l’espace, le film de Stanley Kubrick auquel il ambitionne de donner une suite. 2001 Nights Stories est un manga hors norme de quelque 800 pages en deux volumes à découvrir ou redécouvrir d’urgence…

Certains d’entre vous l’auront peut-être découvert dès 2012 à l’occasion d’une première édition française en coffret à tirage très limité (2001 exemplaires), depuis longtemps épuisé et vendu par des collectionneurs à des prix indécents.

Mais pas d’affolement, les éditions Glénat ont eu la très bonne idée de rééditer la bête à un prix un peu plus raisonnable et toujours dans un format XXL, vraiment XXL, loin des perfect édition habituels, du 210 X 300 mm plein pot qui offre des conditions de lecture optimums et une vue imprenable sur des planches absolument somptueuses, dont certaines en couleurs.

On est loin, très loin, des mangas réalisés à la chaîne et devant répondre à une esthétique établie, l’œuvre de Yukinobu Hoshino, réalisée au début des années 80 est hors norme, tant sur le plan du graphisme que sur celui du découpage avec ces vaisseaux d’une précision chirurgicale étonnante et ces plongées dans le cosmos totalement immersives.

Une suite à 2001 L’Odyssée de l’espace ? L’affaire peut paraître ambitieuse, voire prétentieuse, mais oui, Yukinobu Hoshino est tombé raide dingue du film de Kubrick à sa sortie en salles, au point de faire de la SF son genre de prédilection et de rendre hommage au monument cinématographique à travers ces quelque 800 pages en deux volumes, un voyage à travers le temps et l’espace en 19 histoires distinctes mais liées par la thématique de l’exploration et de la colonisation de l’espace par l’homme. En prologue, une reprise de la séquence d’ouverture du film, dite de la découverte de l’outil. Cosmique !

Eric Guillaud

2001 Nights Stories tomes 1 et 2, de Yukinobu Hoshino. Glénat. 32€ le volume.

© Glénat / Yukinobu Hoshino

02 Oct

La Boîte à musique, Louca, Tif et Tondu, Yoko Tsuno… Les intégrales sont de sortie chez Dupuis

  Il fut un temps où les intégrales étaient réservées au fonds ancien d’une maison d’édition, elles peuvent désormais concerner des séries récentes et même très récentes, c’est le cas avec La Boîte à musique, une série de Carbone et Gijé (à ne pas confondre avec Jijé) publiée aux éditions Dupuis entre 2018 et 2021, autant dire hier. Mais on ne va pas s’en plaindre tant ce format permet de redécouvrir une œuvre sous un autre angle et souvent avec des bonus, cahiers graphiques, dossiers… ici malheureusement réduits à leur plus simple expression, à savoir les illustrations de couverture des cinq albums formant le premier cycle et réunis ce recueil. Mais l’essentiel est l’histoire et de ce côté-là, la magie opère toujours. Gijé et Carbone nous plongent dans un univers merveilleux aux côtés de la jeune Nola qui, pour son anniversaire, a reçu en cadeau la boîte à musique de sa mère récemment décédée, une boîte à musique qui va l’entraîner dans un autre monde… (La Boîte à musique, intégrale premier cycle, de Carbone et Gijé. Dupuis. 40€)

Lancée en 2013, la série Louca n’est pas non plus ce qu’on pourrait appeler une pièce centrale du patrimoine mais son immense succès a incité l’éditeur à proposer sa réédition en intégrale dès la fin d’une saison. Le premier volume est paru en 2017, le second vient de sortir, un gros pavé de 328 pages réunissant cinq albums. Pour ceux qui ne connaîtraient pas encore Louca, le héros de Bruno Dequier est une véritable catastrophe ambulante, nul à l’école, nul avec les filles, nul sur un terrain de foot, une catastrophe qui va malgré tout voir sa vie changer en bien grâce à Nathan, un beau gosse, intelligent, drôle et doué en football mais qui va se révéler être un fantôme. Ce dernier confie à Louca la mission de constituer une équipe de football. Pour cela, il devra convaincre des joueurs qui se sont détournés du foot pour d’autres sports. Et l’exercice ne sera pas des plus faciles ! (Louca, Intégrale saison 2, de Dequier. Dupuis. 35€)

Cette fois, on peut parler d’une pépite du patrimoine. Et quelle pépite ! La série Tif et Tondu fut lancée par Fernand Dineur dans le Journal de Spirou en 1938 avant d’être reprise par de nombreux auteurs, entre autres Will et Alain Sikorski pour le dessin, Maurice Rosy, Maurice Tillieux, Denis Lapière ou encore Stephen Desberg pour le scénario. Elle cesse de paraître en 1997 mais fait une belle réapparition en 2019 avec l’album Mais où est Kiki ? de Robber et Blutch. Une première intégrale publiée dès 2007 regroupe les aventures de façon thématique. Une seconde lancée en 2017 les regroupe de façon chronologique. Ce sixième volume réunit quatre récits parus entre 1968 et 1972 un doux mélange de polar et de fantastique à la Tillieux. En bonus : un dossier d’une soixantaine de pages avec de nombreuses illustrations et photos. (Tif et Tondu, Intégrale 1968 – 1972, de Will et Tillieux. 40€)

On termine avec le dixième tome d’une autre pépite du patrimoine, sorti en mai dernier, la belle Yoko Tsuno, une héroïne absolument mythique esquissée dès 1968 par son papa Roger Leloup puis lancée en 1970 dans les pages du journal Spirou. Yoko Tsuno préfigurait l’héroïne des temps modernes, libérée, capable de vivre les mêmes aventures que les garçons. Ce dixième volume réunit les tomes 28, 29 et 30 ainsi que pour chacun d’eux un dossier de quelques pages avec illustrations inédites et croquis. (Yoko Tsuno, L’Intégrale tome 10, de Leloup. 27,95€)

Eric Guillaud

26 Sep

Dans le magasin des mamans, j’aurais choisi toi : Mathou de retour avec un livre jeunesse célébrant les mamans

Elles ne sont jamais parfaites mais sont forcément chouettes, toutes les mamans du monde se reconnaîtront sous les traits de l’autrice angevine Mathou qui nous ouvre son magasin des mamans aux éditions Robert Laffont…

Un magasin des mamans ? Mais oui bien sûr, qui n’a jamais rêvé de choisir de nouveaux parents comme on choisirait un pull-over ou des chaussettes. Et ce magasin-là est bien garni avec ici des mamans géniales, là des perfectionnistes, à côté des mamans drôles, des jolies, des heureuses, ou des mamans au top… bref, il n’y a que l’embarras du choix. 

La suite ici

22 Sep

Avec Spirou et la Gorgone bleue, Yann et Dany se mettent au vert… ou pas !

Avec un tel équipage à la barre, on pouvait légitimement s’attendre à un épisode de Spirou un peu dément sur les bords, il l’est, et pas seulement sur les bords. De façon tonitruante, Yann et Dany mettent les pieds dans le plat de la malbouffe et de la pollution associée. Une aventure de Spirou comme vous n’en verrez pas beaucoup…

Pour ceux qui ne le sauraient pas, une gorgone est un personnage de la mythologie grecque de type plutôt féminin avec notamment une chevelure de serpents. C’est le cas ici de cette héroïne qui se revendique comme une Gorgone bleue, « bleue comme l’était notre malheureuse planète avant d’être souillée par des êtres vils, cupides et arrogants… ».

Vous l’aurez compris, cette Gorgone bleue est une militante écologiste qui ne supporte plus de voir sa planète, notre planète, polluée par des industriels peu scrupuleux comme le fameux Simon Santo, leader de la malbouffe internationale, producteur d’engrais, de pesticides et autres joyeusetés chimiques. Et il a tout pour plaire : un nom qui sonne comme MonSanto, un physique à la Trump et un caractère forgé au cynisme et au mépris total pour les « amoureux des gentils Bambis et des poneys roses », comme il dit.

© Dupuis / Yann et Dany

Alors bien sûr, entre les deux, c’est l’escalade, dans les mots et dans les actes. Jusqu’au jour où la Gorgone et ses sbires enlèvent Lara, figure emblématique de la chaîne de fast-foods Mac Burgy. Pour Simon Santo, c’est la goutte de graisse qui fait dégouliner le hamburger bien gras. En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, l’homme fait jouer ses connaissances pour envoyer un porte-avions de l’US Navy détruire le repaire de l’écolo.

Et Spirou et Fantasio dans tout ça, ne manquerez-vous pas de me demander ? Eh bien, notre tandem se retrouve bien évidement et malgré lui embarqué dans cette drôle d’aventure, balloté un peu comme tout le monde entre l’éco-terrorisme des uns et l’ultra-libéralisme des autres. « Mon cœur est écolo… mais mon estomac est réac ! « , dit une protagoniste, voilà bien toutes les ambiguïtés de notre société résumées en une seule phrase et toutes les ambiguïtés que l’on retrouve dans ce récit qui semble mettre en accusation autant les écologistes intégristes que les industriels pollueurs.

© Dupuis / Yann et Dany

Yann et Dany auraient pu se contenter de revisiter le mythe de Spirou avec une histoire un peu dans le moule mais ce n’est pas l’objectif de cette collection Le Spirou de… et certainement pas l’habitude de nos deux compères. Dans un style un peu – trop – bavard et fatalement un peu provoc, ils nous livrent une aventure truffée d’action, d’humour, de clins d’œil à l’univers de la bande dessinée et à la série mère de Spirou, et nous bousculent quant à nos modes de vie et nos certitudes, le tout emporté par le dessin à la fois réaliste, humoristique et un brin sexy de Dany. Gorgonesque !

Eric Guillaud

Spirou et la Gorgone bleue, de Dany et Yann. Dupuis. 18,95€

19 Sep

Demain est un autre jour de Keum Suk Gendry-Kim : plus qu’un regard, un témoignage sur la question de la maternité en Corée-du-Sud de nos jours

Après Les Mauvaise herbes, L’Attente ou encore La Saison des pluies, Keum Suk Gendry-Kim retrouve son pays pour un récit à la fois intimiste et universel qui aborde la question de la maternité et plus largement de la place de la femme dans la société contemporaine…

« Faire des enfants est un devoir »  : ainsi parle la mère de l’héroïne pudiquement baptisée Bada même s’il s’agit bien ici de l’histoire de l’autrice Keum Suk Gendry-Kim. Mais Bada, elle, ne veut pas d’enfant pour se consacrer pleinement à son métier. Enfin, c’est ce qu’elle déclare à sa meilleure amie, Soomi, qui vient de lui confier qu’elle est pour sa part enceinte.

« D’après le gynécologue, beaucoup de couples ont des difficultés à avoir des enfants. Alors j’étais inquiète… », dit Soomi, « Mais, aussitôt après avoir arrêté la pilule, je suis tombée enceinte ».

Mais Bada a menti. En fait, Bada et son mari, San, font tout depuis quelques temps pour avoir un enfant. Elle a arrêté de fumer, fait du sport, note au quotidien sa température pour comprendre son cycle reproductif, surveille ses périodes d’ovulation, lève les jambes en l’air après avoir fait l’amour espérant faciliter la rencontre du sperme avec ses ovules… Mais rien n’y fait.

Alors, Bada et San se résignent à faire des tests de fertilité à l’hôpital. Diagnostic : une ovaire gauche défaillante, une concentration de spermatozoïdes inférieure à la moyenne, bref de quoi compliquer les choses. Et de commencer le parcours du combattant pour une fécondation in vitro : les injections afin de stimuler les ovaires, la ponction folliculaire pour recueillir les ovocytes, le recueil du sperme, la fécondation… Mais toujours rien.

© Futuropolis / Keum Suk Gendry-Kim

Entre espoirs et désillusions, pressions familiales et errances médicales, Bada en vient à se demander pourquoi elle tient tant à avoir un enfant.

« Parce que mon mari le veut ? À cause de la pression de ma mère et de mes beaux-parents ? Parce que j’ai peur de ne pas pouvoir tomber enceinte l’âge venant? »

Peut-être un peu tout ça en même temps. En Corée-du-Sud comme un peu partout dans le monde, les injonctions à la maternité sont encore très fortes, à tel point que certaines femmes font des enfants quasiment en mode automatique, sans se poser de questions, les bonnes questions. Pour Bada, l’incapacité biologique de procréer va fatalement l’amener à se les poser…

Considérée comme l’une des plus importantes autrices coréennes contemporaines, Keum Suk Gendry-Kim élabore au fil des albums une œuvre forte et engagée traduite dans plusieurs langues et couronnée par de nombreux prix. Si ses récits ont toujours pour contexte son pays, la Corée-du-Sud, et parfois un point de départ intimiste, ils nous questionnent à chaque fois sur des thématiques universelles comme ici la maternité et la place des femmes dans notre société, le tout avec une mise en image sublime alternant illustrations pleine page et gaufrier classique.

Eric Guillaud

Demain est un autre jour, de Keum Suk Gendry-Kim. Futuropolis. 26€

16 Sep

Plein ciel : Pierre-Roland Saint-Dizier et Michaël Crosa nous offrent une vue imprenable sur l’humanité

La vie dans les grands ensembles urbains ne se résume pas à ce que certains médias laissent entrevoir dans la rubrique faits divers, Pierre-Roland Saint-Dizier et Mickaël Crosa nous en donnent une preuve éclatante avec Plein ciel, une bande dessinée qui nous permet de prendre un peu de hauteur avec de l’humain à tous les étages…

Dans le quartier du Bois fleuri, les habitants sont sous le choc. Émile, 78 ans, s’est jeté dans le vide depuis son appartement situé au 17e étage de la tour Plein Ciel. Pourquoi ? Personne ne le sait et ne comprend. Pas même Martine, sa voisine de palier et son amie depuis 1967, autant dire depuis des lustres. Alors chacun y va de sa petite supposition tandis que les plantes et le chat du vieil homme trouvent refuge dans un nouveau foyer.

Un enterrement plus tard, la vie reprend doucement dans l’immeuble, l’appartement d’Émile a été mis en vente mais ne trouve pas acquéreur. Jusqu’au jour où un couple d’hommes y emménage.

« Des homosexuels à Plein Ciel ?! Tu es sûr de tes sources ? »

Celui qui parle ainsi, c’est Paulo le concierge, pas le mauvais bougre pourtant, toujours prêt à rendre service, mais un peu dépassé par les événements. Et il n’est pas au bout de ses surprises. L’un des deux hommes n’est autre que le petit-fils d’Émile. Le second est architecte et travaille avec le cabinet en charge de la réhabilitation du quartier. Car oui, le quartier doit subir un sérieux relookage, de quoi légitimement inquiéter les habitants…

Émile, Paulo, Jean, Martine, Henriette, Sabri, Luang, Alim… À travers cette galerie de personnages plus vrais que nature, Plein ciel est une fenêtre ouverte sur la vie dans ces grands ensembles telle que l’a connue le scénariste Pierre-Roland Saint-Dizier dans sa jeunesse au quartier des Coteaux à Mulhouse. Avec ses bons moments, ses tensions, ses joies, ses peines, ses petits conflits, ses grandes amitiés.

« Je garde de ces vingt ans passés dans la résidence Plein ciel de nombreux souvenirs et une multitude d’anecdotes », explique Pierre-Roland Saint-Dizier dans un dossier concluant le récit.

Si l’intrigue, vous l’avez compris, repose sur une fiction, certaines situations et certains protagonistes sont donc directement inspirés de la jeunesse du scénariste. De son côté, avec son trait au crayon et ses couleurs directes, le dessinateur Michel Crosa joue d’une belle façon mais sans en abuser sur l’effet d’empilement des appartements offrant les cases de ses planches comme autant d’intérieurs, d’intimités, offerts à notre regard. Un récit fort sympathique et original.

Eric Guillaud

Plein ciel, de Pierre-Roland Saint-Dizier et Michaël Crosa. Ankama. 16,90€

© Ankama / Pierre-Roland Saint-Dizier & Michaël Crosa