Les compétitions officielles ont au moins un mérite, celui d’exposer aux yeux d’un large public la richesse d’un art. Quarante-cinq albums ont été sélectionnés par les organisateurs du Festival international de la Bande Dessinée d’Angoulême qui se tiendra du 25 au 28 janvier 2024. Quarante-cinq, c’est peu face à la pléthorique production annuelle, mais c’est suffisant pour témoigner de la diversité, de la créativité graphique, de l’ingéniosité narrative, de la variété scénaristique. En voici un aperçu…
La Barcelonaise Aroha Travé a longtemps œuvré dans le fanzinat et ça se ressent dès la couverture de ce qui est son premier album publié aux éditions flblb. Avec ce graphisme tout d’abord, très influencé par la bande dessinée underground américaine. Avec cette histoire ensuite, d’une liberté totale, foncièrement déjantée, grossière, glauque, sordide, trash, punk, mais ô combien jubilatoire et pas si primaire qu’on pourrait le croire de prime abord. Chair à canon, tel est son nom, aborde mine de rien quelques thématiques sociétales contemporaines comme la pédophilie, l’homophobie, la bêtise humaine au sens large, la drogue et ses effets dévastateurs… et peut-être avant tout ça l’amour maternel. Avec, au centre du casting, deux mômes débordant de vitalité et d’imagination, toujours à cheval entre deux mondes, le leur, plein de shérifs, de bandits, de monstres, et le vrai, finalement pas beaucoup plus engageant. (Chair à canon, de Aroha Travé. flblb. 15€)
Vincent n’a rien d’un héros, c’est même l’anti-thèse du héros, le genre de garçon qui ne prend pas sa vie en mains, qui se lamente en permanence, qui ne décide jamais rien, a peur de tout, gâche sa vie. Seul, dans son appartement, il procrastine, jusqu’au jour où une nouvelle voisine vient frapper à sa porte. « Bonjour, je suis une tueuse en série. Nan, j’suis Julia la nouvelle voisine ». Elle est plutôt jolie, a visiblement de l’humour, de quoi le perturber un peu plus. Julia devient son obsession. Mais comment la conquérir ? C’est toute l’histoire de ce roman graphique au format à l’italienne de près de 290 pages. Dans un style graphique que l’on pourrait qualifier de pâte de mouche, proche de la gravure, par planches d’un à deux strips, Matthieu Chiara nous raconte les frasques de ce personnage attachant, ses questionnements les plus intimes, ses doutes existentiels. C’est franchement drôle et pas si léger que ça pourrait en avoir l’air, L’Homme gêné, c’est un peu l’histoire de chacun de nous à certains moments de notre vie. Adoré ! (L’Homme gêné, de Matthieu Chiara. L’Agrume. 26,90€)
Il s’est fait connaître de ce côté-ci de la planète avec Search and destroy, Soil, Deathco, ou encore Wet Moon, il est de retour avec Evol, quatre volumes parus à ce jour aux éditions Delcourt / Tonkam, un manga qui nous embarque dans un monde en déliquescence, qui pourrait être le nôtre finalement, où l’héroïsme et les pouvoirs qui vont avec sont un don héréditaire et où les héros sont au service de la justice, enfin de celui qui a parlé le plus fort, en général le plus véreux. L’avenir serait ainsi scellé dès la naissance de chaque être. Sauf pour Nozomi, Sakura et Akari, deux jeunes filles et un garçon ordinaires qui après une tentative de suicide se retrouvent eux aussi dotés de supers-pouvoirs. De quoi combattre ce monde qu’ils ne supportent plus. Publié dans un grand format sous couverture rigide et avec jaquette, Evol est un manga d’une noirceur sans pareille dans lequel transparaît à chaque page le mal-être des adolescents et la violence de notre monde. Influencé par le punk, le cinéma et la bande dessinée américaine, Atsushi Kaneko exprime dans ces superbes pages toute sa colère, sa révolte, avec un trait qui n’est pas sans nous rappeler celui de Frank Miller. Énorme ! (Evol, d’Atsushi Kaneko. Delcourt / Tonkam. 19,99€)
Du haut de ses 64 ans, jamais Charles Berberian n’avait témoigné de son histoire personnelle en bande dessinée. C’est désormais chose faite avec l’album Une Éducation orientale paru chez Casterman il y a quelques mois. Grand Prix de la ville d’Angoulême en 2008, auteur d’une bonne soixantaine d’ouvrages dont beaucoup réalisés avec son compère Philippe Dupuy (Monsieur Jean, Le Journal d’Henriette…), Charles Berberian tenait cette fois à raconter sa jeunesse et plus précisément les six années passées chez sa grand-mère à Beyrouth pendant que ses parents étaient en poste à Bagdad. Six années essentielles dans sa construction personnelle, six années marquées par des sons, des odeurs, des images… Au début de la guerre civile en 1975, l’auteur se réfugie avec sa famille en France. Il ne retourne au Liban que trente ans plus tard, confrontant dès lors ses souvenirs à la nouvelle réalité du pays. Avec une constante : le chaos. C’est ce chaos et l’histoire de sa famille bien évidemment qu’il met en images ici à la façon d’un promeneur arpentant les rues de Beyrouth comme autant de souvenirs. À travers cette histoire intime, c’est l’Histoire avec un grand H qui transparaît, depuis le début de la guerre civile jusqu’à l’explosion dans le port de Beyrouth en 2020. Pour Charles Berberian, l’objectif est de témoigner, de transmettre son histoire aux prochaines générations et surtout de pouvoir affirmer que ses racines sont libanaises. Un magnifique récit autobiographique au graphisme plein de vie et de mélancolie. (Une Éducation orientale, de Charles Berberian. Casteman. 25€)
Eric Guillaud