25 Nov

Il m’a volé ma vie, l’adaptation en BD du récit choc de Morgane Seliman sur les violences conjugales

Chaque année en France, 213 000 femmes déclarent avoir subi des violences physiques ou sexuelles de la part de leur conjoint ou ex-conjoint, 122 ne sont plus là pour en témoigner, mortes sous les coups. Pendant quatre ans, Morgane Seliman a été l’une d’entre elles. Elle en écrit un livre en 2015 aujourd’hui brillamment adapté en BD par LF Bollée et Francesco Dibattista…

« Dans une heure, je te défonce ». Des mots qui font froid dans le dos. Combien de fois Morgane Seliman les a-t-elle entendus ? Des dizaines, des centaines de fois ? Et combien de fois est-il passé à l’acte ? Souvent. Et pourtant elle tient, se disant peut-être que c’est une mauvaise passe, qu’il va changer, qu’il va se calmer.

Et puis il y a Bilal, l’enfant dont elle rêvait. Qui a fini par arriver ! De quel droit le priver de son père, même si ce dernier doute qu’il soit de lui et montre aucun signe d’affection.

« Il a les yeux bleus. Il est pas de moi »

© Glénat / LF Bollée, Francesco Dibattista

Et c’est la spirale infernale, les cris, les insultes, les coups, de plus en plus souvent, de plus en plus fort, l’isolement et pour finir la peur de mourir. Alors, un jour, Morgane se rend dans un commissariat pour porter plainte et espérer enfin une autre vie.

« Rester debout, garder la tête haute, croire en l’avenir ! »

Cette histoire, Morgane Seliman l’a d’abord racontée dans un livre paru en 2015 aux éditions Xo avant de s’engager concrètement et pleinement contre les violences faites aux femmes. LF Bollée et Francesco Dibattista en proposent aujourd’hui une adaptation puissante en mots et en images, une adaptation qui permet de toucher un public encore plus large. Et c’est bien l’essentiel !

© Glénat / LF Bollée, Francesco Dibattista

En bonus, un dossier de deux pages explique les mécanismes de l’emprise psychologique, l’installation de la violence, la stratégie de l’agresseur.

Eric Guillaud

Il m’a volé ma vie, de LF Bollée et Francesco Dibattista, d’après le roman de Morgane Seliman. Glénat. 22,50€

23 Nov

Seule l’ombre : êtes-vous prêt.e.s à éteindre la lumière ?

Dans la droite ligne des anthologies d’histoires courtes d’horreur si répandues outre-Atlantique, un trio de Français s’amuse à nous parler de ces monstres cachés sous notre lit ou dans nos placards et qui nous font si peur. Souvent à raison !

Rurik Sallé est un drôle de personnage. Un marlou auraient pu dire certains : acteurs de films d’horreur (mais aussi de Groland !), journaliste, ancien pilier des rédactions de Mad Movies et du collectif Distorsion, musicien… Le point commun entre toutes ces activités ? Le goût de l’interdit, du fruit défendu ou du petit-machin-sur-lequel-on-ne-réussit-pas-à-mettre-le-doigt-mais-qui-gène-quand-même… Donc forcément lorsqu’il s’allie avec un autre scénariste aguerri aimant lui aussi le hors-piste (Corbeyran) et un dessinateur fan d’horreur et de fantastique (Paskal Millet), cela donne Seule L’Ombre.

Soit dix histoires, dix petits contes assez courts (entre dix et quinze pages) et toujours très cruels ne finissant jamais bien. Leur modèle ? Les magazines d’horreur américains des années 50, 60 et 70, tous ces titres encore aujourd’hui révérés par les toqués du genre (Creepy, Man In Black, Scream, Tales From The Crypt, Tomb Terror etc.) qui ont rivalisé d’inventivité pour en peu de pages raconter des saynètes plus morbides les unes que les autres.

© Komics Initiative / Corbeyran, Rurik Sallé & Paskal Millet

Seule L’Ombre ne pourrait donc être qu’un simple exercice de style, réussi d’ailleurs. Mais non. Il va un peu plus loin en proposant une approche plus personnelle. D’abord grâce à une écriture plus ramassée, souvent assez avare en dialogue et où l’issue (fatale, forcément) ne fait jamais doute. Donc même si on lit le tout en sachant pertinemment que tout cela finira mal, on reste sur la page, comme fasciné lorsqu’on regarde, impuissant, un accident de la route se dérouler sous nos yeux.

Et puis graphiquement, Millet ne cherche pas à singer ses aînés américains style Wally Wood, offrant quelque chose à la fois de plus européen et de plus underground, tout en allant parfois assez loin dans la violence graphique, comme par exemple sur « Mélodie Du Supplice ». Oui, un peu comme il existe désormais des films d’horreur ‘à la française’ grâce à des long-métrages comme A L’Intérieur et le traumatisant Martyrs, il se pourrait bien que la bande dessinée bien de chez nous accouche, à son tour, d’un style bien à elle…

Olivier Badin

Seule L’Ombre de Corbeyran, Rurik Sallé & Paskal Millet. Komics Initiative. 23€

Pour les curieux, une interview de ses trois créateurs…

17 Nov

La chose des marais à la rescousse d’une humanité au bord de l’extinction

Attention, ne pas les confondre : vous avez d’un côté la Chose des Marais (‘Swamp thing’ en VO) et de l’autre, l’Homme-Chose (‘the Man thing’). Deux personnages nés à la même époque en 1970/71 mais chez deux éditeurs notoirement concurrents (DC et Marvel), deux scientifiques travaillant sur des sortes de formule de super-hommes qui finiront par se retourner contre eux, deux êtres maudits, condamnés à vivre en marge de la société. Ici, c’est la créature des marais qui étripe, découpe et arrache pour sauver ce qui peut encore l’être dans un récit particulièrement noir…

Fin octobre est paru chez PANINI en France un très généreux (plus de 1000 pages !) omnibus réunissant toutes les premières aventures de l’Homme-Chose. La réponse du berger à la bergère ? La parution opportune chez Urban de ce Green Hell (traduction littérale : ‘enfer vert’, peut-être une référence au titre du groupe de punk-rock horrifique les MISFITS, repris plus tard par METALLICA ?) qui, pourtant, ne joue pas vraiment sur le même tableau.

Car oui, autant l’omnibus précité joue à fonds la carte de la nostalgie en réunissant des épisodes tous sortis dans les années 70 à l’esthétique propre à cette décennie-là, autant ce Green Hell sorti à la base aux USA en 2022 est beaucoup plus moderne et, surtout, beaucoup plus gore.

© Urban Comics – Black Label / Jeff Lemire & Doug Mahnke

On parle ici d’un récit post-apocalyptique, c’est-à-dire que suite à une catastrophe que le scénariste Jeff Lemire ne s’embête même pas à expliquer, à part suggérer que tout est la conséquence de la pollution générée par l’Humanité, la terre est désormais engloutie quasiment dans son intégralité. Seules subsistent ici et là quelques poches de survivants sur des bouts de terre faméliques…

La Sève, le Sang et la Nécrose, trois entités que l’on pourrait qualifier de dieux souterrains en quelque sorte et qui sont, à leur façon, aussi victimes de cet état des faits, décident que cette situation ne peut plus durer. Il faut faire table rase et tout reconstruire. Pour faire simple : il faut exterminer les rares humains qu’il reste, raser leurs misérables habitations et repartir de zéro. Par l’intermédiaire de Constantine, personnage récurrent de la série au rôle toujours aussi trouble, la Chose des Marais est appelée à la rescousse pour essayer de renverser la situation.

© Urban Comics – Black Label / Jeff Lemire & Doug Mahnke

Green Hell est un récit assez court, 160 pages. Cela ne lambine guère donc. Tout va vite, très vite. Et dans ce décor forcément désolé où la pourriture semble transpirer sur chaque case, la violence s’impose également très vite. Certes, on retrouve l’une des thématiques récurrentes du scénariste Jeff Lemire (Sweet Tooth) avec, en guise de point d’ancrage du récit, la relation entre une fille pré-ado et son père. Mais c’est presque secondaire par rapport aux multiples démembrements, décapitations et autres charcutages qui peuplent ce récit. Le dessinateur Doug Manhke s’en donne à cœur joie !Surtout lors de la bataille finale où les couleurs survitaminées donnent un aspect encore plus surréaliste, le tout ressemblant presque plus à une gigantesque partie de World Of Warcraft.

© Urban Comics – Black Label / Jeff Lemire & Doug Mahnke

Alors oui, après, il faut au minimum maitriser la mythologie ‘Chose du Marais’ histoire de comprendre quels sont les liens entre les différents personnages, Lemire ne s’embêtant pas vraiment à faire un catalogue récapitulatif, préférant jeter tout le monde tout de suite dans l’affrontement.

Pour les fans avant tout donc mais un récit intense et assez désespéré parmi les meilleurs consacrés à ce héros maudit encore peu connu en France.

Olivier Badin

Swamp Thing : Green Hell de Jeff Lemire & Doug Mahnke. Urban Comics/Black Label. 17€

13 Nov

Les brumes de Sapa de Lolita Séchan réédité en version augmentée

Initialement publié en 2016, l’album de Lolita Séchan retrouve ce mois-ci les étagères de nos librairies préférées dans une version cartonnée augmentée d’une quinzaine de pages et d’une postface… Pour le reste, c’est toujours aussi brillant.

Inutile de le cacher, la première chose qui a arrêté mon regard au moment de la sortie de l’album en 2016 est le nom de l’auteure. Lolita Séchan. Ça me rappelait quelque chose. Une chanson peut-être. Mais oui bien sûr, c’était la Lolita de Renaud, la fille du chanteur énervant, celle dont il se disait complètement morgane…

Bon ok ! Mais un nom, aussi illustre soit-il, ne fait pas tout. Et ce qui m’a vraiment décidé à ouvrir et lire l’album est franchement ailleurs, dans l’atmosphère de cette magnifique couverture, dans ce bleu intense et dans ces traits, cette multitude de petits traits constituant l’illustration. Au centre, une jeune femme et une jeune fille ensemble sur le même chemin devant une montagne d’émotions.

Oui, vraiment, une montagne d’émotions. C’est ce qui me vient à l’esprit en refermant ce bouquin de Lolita Séchan, un bouquin que j’ai eu beaucoup du mal à fermer, tant j’ai été pris par son écriture, par cette façon singulière et belle de décrire, de raconter, de dessiner, de nous embarquer dans son voyage.

© Delcourt / Séchan

Mais que raconte Les Brumes de Sapa ? Un peu de géographie. Sapa est une petite station climatique vietnamienne située à 1650 m d’altitude et à 350 km de Hanoi. Un village très fréquenté par les touristes et donc par les locaux qui tentent de se faire là un peu d’argent. 

Lorsqu’elle y débarque à 22 ans, Lolita n’a pas le profil type de la touriste, plutôt celui de la jeune nana un peu paumée bien décidée à aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte. Et éventuellement trouver une bonne raison de vivre. « J’ai pris un carnet, un crayon, des baskets, et de l’imodium. Un RER pour Roissy Charles de Gaulle, un avion pour Dubaï… Un Whopper au Burger King de l’aéroport, et enfin un avion pour Saïgon… » .

© Delcourt / Séchan

Cette raison de vivre, Lolita la trouve à Sapa. Elle a pour nom Lo Thi Gôm, une jeune fille hmong. Tout les sépare à commencer par les milliers de kilomètres entre leur foyer respectif néanmoins, au fil des années et des voyages, se lie entre les deux une amitié forte et sincère. 

C’est cette histoire d’amitié que Lolita Séchan raconte ici sur plus de 250 pages en noir et blanc, avec un graphisme fin, élégant et racé, parfois très détaillé, parfois épuré, dans des vignettes libérées du cadre.

© Delcourt / Séchan

Avec ses mots, son extrême sensibilité, Lolita décrit ses voyages, ses rencontres, elle nous parle des Hmongs, ce peuple de montagnards vivant au nord du Viêt Nam, elle évoque aussi ses amours – on aperçoit Renan Luce –  et puis sa famille avec notamment une scène extrêmement émouvante la montrant aux côtés de son père qu’on imagine en cure dans une clinique. Il y a dans cette scène, je ne sais pourquoi, un petit quelque chose de Corto Maltese, la solitude du héros face à son destin peut-être.

De 2016 à 2023, sept années se sont écoulées, sept années pendant lesquelles la vie a continué son bonhomme de chemin, et pour Lolita, et pour son amie hmong. Pour cette réédition, l’autrice propose 16 nouvelles pages pour raconter les événements marquants de sa vie, de leur vie (famille, mariage, divorce, enfants…), de mille petits riens à une pandémie comme elle écrit. Enfin, elle a tenu a donné la parole à Lo Thi Gôm qui signe une émouvante postface.

C’était beau, c’était fort, c’était poignant, en 2016, ça l’est toujours en 2023. On a simplement envie de dire « Merci Lolita »…

Eric Guillaud

Les Brumes Sapa, de Lolita Séchan. Éditions Delcourt. 24,95€

11 Nov

Pill Hill de Nicholas Breutzman, l’histoire d’un divorce qui commence mal

Remarqué pour ses albums précédents, Yearbooks et You Can’t Be Here, tous deux parus aux États-Unis, Nicholas Breutzman nous revient avec Pill Hill en exclu mondiale de ce côté-ci de l’Atlantique, un récit largement autobiographique sur l’exercice de la parentalité après une séparation. Et ça peut faire peur…

Nic et son fils Henry viennent de s’installer dans le quartier de Pill Hill à Rochester dans le Minnesota, un quartier plutôt chic, des allées arborées, des demeures plus belles les unes que les autres. Eux devront se contenter d’un studio dans un vieil immeuble en briques, Nic vient en effet de se séparer, un passage à vide pour le jeune père et de fortes turbulences encore à venir !

Est-ce le besoin d’échapper à ce quotidien, Nic tourne en boucle sur une découverte faite à l’occasion d’une promenade dans son nouveau quartier, des chewing-gums en grand nombre collés sur des arbres. Une expo d’art conceptuel ? Un message subliminal ? Mais qui peut bien être l’initiateur ?

Nic cherche sur internet, parcourt les forums, explore l’histoire du chewing-gum… Une véritable obsession jusqu’au moment où la réalité finit par le rattraper. Il y a bien sûr Henry dont il faut s’occuper, son histoire naissante avec une jeune-femme prénommée Emily et surtout sa relation avec son ex-femme. Un enfer !

La mère d’Henry et de son demi-frère, Drake, qu’il ne nomme jamais dans le livre et à qui il donne les traits d’un lézard, sombre un peu plus chaque jour dans la drogue et la marginalité, mettant les enfants en danger. Pour Nic, la situation devient insupportable et met en péril sa propre santé mentale. Et de se remémorer sa vie passée avec son ex-femme, les scènes, les médocs, l’alcool, son sentiment d’impuissance, la nécessaire séparation, les tensions autour de la garde des enfants… De quoi sombrer corps et âme.

On peut imaginer Pill Hill comme une œuvre cathartique même si, confie l’auteur dans une longue postface, replonger dans tous ces souvenirs douloureux a été très difficile. C’est aussi un incroyable témoignage sur les maladies mentales et les addictions et ce qu’elles peuvent entraîner dans la vie d’un couple, d’une famille.

« J’espère qu’en partageant notre histoire, les lecteurs se sentiront un peu moins seuls face à ce qui les tourmente ou qu’ils éprouvent un peu de compassion envers ceux qui se trouvent piégés dans ce cercle infernal, et peut-être qu’ils trouveront la force de faire le premier pas afin de s’en libérer ».

Une histoire sombre, terrifiante, bouleversante, obsédante, avec une petite touche fantastique dans la mise en images et un nouvel auteur à suivre !

Eric Guillaud

Pill Hill, de Nicholas Breutzman. Delcourt. 27,95€

© Delcourt / Breutzman

09 Nov

Les Tuniques Bleues toujours en selle !

Malgré le décès de son scénariste historique Raoul Cauvin il y a deux ans, les deux soldats de l’union les plus célèbres de la BD belge continuent leurs aventures humanistes pour un 67e (!) volume prouvant que leur destinée est désormais entre de bonnes mains…

 

Alors, soit vous avez grandi dans les années 70 et vous les avez connus à travers les pages du journal Spirou, soit vous étiez un adolescent une décennie plus tard et c’est dans la bibliothèque bien fournie en BD de l’un de vos ainés, au cours de l’un de ses étés qui n’en finissaient plus, que vous les avez découverts. Moi, c’est dans la véritable caverne d’Ali-Baba qu’était la bédéthèque de mon oncle que j’ai pour la première fois mis la main sur la série des Tuniques Bleues, coincée entre deux volumes des Dingodossiers et de Gaston Lagaffe. Cela tombait bien, une série télé américaine diffusée en prime time tout l’été nommée Nord & Sud (avec dans le premier rôle un jeune Patrick Swayze) avait remis au goût du jour la Guerre de Sécession. Il y en avait pour tout le monde dans cette BD : de l’aventure, des gags, des personnages principaux attachants avec une dynamique haine/amour propre, des seconds rôles pas si cons que ça et à chaque fois, un petit pan méconnu de l’histoire américaine de la seconde moitié du XIXème siècle en toile de fond.

© Dupuis / Lambil & Kris

Et puis les années sont passées et on s’est un peu détaché de tout ça, tout en remarquant du coin de l’œil qu’avec une rigueur quasi-métronomique, le caporal Blutch et le sergent Chesterfield continuaient leur aventure à raison d’un titre par an au moins, toujours signé par le dessinateur Lambil et le scénariste Raoul Cauvin, fidèle au poste depuis 1972.

Et puis, boum la nouvelle tombe le 19 août 2021, sans crier gare : Cauvin s’en est parti rejoindre son ami Louis Salvérius, avec lequel il avait démarré les Tuniques Bleues en 1969 jusqu’à son décès prématuré trois ans plus tard seulement. Après un 65e tome mi-figue mi-raisin signé par un couple de jeunes scénaristes, Beka, et le dessinateur José Luis Munuera (L’Envoyé spécial), Lambil accepte de revenir aux affaires avec Irish Melody, 66e volume de ce qui reste encore aujourd’hui l’une des séries les plus rentables de la bande dessinée franco-belge. Et débarque aujourd’hui la suite.

© Dupuis / Lambil & Kris

À la place de Cauvin, on trouve désormais Kris. Clairement un fan, on sent bien qu’il a bien tâté le terrain avant d’y mettre les pieds. Pour son deuxième tome sous l’uniforme bleu marine Du Feu Sur La Glace, le choix des thématiques abordées ici (le stress post-traumatique, le lien à la terre, l’anarchisme) ainsi que la façon de les traiter, en douceur et avec humour mais aussi justesse, prouvent qu’il est en parfaite adéquation avec l’héritage humaniste laissé par son auguste ainé. À défaut d’innover, ce qui n’est sûrement pas ce que l’on attend de lui de toutes façons.

© Dupuis / Lambil & Kris

Finalement, c’est désormais plus le trait parfois imprécis de Lambil et le recours à une mise en couleurs plus criarde que d’habitude pour le cacher qui questionne ici. Mais à 87 ans, celui qui avait initialement décidé de rendre son tablier après le décès de son scénariste attitré depuis un demi-siècle n’a clairement pas encore tout dit et on ne serait pas étonné de découvrir qu’une 68e aventure est déjà en cours de réalisation…

Olivier Badin

Du Feu sur la glace, Les Tuniques Bleues tome 67, de Lambil & Kris. Dupuis. 12,50€

02 Nov

Corto Maltese a rendez-vous avec la reine de Babylone

Nous l’avions laissé du côté de Cordoue en Espagne à la recherche d’un trésor, on le retrouve cette fois à Venise. Pas de fables au programme, mais une sombre histoire de trafic d’armes qui va entrainer notre iconique Corto Maltese vers de nouveaux territoires…

Il n’y a pas vraiment de début dans les aventures de Corto Maltese. Pas vraiment de début, et pas vraiment de fin. Il faut l’accepter, accepter qu’un récit s’ouvre sur un bateau pas très loin de Tokyo avec un Corto venu prêter main forte à quelques pseudo-pirates, qu’il se poursuive dans le fond d’une mine au Pérou avec les membres d’une secte ultra-nationaliste, que l’on croise Raspoutine et une bande de narcos au cœur de la jungle, que l’on fasse un bout de chemin en bus avec une bande de féministes psychédéliques, tout ça pour finir dans la grande mosquée de Cordoue.

Pas de début et pas de fin, mais toujours un but pour Corto : fuir quelqu’un ou chercher quelque chose, quelque chose qui n’existe pas, un trésor par exemple. Une tête d’or.

C’était le cas dans Océan Noir, le premier album réalisé par le tandem Quenehen- Vivès publié en 2021, c’est toujours le cas avec ce nouvel opus baptisé La Reine de Babylone.

© Casterman / Quenehen & Vivès

Cette fois, Corto est à Venise. Mais pas pour nous raconter des fables, non, Corto trempe encore dans un mauvais coup avec des pirates bosniaques venus soustraire l’argent d’une transaction d’armes entre Serbes et Irakiens. Le genre d’entreprise compliquée et dangereuse qui se soldera une nouvelle fois par la fuite. Direction Sarajevo où notre marin trouvera hospitalité chez les Tziganes. Un temps ! Avant de repartir une nouvelle fois pour un rendez-vous avec la reine de Babylone…

Là est l’esprit de Corto Maltese, dans ce mouvement permanent, dans ces rencontres, dans ces confrontations avec des cultures différentes, parfois opposées. La Reine de Babylone est de ces grandes aventures qui peuvent modifier notre vision du monde, avec une nouvelle fois un casting de premier ordre, des femmes, beaucoup de femmes, qui mènent la danse comme souvent dans les aventures de notre marin.

© Casterman / Quenehen & Vivès

Graphiquement enfin, avec le style très singulier de Bastien Vivès, il est inutile de chercher une correspondance avec le trait d’Hugo Pratt, mais c’est justement là tout l’intérêt de cette reprise. Bastien Vivès et Martin Quenehen ont su préserver l’essence des aventures de Corto, l’ADN du personnage, tout en lui assurant une deuxième vie. Avec une ambition : nous offrir une autre perspective de l’œuvre, une réinterprétation, et quelque part un hommage au génie de Pratt. Et très franchement, c’est une très belle réussite !

Eric Guillaud

Corto Maltese, La Reine de Babylone, de Vivès et Quenehen, d’après l’œuvre d’Hugo Pratt. Casterman. Disponible en deux versions, cartonné en édition luxe à 35€, souple à 22€

31 Oct

Gotham City année un : quand le fantôme de Philip Marlowe remplace Batman

Un Batman sans Batman, ou presque. Juste une ombre. Le héros est ici pour une fois passif, le seul et unique auditeur à qui ce long monologue s’adresse. Non ici, comme le titre l’indique, le vrai sujet, c’est SA ville, Gotham. Pas la mégapole en soit mais plutôt l’esprit qui l’anime. Et comment il est mort.

Les américains l’ont appelé hard-boiled, soit littéralement ‘dur à cuir’, même si les français lui ont préféré le terme, plus chic, de ‘roman noir’. Ce sous-genre est apparu dans les années 20 outre-Atlantique, notamment dans les pages de la revue Black Mask. Une revue qui a vu éclore plusieurs grands maîtres du genre, en premier lieu Dashiell Hamett et Raymond Chandler, ceux-là même qui en ont établi les archétypes indémodables : la corruption généralisée, la femme fatale, les riches pourris par leur argent, le policier véreux, le petit truand et au milieu, un privé mal rasé souvent divorcé et buvant beaucoup trop mais tâchant quand même de faire son boulot avec éthique.  Le tout au milieu d’une ville clinquante et bruyante faisant tout pour cacher la poussière et sa misère sous le tapis.

À sa façon, en récréant cet univers très codé, Gotham City Année Un est un pastiche dans le sens premier du terme, c’est-à-dire une imitation flatteuse mais ne visant pas le plagiat. Un hommage se délectant de son sujet en quelque sorte. Un peu comme Boris Vian l’a fait en 1946 en signant un pur roman noir sous le pseudonyme de Vernon Sullivan et devenu instantanément ‘culte’, J’irai Cracher Sur Vos Tombes.

© DC Comics – Urban Comics / Phil Hester & Tom King

Pour l’occasion, le scénariste Tom King a même ressorti des placards un personnage datant de 1937, le détective privé Sam Bradley, crée par Jerry Siegel et Joe Shuster, duo artistique déjà responsable de la naissance d’un héros dont vous avez peut-être entendu parler, Superman. Ce héros qui ne veut pas en être un, King (un ancien membre de la CIA !) prend ici un malin plaisir à le martyriser tout le long du récit. S’il accuse d’abord une ressemblance frappante avec Clark Kent avec ses muscles saillants, sa chemise semble t’il trop petite et ses petites lunettes rondes, il passe ensuite les six épisodes de cette mini-série publiée en 2022 aux Etats-Unis à se faire taper dessus par à peu près tout le monde.

© DC Comics – Urban Comics / Phil Hester & Tom King

Et pour quoi ? Parce qu’une jeune femme, un matin, lui dépose une lettre à remettre en mains propres à la famille Wayne et un billet de 100$. Nous avons beau être au tout début des années 60, juste après la guerre de Corée, les futurs grands-parents de Bruce Wayne sont déjà un couple très fortuné et très en vue, avec de nombreux projets pour leur ville. Le problème est que depuis un mois, personne n’a vu leur petite fille âgée d’à peine un mois, la ‘petite princesse’ telle qu’elle a été surnommée par la presse. La tragédie est en marche et c’est un Sam Bradley désormais au crépuscule de sa vie qui la raconte, sans fard, au héros masqué.

Pas de super-pouvoirs, ni de gadgets mirifiques ou de bombes faisant à éradiquer l’humanité ici. Juste de pitoyables êtres humains, chacun se cachant derrière un rideau de fumée et laissant apparaître ce qu’il ou elle veut bien. On peut déjà de réussite totale rien qu’avec le travail graphique impeccable de Phil Hester, remarqué récemment grâce à Family Tree et tout en clair-obscur, entre Darwyn Cooke et Mike Mignola, sculptant les visages et les âmes.

© DC Comics – Urban Comics / Phil Hester & Tom King

Mais ce qui emporte vraiment la mise, c’est l’atmosphère vraiment désabusée que Tom King réussit à teinter tout le récit avec. Bien sûr, il y a, comme dans tout bon polar, pleins de rebondissements et de faux-semblants, chaque personnage ayant sa part d’ombre. Mais c’est surtout cette façon qu’il a de distiller un sentiment poisseux d’inévitabilité ou comment Gotham, et tous ces hommes et femmes qu’elle entraîne avec elle dans l’abîme, ne peut échapper à son destin funeste. Oui, on fini même par penser à elle comme d’un personnage à part entière tiens. Et c’est là la grande réussite de ce retour en arrière, aux origines du mal on a envie de dire, réussi de bout en bout. Inratable.

Olivier Badin

Gotham City Année Un de Phil Hester & Tom King. DC Comics/Urban Comics. 21€

30 Oct

Décroche de Laurent Duvoux : une vie après le Bataclan

Ce n’est pas la première bande dessinée qui évoque l’attentat du Bataclan et ce n’est certainement pas la dernière tant l’évènement a marqué les esprits de tout un pays et au-delà. Laurent Duvoux était ce soir-là dans la salle de concerts parisienne avec son meilleur ami. Il en est sorti indemne, son ami est mort…

Se souvenir, retrouver la parole, raconter… Rien d’évident quand on a vécu un traumatisme comme celui-ci. Le 13 novembre 2015, Laurent Duvoux est au Bataclan à Paris en compagnie de son meilleur ami Eric. Le groupe américain Eagles of Death Metal monte sur scène. On connaît tous la suite. Les attentats-suicide au Stade de France, le mitraillage de terrasses dans les 10e et 11e arrondissements de Paris et pour finir l’attaque du Bataclan qui fera 90 morts, des centaines de blessés et combien de traumatisés.

© Laffont / Duvoux

Miraculeusement, Laurent s’en sort indemne. Dans la panique, il appelle Eric sur son portable, une fois, deux fois, dix fois…

« Mais putain, décroche !! »

Personne ne répond et le même message se répète à l’infini…

« Bonjour, vous êtes bien sur le répondeur d’Eric, merci de laisser un message… »

De cette soirée, de cette tragédie, c’est la seule chose que nous raconte Laurent Duvoux dans ce roman graphique. D’autres l’ont déjà fait ou le feront, en bande dessinée ou à travers un autre médium. Pour l’auteur, l’essentiel était de raconter l’absence de son ami, le deuil et le long travail de reconstruction.

« Je n’ai pas le projet de raconter en détail ce qu’il s’est passé ce soir-là, mais plutôt les souvenirs des jours qui entourent cet événement tragique. En particulier, les rêves dans lesquels je me retrouve confronté à Eric. Des rêves dont je me souviens très précisément chaque matin au réveil ».

© Laffont / Duvoux

Et il le fait à sa façon, sans paroles excessives, mais en images, des images fortes qui se suffisent à elles-mêmes pour évoquer la tristesse, le manque, la solitude, des images qui rappellent son métier premier d’illustrateur pour la presse. Décroche est sa première bande dessinée.

Une œuvre cathartique ? L’album aura sans doute permis à l’auteur de mettre des dessins sur ses maux autant que le morceau de musique Abraham Martin and John dont les paroles figurent en ouverture du livre ont mis des mots. Mais au-delà de son histoire, Laurent Duvoux raconte des sentiments universels qui peuvent avoir une résonance particulière chez beaucoup d’entre nous.

Eric Guillaud

Décroche, de Laurent Duvoux. Robert Laffont. 22,90€

 

27 Oct

Les Fleurs aussi ont une saison : un témoignage touchant sur la mort et le deuil signé Camille Anseaume et Cécile Porée

On appelle ça la loi des séries ! Une bien mauvaise série pour Cécile Porée qui perd coup sur coup trois membres de sa famille et vit dans le même temps sa première grossesse. C’est cette histoire, son histoire, qu’elle raconte ici en compagnie de la scénariste Camille Anseaume…

Ce livre a beau présenter quelques traits d’humour ici et là, autant vous prévenir d’entrée, il ne fait pas franchement dans le feel good. Malgré tout, et même si l’actualité internationale et de proximité a déjà tendance à nous plomber ces derniers temps et nous inciter à aller vers un peu de légèreté, le livre de Cécile Porée et Camille Anseaume est un témoignage fort, émouvant et très intéressant sur les thématiques de la mort et du deuil.

Les Fleurs aussi ont une saison est un récit autobiographique, l’histoire de Cécile Porée qui, en l’espace de quelques mois, perd sa grand-mère, sa mère et sa sœur et doit dans ce chaos affectif vivre sa première grossesse.

C’est justement à cet enfant, des années plus tard, et à celui qui a suivi, que Cécile s’adresse dans l’album. Et à nous lecteurs bien sûr ! Mais comment parler de la mort à de jeunes enfants, s’interroge-t-elle dès les premières pages ? Comment évoquer la tristesse qui vous submerge parfois ? Comment continuer de vivre avec le poids des morts ?

C’est là tout l’objet de ce livre, Cécile y déroule sa vie, un morceau de vie, avec les moments joyeux et ceux qu’on aimerait ne jamais vivre, le tout avec infiniment de pudeur et de tendresse dans le trait et dans la plume. Étrangement, Cécile Porée est ici illustratrice et c’est Camille Anseaume qui met son histoire en rythme, en mots et en fleurs. Un témoignage intime à forte résonance universelle !

Eric Guillaud

Les Fleurs aussi ont une saison, de Camille Anseaume et Cécile Porée. Delcourt. 27,95€

© Declourt / Camille Anseaume & Cécile Porée