08 Déc

Angoulême 2024. Regard sur la sélection officielle : Chair à canon, L’Homme gêné, Evol et Une Éducation orientale

Les compétitions officielles ont au moins un mérite, celui d’exposer aux yeux d’un large public la richesse d’un art. Quarante-cinq albums ont été sélectionnés par les organisateurs du Festival international de la Bande Dessinée d’Angoulême qui se tiendra du 25 au 28 janvier 2024. Quarante-cinq, c’est peu face à la pléthorique production annuelle, mais c’est suffisant pour témoigner de la diversité, de la créativité graphique, de l’ingéniosité narrative, de la variété scénaristique. En voici un aperçu…

La Barcelonaise Aroha Travé a longtemps œuvré dans le fanzinat et ça se ressent dès la couverture de ce qui est son premier album publié aux éditions flblb. Avec ce graphisme tout d’abord, très influencé par la bande dessinée underground américaine. Avec cette histoire ensuite, d’une liberté totale, foncièrement déjantée, grossière, glauque, sordide, trash, punk, mais ô combien jubilatoire et pas si primaire qu’on pourrait le croire de prime abord. Chair à canon, tel est son nom, aborde mine de rien quelques thématiques sociétales contemporaines comme la pédophilie, l’homophobie, la bêtise humaine au sens large, la drogue et ses effets dévastateurs… et peut-être avant tout ça l’amour maternel. Avec, au centre du casting, deux mômes débordant de vitalité et d’imagination, toujours à cheval entre deux mondes, le leur, plein de shérifs, de bandits, de monstres, et le vrai, finalement pas beaucoup plus engageant. (Chair à canon, de Aroha Travé. flblb. 15€)

Vincent n’a rien d’un héros, c’est même l’anti-thèse du héros, le genre de garçon qui ne prend pas sa vie en mains, qui se lamente en permanence, qui ne décide jamais rien, a peur de tout, gâche sa vie. Seul, dans son appartement, il procrastine, jusqu’au jour où une nouvelle voisine vient frapper à sa porte. « Bonjour, je suis une tueuse en série. Nan, j’suis Julia la nouvelle voisine ». Elle est plutôt jolie, a visiblement de l’humour, de quoi le perturber un peu plus. Julia devient son obsession. Mais comment la conquérir ? C’est toute l’histoire de ce roman graphique au format à l’italienne de près de 290 pages. Dans un style graphique que l’on pourrait qualifier de pâte de mouche, proche de la gravure, par planches d’un à deux strips, Matthieu Chiara nous raconte les frasques de ce personnage attachant, ses questionnements les plus intimes, ses doutes existentiels. C’est franchement drôle et pas si léger que ça pourrait en avoir l’air, L’Homme gêné, c’est un peu l’histoire de chacun de nous à certains moments de notre vie. Adoré ! (L’Homme gêné, de Matthieu Chiara. L’Agrume. 26,90€)

Il s’est fait connaître de ce côté-ci de la planète avec Search and destroy, Soil, Deathco, ou encore Wet Moon, il est de retour avec Evol, quatre volumes parus à ce jour aux éditions Delcourt / Tonkam, un manga qui nous embarque dans un monde en déliquescence, qui pourrait être le nôtre finalement, où l’héroïsme et les pouvoirs qui vont avec sont un don héréditaire et où les héros sont au service de la justice, enfin de celui qui a parlé le plus fort, en général le plus véreux. L’avenir serait ainsi scellé dès la naissance de chaque être. Sauf pour Nozomi, Sakura et Akari, deux jeunes filles et un garçon ordinaires qui après une tentative de suicide se retrouvent eux aussi dotés de supers-pouvoirs. De quoi combattre ce monde qu’ils ne supportent plus. Publié dans un grand format sous couverture rigide et avec jaquette, Evol est un manga d’une noirceur sans pareille dans lequel transparaît à chaque page le mal-être des adolescents et la violence de notre monde. Influencé par le punk, le cinéma et la bande dessinée américaine, Atsushi Kaneko exprime dans ces superbes pages toute sa colère, sa révolte, avec un trait qui n’est pas sans nous rappeler celui de Frank Miller. Énorme ! (Evol, d’Atsushi Kaneko. Delcourt / Tonkam. 19,99€)

Du haut de ses 64 ans, jamais Charles Berberian n’avait témoigné de son histoire personnelle en bande dessinée. C’est désormais chose faite avec l’album Une Éducation orientale paru chez Casterman il y a quelques mois. Grand Prix de la ville d’Angoulême en 2008, auteur d’une bonne soixantaine d’ouvrages dont beaucoup  réalisés avec son compère Philippe Dupuy (Monsieur Jean, Le Journal d’Henriette…), Charles Berberian tenait cette fois à raconter sa jeunesse et plus précisément les six années passées chez sa grand-mère à Beyrouth pendant que ses parents étaient en poste à Bagdad. Six années essentielles dans sa construction personnelle, six années marquées par des sons, des odeurs, des images… Au début de la guerre civile en 1975, l’auteur se réfugie avec sa famille en France. Il ne retourne au Liban que trente ans plus tard, confrontant dès lors ses souvenirs à la nouvelle réalité du pays. Avec une constante : le chaos. C’est ce chaos et l’histoire de sa famille bien évidemment qu’il met en images ici à la façon d’un promeneur arpentant les rues de Beyrouth comme autant de souvenirs. À travers cette histoire intime, c’est l’Histoire avec un grand H qui transparaît, depuis le début de la guerre civile jusqu’à l’explosion dans le port de Beyrouth en 2020. Pour Charles Berberian, l’objectif est de témoigner, de transmettre son histoire aux prochaines générations et surtout de pouvoir affirmer que ses racines sont libanaises. Un magnifique récit autobiographique au graphisme plein de vie et de mélancolie. (Une Éducation orientale, de Charles Berberian. Casteman. 25€)

Eric Guillaud

06 Déc

Angoulême 2024. Regard sur la sélection officielle : Les Oiseaux de papier de Mana Neyestani

Véritable fenêtre sur le monde, les éditions çà et là nous proposent depuis 18 ans maintenant des ouvrages d’une très grande exigence au point de remporter deux années de suite le fauve d’or à Angoulême pour Écoute, Jolie Marcia et La Couleur de choses, ainsi que le Fauve Prix de Public France Télévisions pour Naphtaline. L’année 2023 est repartie sur les chapeaux de roue avec notamment ce livre qui nous emmène dans la montagne du Kurdistan iranien pour un drame dont les hommes ont tristement le secret depuis la nuit des temps…

« Les morts nous ont abandonnés, nous laissant souffrir à la surface de la Terre ». Cette phrase prononcée par le personnage féminin de l’album a de quoi nous glacer le sang. Comment préférer le sort des morts à celui des vivants ?

Pourtant, plus on avance dans la lecture du roman graphique de Mana Neyestani, plus ces quelques mots résonnent en nous au point de devenir une évidence. Depuis notre société occidentale globalement riche et privilégiée, l’histoire des Oiseaux de papier vient heurter de plein fouet nos certitudes. Comment au XXIe siècle, des hommes et des femmes peuvent-ils encore sciemment risquer leur vie pour simplement nourrir leur famille ?

© çà et là / Neyestani

Au centre du récit : les kolbars. Ces porteurs kurdes iraniens transportent des marchandises d’un côté à l’autre de la frontière entre l’Irak et l’Iran, la plupart du temps à même le dos. Et bien-sûr au risque de leur vie car, aux chemins escarpés et dangereux, viennent s’ajouter le danger des mines enfouies ici depuis la guerre Iran / Irak et les tirs des garde-frontières.

Rien que pour le mois de janvier 2023, selon le Centre de statistiques et de documents de l’Organisation Hengaw des droits de l’homme, 2 kolbars auraient été tués et 12 autres blessés, victimes de tirs directs pour 9 d’entre eux.

© çà et là / Neyestani

Auteur Iranien connu pour ses dessins de presse, pour ses récits sur le régime totalitaire iranien et sa condition de réfugié, Mana Neyestani, décrit ici avec justesse et force le quotidien difficile des kolbars et ce à travers une fiction qui, précise-t-il, « n’a aucune prétention de description exhaustive de leurs vies. Il ne s’agit que de bribes de leur réalité, mêlées à mon imagination et aux nécessités du récit ».

Et de fait, Les Oiseaux de papier met aussi en images une magnifique histoire d’amour, bien évidemment tragique, entre une jeune femme qui rêve de liberté derrière son métier à tisser et un jeune kolbar. Car derrière l’oppression de l’homme, il y a aussi et toujours la question de l’émancipation de la femme. Un récit poignant dont le dessin fait de fines hachures renforce le caractère dramatique.

© çà et là / Neyestani

Mana Neyestani, qui a été condamné à des peines de prison et a reçu des menaces de mort pour une caricature lorsqu’il était encore en Iran, est aujourd’hui réfugié en France. Il a reçu en 2010 le Prix du courage décerné par le CRNI (Cartoonists Rights Network International), en 2012 le Prix international du dessin de presse des mains de Kofi Annan et en 2015 le Prix Alsacien de l’engagement démocratique. Autant dire le sérieux de ce travail à valeur journalistique.

Eric Guillaud

Les Oiseaux de papier, de Mana Neyestani. çà et là / Arte éditions. 20€

05 Déc

Angoulême 2024. Regard sur la sélection officielle : Dum Dum, Blood of the Virgin, Astra Nova et Le Necromanchien

Les compétitions officielles ont au moins un mérite, celui d’exposer aux yeux d’un large public la richesse d’un art. Quarante-cinq albums ont été sélectionnés par les organisateurs du Festival international de la Bande Dessinée d’Angoulême qui se tiendra du 25 au 28 janvier 2024. Quarante-cinq, c’est peu face à la pléthorique production annuelle, mais c’est suffisant pour témoigner de la diversité, de la créativité graphique, de l’ingéniosité narrative, de la variété scénaristique. En voici un aperçu…

Étrange ouvrage que celui-ci ! Avec son chouette format à l’italienne, sa couverture sans dessin, uniquement le titre de l’album apparaissant en relief sur fond gris, un dessin minimaliste fait de traits bien droits et de courbes normées, on pense à La Couleur des choses de Martin Panchaud, Fauve d’or d’Angoulême 2023, même si c’est encore différent. Ici, tout a été réalisé sur le logiciel AutoCAD par un architecte de formation, le Polonais Lukasz Wojciechowski. Les vignettes deviennent des bulles ou l’inverse, le gaufrier alterne textes et dessins, parfois un trait seul ou quantité de traits traversent la planche. D’un trait sans vie peut surgir un personnage, un décor.

Visuellement, c’est évidemment très original. Du côté histoire, l’auteur s’est inspiré de la vie de son arrière-grand-père pour nous plonger dans l’entre deux guerres à Berlin, des années plombées par les horreurs passées et par le bruit des bottes qui se fait à nouveau entendre, un Berlin qui malgré tout n’échappe pas à la marche forcée vers le progrès. Mais le progrès pour quoi faire ? C’est une des interrogations de Dum Dum. On peut sans doute penser que l’ensemble manque d’humain, de sentiment, d’émotion, c’est effectivement un peu froid mais Dum Dum reste une sacrée performance graphique dans la continuité de Ville nouvelle et Soleil mécanique, les deux premières bandes dessinées de l’auteur. (Dum Dum, de Lukas Wojciechowski. ça et là. 25€)

Derrière cette couverture aux couleurs pop, signature des éditions Cornélius, se cache une histoire pas véritablement joyeuse. D’ailleurs, au-delà des couleurs vives, le dessin de cette dite couverture est un peu plus à l’image de ce qui nous attend, un récit de vie cabossée au cœur d’Hollywood, une usine à rêves comme on aime la présenter, une usine à rêves et à désenchantements. L’auteur, l’Américain Sammy Harkham, peu connu sous nos latitudes a de l’autre côté de l’Atlantique une déjà belle réputation de dessinateur, scénariste et éditeur.

Dans cette histoire qu’il a mis une bonne dizaine d’années à boucler, il nous raconte le quotidien de Seymour, un juif d’origine irakienne, monteur et réalisateur pour le cinéma dans le Hollywood des années 70. Ici, pas de tapis rouge, pas de paillettes, pas de talons hauts et de robes de haute-couture, Sammy Harkham déroule le Hollywood de la classe laborieuse, celle qui doit faire le ménage, les courses, les repas, emmener les gamins à l’école, éventuellement changer leurs couches, avant de pouvoir parler cinéma. Seymour rêve de réaliser un film, son film. Il se donne à fond au point de délaisser sa famille, un peu trop, et de se retrouver seul.

Avec un graphisme très accessible, très clair, très agréable, et une narration ciselée, Blood of the Virgin nous offre une vision bien sentie du milieu du cinéma de seconde zone de l’époque, que ce soit sur les plateaux d’enregistrement, dans les salles de montage ou dans les bureaux feutrés des producteurs. Rien de glamour ici mais la vie, la vraie. Et ce n’est pas du cinéma ! (Blood of the Virgin, de Sammy Harkham. Cornelius. 35,50€)

Un space opéra de l’intime. Ainsi pourrait-on résumer Astra Nova, une BD de science-fiction réalisée par la jeune strasbourgeoise Lisa Blumen. S’il est question de la première à la dernière page d’un voyage dans l’espace, un aller sans retour vers une planète située à 2,5 millions d’années-lumière, on n’en voit pas le début du commencement. Non, tout se passe avant le départ avec une ultime formalité à laquelle Nova, la jeune astronaute conviée à ce voyage pas comme les autres, doit se plier : une fête d’adieu. Le cadre est plutôt sympa, une grande villa, piscine, nourriture et alcool à volonté. Reste à trouver des convives, des amis en quelque sorte. Ce qui n’est pas le fort de la jeune astronaute qui préfère depuis longtemps la solitude.

Qu’importe, l’agence spatiale lui trouve ce qu’il faut, trois vieux amis qu’elle n’a pas vus volontairement depuis une éternité. La surprise passée, les quatre reclus d’un soir finissent pas échanger, se confier, parler d’hier et de demain, justifier leurs trajectoires. Le voyage intergalactique prend des allures de voyage intérieur, Nova découvre ce qui lui a fait défaut pendant des années : les relations humaines.

Récemment récompensé par le Prix Utopiales BD 2023, ce deuxième album de Lisa Blumen, entièrement réalisé aux feutres, parle bien plus de notre monde actuel que du monde de demain, avec un regard sur le nécessaire lien entre les humains, ce lien d’où nait tout simplement la vie. Une histoire très touchante ! (Astra Nova, de Lisa Blumen. L’Employé du moi. 24€)

Un petit rien qui vous change une vie. Un chien. Oui un chien tendance bouvier bernois. John Morose, artiste peintre de son état, sans inspiration, sans talent et sans joie, l’a récupéré dans un magasin. Un cadeau. Un drôle de cadeau qui va lui apporter inspiration et assurance. Fini de procrastiner, John Morose se remet sérieusement à peindre, à peindre son chien bien sûr. Son voisin, Hans Dubonheur, artiste peintre de son état, ambitieux, prétentieux, connu et reconnu de tous pour ses tableaux de chats, voit ça d’un très mauvais œil.

Ce Morose qu’il connaît depuis toujours et qu’il raille depuis aussi longtemps pourrait-il lui ravir sa place d’artiste préféré de la ville ? Réponse dans ce récit drôle et original signé Matthias Arégui. Avec une mise en images totalement libérée des normes, l’auteur nous parle des vertus des animaux de compagnie et des affres de la création. (Le Nécromanchien, de Matthias Arégui. 2024. 24€)

Eric Guillaud

30 Nov

Gaston Lagaffe, Dad, les Légendaires, Messire Guillaume, Astérix, Elliot… 12 BD jeunesse pour Noël

Dernière ligne droite avant Noël ! Pour vous aider, voici une sélection de bandes dessinées très récentes pour les plus jeunes. Du rire, de l’aventure, du sensible… il y a de tout pour tout le monde, on vous laisse choisir la couleur du papier cadeau.

Et on commence par un retour, et pas n’importe lequel puisqu’il s’agit de Gaston Lagaffe. Personnage truculent imaginé par André Franquin pour hanter les pages du journal Spirou en 1957, Gaston devint très vite la coqueluche d’une génération qui bousculait les valeurs établies, à commencer par celle du travail. Pour certains, Gaston est un fainéant, c’est avant tout un poète devant l’éternel, écolo, bricoleur à ses heures et bien sûr pacifiste. Passons sur la polémique née à l’occasion de cette reprise par Delaf, nous retrouvons bien là l’univers mis en place par Franquin, les personnages, les bestioles, les inventions plus délirantes les unes que les autres et les gags qui font mouche. Gastonesque ! (Le Retour de Lagaffe, de Delaf d’après Franquin. Dupuis. 12,50€)

Le plus célèbre des papas poule du neuvième art est lui aussi de retour pour une nouvelle série de gags le mettant en scène dans sa vie quotidienne. Et quelle vie ! Quatre filles et pas une mère en vue, Dad doit tout gérer seul, alors forcément ça peut parfois être compliqué. D’autant qu’il est cette fois appelé au chevet de sa mère et doit laisser ses filles s’autogérer et le remplacer dans les nombreuses tâches ménagères. Et ce n’est pas vraiment gagné ! (Multi Daddy, Dad tome 10, de Nob. Dupuis. 12,50€)

Petite infidélité à sa série Dad, Nob nous entraîne ici dans les pas d’une autre famille, tout aussi déjantée, partie visiter le Louvre. Avec une bonne dose d’humour, on parcourt les salles du célèbre musée à la découverte de ses plus grands chefs-d’œuvre. La Joconde, la Victoire de Samothrace, le Radeau de la Méduse, le Sacre de Napoléon, la statue d’Amon et Toutânkhamon… tous sont l’occasion d’un bon gag mais aussi de quelques informations. C’est frais, c’est drôle, c’est instructif. Que demander de plus ?  (Une journée au Louvre, de Nob. Delcourt. 17,50€)

Impossible d’ignorer Les Légendaires, la série culte aux 23 tomes parus, aux 10 millions d’exemplaires vendus et à la dizaine de spin-offs qui scrutent dans tous les sens l’univers imaginé par Patrick Sobral. Les Légendaires – Résistance est l’un d’entre eux. L’histoire se situe dans la continuité directe de la saga originelle, 20 ans après pour être précis, avec au programme un cataclysme terrestre, une succession de catastrophes et des héros nouvelle génération qui vont se dresser face aux dieux responsables de tout ça… (Le Sanctuaire de la mort, Les Légendaires – Résistance, tome 3, de Sobral et Jenny. Delcourt, 11,50€)

D’un côté Kid Paddle, 30 ans d’existence, 19 tomes parus, de l’autre Game Over, spin-off de Kid Paddle, 20 ans d’âge, 22 tomes au compteur, des millions d’albums vendus dans les deux cas, et au centre un auteur belge, heureux, enfin on peut le penser, Midam, devenu en quelques années un pilier de la bande dessinée humoristique franco-belge. Et ce pilier termine l’année en beauté en ajoutant une nouvelle pierre à chaque édifice, sans essoufflement, sans fatigue, les doigts dans le nez. (Game Over tome 22 et Kid Paddle tome 19, de Midam, Dupuis. 12,50€ l’album)

Ils ne sont pas tout jeunes nos héros, 55 ans de bons et loyaux services aux couleurs des Tuniques Bleues, pas tout jeunes et parfois un peu usés. Comme le sergent Chesterfield qui souffre du syndrome du soldat. Les symptômes ? Colères soudaines, paranoïa aigüe, intolérance au bruit, fatigue intense et sentiment d’inutilité. Bref, rien de bien compatible avec la guerre. Mais ça tombe bien, un géographe chargé de cartographier les territoires indiens a besoin d’une escorte. Chesterfield et bien évidemment son fidèle Blutch vont s’en charger, même si le bougre est un anarchiste et antimilitariste de première, tout ce qu’il faut pour énerver le sergent… Et de deux pour Kris qui a repris le scénario des Tuniques Bleues après le décès de Raoul Cauvin. Une histoire qui réunit tous les ingrédients de la série, un dessin qui se maintient, bref un très bon cru ! (Du Feu sur la glace, Les Tuniques Bleues tome 67, de Lambil et Kris. Dupuis. 12,50€)

C’est l’un des contes populaires les plus anciens, Peau d’Âne, mis en rime par Charles Perrault en 1694. Indémodable. Universel. Maintes fois adapté au théâtre, au cinéma et en bande dessinée. Cécile Chicault en propose aujourd’hui sa vision dans un magnifique album au dos toilé, à la fois subtile dans l’écriture et raffinée dans le trait, de la poésie à l’état pur et une histoire que l’on peut résumer ainsi : afin d’échapper au désir incestueux de son père, Peau d’âne exige de lui par trois fois des robes irréalisables et finit par s’enfuir, sous une peau d’âne. De toute beauté ! (Peau d’Âne, de Cécile Chicault. Jungle. 16,95€)

Le décor à lui-seul est inquiétant. Castlewitch, une vieille cité aux ruelles sombres et étroites posée au pied d’un imposant château. C’est ici que vit Malo, élève de 5ᵉ, un père lieutenant de police et une mère décédée. Pour le reste, Malo est un gamin ordinaire qui a la fâcheuse manie de se réveiller à la bourre. Mais ce matin-là, Malo aura une bonne excuse pour arriver à l’école après tout le monde. Sur sa route, Malo a secouru une jeune-fille tombée dans le coma. C’est le cinquième enfant qu’on retrouve ainsi. De quoi inquiéter la police locale et bien sûr le père de Malo. La cause de ce coma ? Une guerre secrète et invisible aux yeux des adultes entre les Imaginaires et les Maléfics. Une très belle couverture, un dessin réussi, un univers riche, une bonne intrigue… (Les Monstres imaginaires, Castlewitch tome 1, de Jarry, Gomes et Corderie. Soleil. 13,50€)

C’est un petit bijou que nous proposent de redécouvrir en version intégrale les éditions Dupuis, Messire Guillaume, publié initialement en trois volumes entre 2006 et 2009, primé à Angoulême dans sa version intégrale de 2010 en noir et blanc et au format à l’italienne. Un petit bijou cette fois en couleurs agrémenté d’un dossier d’une vingtaine de pages avec une interview des deux auteurs, Gwen de Bonneval et Mathieu Bonhomme. Une belle occasion de se replonger dans ce conte initiatique et médiéval, l’histoire du jeune Guillaume de Saunhac qui, refusant le remariage de sa mère avec un certain Messire de Brifaut, s’enfuit, espérant rejoindre sa sœur déjà partie en quête d’un père prétendu mort. Inspiré par beaucoup d’aspects de l’existence de Gwen de Bonneval, Messire Guillaume mélange l’intime et la grande aventure dans un Moyen Âge à la fois très réaliste et fantastique. Un petit bijou je vous dis ! (Messire Guillaume, récit complet, de De Bonneval et Bonhomme. Dupuis. 35€)

C’est certainement l’album incontournable de ce Noël 2023, L’Iris blanc, 40ᵉ aventure d’Astérix, la série aux 400 millions d’albums vendus depuis son lancement par Uderzo et Goscinny il y a maintenant 63 ans. Aux manettes aujourd’hui, deux auteurs de renom, le vieux briscard Conrad, au dessin depuis le 35ᵉ épisode, et un « petit nouveau » au scénario en la personne de Fabcaro, dont on a pu apprécier par ailleurs l’humour foncièrement absurde, notamment dans Zaï Zaï Zaï, Open Bar ou encore Walter Appleduck. Et le résultat est bien évidemment à la mesure du talent des auteurs et de la taille d’Obelix, énorme, avec au menu l’installation pas très loin du village d’irréductibles d’une nouvelle école de pensée positive venue de Rome… (L’Iris blanc, Astérix tome 40, de Conrad et Fabcaro. Albert René. 10,50€)

Après s’être penchés sur la peur panique du noir dans un premier album d’une tendresse infinie, Anne Montel, Loïc Clément et Julien Arnal reviennent avec une deuxième volet abordant cette fois la thématique de la séparation « qui est une phase difficile à appréhender pour les petits qui peuvent nourrir de grandes angoisses lors des premiers temps à la crèche ou à l’école », nous expliquaient les auteurs dans une interview réalisée à la sortie du précédent album. C’est beau, sensible et intelligent. À lire aux plus petits ! (Le Voyage, Armelle et Mirko tome 2, de Clément, Montel et Arnal. Delcourt. 15,95€)

On termine avec Elliot, sa vie de collégien et sa boulette d’angoisse comme dirait un des personnages de la bande dessinée, une boulette d’angoisse incarnée par une espèce de bestiole ronde et courte sur pattes qui le suit partout. Mais cette année, Elliot devient la star de la cour de récré grâce à une vidéo de danse postée sur Tic Toc. Plus de 400 000 vues en quelques heures. Elliot est devenu une star des réseaux sociaux, l’ami que tout le monde rêve d’avoir… ou presque ! Repéré avec L’homme le plus flippé du monde, une série pour les plus grands, Théo Grosjean raconte ici les aventures du collégien le plus flippé du monde avec une réflexion sur l’effet miroir aux alouettes des réseaux sociaux. Pas inutile ! (Réseaux et sentiments, Elliot au collège tome 2, de Théo Grosjean. Dupuis. 14,50€)

Eric Guillaud

25 Nov

Il m’a volé ma vie, l’adaptation en BD du récit choc de Morgane Seliman sur les violences conjugales

Chaque année en France, 213 000 femmes déclarent avoir subi des violences physiques ou sexuelles de la part de leur conjoint ou ex-conjoint, 122 ne sont plus là pour en témoigner, mortes sous les coups. Pendant quatre ans, Morgane Seliman a été l’une d’entre elles. Elle en écrit un livre en 2015 aujourd’hui brillamment adapté en BD par LF Bollée et Francesco Dibattista…

« Dans une heure, je te défonce ». Des mots qui font froid dans le dos. Combien de fois Morgane Seliman les a-t-elle entendus ? Des dizaines, des centaines de fois ? Et combien de fois est-il passé à l’acte ? Souvent. Et pourtant elle tient, se disant peut-être que c’est une mauvaise passe, qu’il va changer, qu’il va se calmer.

Et puis il y a Bilal, l’enfant dont elle rêvait. Qui a fini par arriver ! De quel droit le priver de son père, même si ce dernier doute qu’il soit de lui et montre aucun signe d’affection.

« Il a les yeux bleus. Il est pas de moi »

© Glénat / LF Bollée, Francesco Dibattista

Et c’est la spirale infernale, les cris, les insultes, les coups, de plus en plus souvent, de plus en plus fort, l’isolement et pour finir la peur de mourir. Alors, un jour, Morgane se rend dans un commissariat pour porter plainte et espérer enfin une autre vie.

« Rester debout, garder la tête haute, croire en l’avenir ! »

Cette histoire, Morgane Seliman l’a d’abord racontée dans un livre paru en 2015 aux éditions Xo avant de s’engager concrètement et pleinement contre les violences faites aux femmes. LF Bollée et Francesco Dibattista en proposent aujourd’hui une adaptation puissante en mots et en images, une adaptation qui permet de toucher un public encore plus large. Et c’est bien l’essentiel !

© Glénat / LF Bollée, Francesco Dibattista

En bonus, un dossier de deux pages explique les mécanismes de l’emprise psychologique, l’installation de la violence, la stratégie de l’agresseur.

Eric Guillaud

Il m’a volé ma vie, de LF Bollée et Francesco Dibattista, d’après le roman de Morgane Seliman. Glénat. 22,50€

23 Nov

Seule l’ombre : êtes-vous prêt.e.s à éteindre la lumière ?

Dans la droite ligne des anthologies d’histoires courtes d’horreur si répandues outre-Atlantique, un trio de Français s’amuse à nous parler de ces monstres cachés sous notre lit ou dans nos placards et qui nous font si peur. Souvent à raison !

Rurik Sallé est un drôle de personnage. Un marlou auraient pu dire certains : acteurs de films d’horreur (mais aussi de Groland !), journaliste, ancien pilier des rédactions de Mad Movies et du collectif Distorsion, musicien… Le point commun entre toutes ces activités ? Le goût de l’interdit, du fruit défendu ou du petit-machin-sur-lequel-on-ne-réussit-pas-à-mettre-le-doigt-mais-qui-gène-quand-même… Donc forcément lorsqu’il s’allie avec un autre scénariste aguerri aimant lui aussi le hors-piste (Corbeyran) et un dessinateur fan d’horreur et de fantastique (Paskal Millet), cela donne Seule L’Ombre.

Soit dix histoires, dix petits contes assez courts (entre dix et quinze pages) et toujours très cruels ne finissant jamais bien. Leur modèle ? Les magazines d’horreur américains des années 50, 60 et 70, tous ces titres encore aujourd’hui révérés par les toqués du genre (Creepy, Man In Black, Scream, Tales From The Crypt, Tomb Terror etc.) qui ont rivalisé d’inventivité pour en peu de pages raconter des saynètes plus morbides les unes que les autres.

© Komics Initiative / Corbeyran, Rurik Sallé & Paskal Millet

Seule L’Ombre ne pourrait donc être qu’un simple exercice de style, réussi d’ailleurs. Mais non. Il va un peu plus loin en proposant une approche plus personnelle. D’abord grâce à une écriture plus ramassée, souvent assez avare en dialogue et où l’issue (fatale, forcément) ne fait jamais doute. Donc même si on lit le tout en sachant pertinemment que tout cela finira mal, on reste sur la page, comme fasciné lorsqu’on regarde, impuissant, un accident de la route se dérouler sous nos yeux.

Et puis graphiquement, Millet ne cherche pas à singer ses aînés américains style Wally Wood, offrant quelque chose à la fois de plus européen et de plus underground, tout en allant parfois assez loin dans la violence graphique, comme par exemple sur « Mélodie Du Supplice ». Oui, un peu comme il existe désormais des films d’horreur ‘à la française’ grâce à des long-métrages comme A L’Intérieur et le traumatisant Martyrs, il se pourrait bien que la bande dessinée bien de chez nous accouche, à son tour, d’un style bien à elle…

Olivier Badin

Seule L’Ombre de Corbeyran, Rurik Sallé & Paskal Millet. Komics Initiative. 23€

Pour les curieux, une interview de ses trois créateurs…

17 Nov

La chose des marais à la rescousse d’une humanité au bord de l’extinction

Attention, ne pas les confondre : vous avez d’un côté la Chose des Marais (‘Swamp thing’ en VO) et de l’autre, l’Homme-Chose (‘the Man thing’). Deux personnages nés à la même époque en 1970/71 mais chez deux éditeurs notoirement concurrents (DC et Marvel), deux scientifiques travaillant sur des sortes de formule de super-hommes qui finiront par se retourner contre eux, deux êtres maudits, condamnés à vivre en marge de la société. Ici, c’est la créature des marais qui étripe, découpe et arrache pour sauver ce qui peut encore l’être dans un récit particulièrement noir…

Fin octobre est paru chez PANINI en France un très généreux (plus de 1000 pages !) omnibus réunissant toutes les premières aventures de l’Homme-Chose. La réponse du berger à la bergère ? La parution opportune chez Urban de ce Green Hell (traduction littérale : ‘enfer vert’, peut-être une référence au titre du groupe de punk-rock horrifique les MISFITS, repris plus tard par METALLICA ?) qui, pourtant, ne joue pas vraiment sur le même tableau.

Car oui, autant l’omnibus précité joue à fonds la carte de la nostalgie en réunissant des épisodes tous sortis dans les années 70 à l’esthétique propre à cette décennie-là, autant ce Green Hell sorti à la base aux USA en 2022 est beaucoup plus moderne et, surtout, beaucoup plus gore.

© Urban Comics – Black Label / Jeff Lemire & Doug Mahnke

On parle ici d’un récit post-apocalyptique, c’est-à-dire que suite à une catastrophe que le scénariste Jeff Lemire ne s’embête même pas à expliquer, à part suggérer que tout est la conséquence de la pollution générée par l’Humanité, la terre est désormais engloutie quasiment dans son intégralité. Seules subsistent ici et là quelques poches de survivants sur des bouts de terre faméliques…

La Sève, le Sang et la Nécrose, trois entités que l’on pourrait qualifier de dieux souterrains en quelque sorte et qui sont, à leur façon, aussi victimes de cet état des faits, décident que cette situation ne peut plus durer. Il faut faire table rase et tout reconstruire. Pour faire simple : il faut exterminer les rares humains qu’il reste, raser leurs misérables habitations et repartir de zéro. Par l’intermédiaire de Constantine, personnage récurrent de la série au rôle toujours aussi trouble, la Chose des Marais est appelée à la rescousse pour essayer de renverser la situation.

© Urban Comics – Black Label / Jeff Lemire & Doug Mahnke

Green Hell est un récit assez court, 160 pages. Cela ne lambine guère donc. Tout va vite, très vite. Et dans ce décor forcément désolé où la pourriture semble transpirer sur chaque case, la violence s’impose également très vite. Certes, on retrouve l’une des thématiques récurrentes du scénariste Jeff Lemire (Sweet Tooth) avec, en guise de point d’ancrage du récit, la relation entre une fille pré-ado et son père. Mais c’est presque secondaire par rapport aux multiples démembrements, décapitations et autres charcutages qui peuplent ce récit. Le dessinateur Doug Manhke s’en donne à cœur joie !Surtout lors de la bataille finale où les couleurs survitaminées donnent un aspect encore plus surréaliste, le tout ressemblant presque plus à une gigantesque partie de World Of Warcraft.

© Urban Comics – Black Label / Jeff Lemire & Doug Mahnke

Alors oui, après, il faut au minimum maitriser la mythologie ‘Chose du Marais’ histoire de comprendre quels sont les liens entre les différents personnages, Lemire ne s’embêtant pas vraiment à faire un catalogue récapitulatif, préférant jeter tout le monde tout de suite dans l’affrontement.

Pour les fans avant tout donc mais un récit intense et assez désespéré parmi les meilleurs consacrés à ce héros maudit encore peu connu en France.

Olivier Badin

Swamp Thing : Green Hell de Jeff Lemire & Doug Mahnke. Urban Comics/Black Label. 17€

13 Nov

Les brumes de Sapa de Lolita Séchan réédité en version augmentée

Initialement publié en 2016, l’album de Lolita Séchan retrouve ce mois-ci les étagères de nos librairies préférées dans une version cartonnée augmentée d’une quinzaine de pages et d’une postface… Pour le reste, c’est toujours aussi brillant.

Inutile de le cacher, la première chose qui a arrêté mon regard au moment de la sortie de l’album en 2016 est le nom de l’auteure. Lolita Séchan. Ça me rappelait quelque chose. Une chanson peut-être. Mais oui bien sûr, c’était la Lolita de Renaud, la fille du chanteur énervant, celle dont il se disait complètement morgane…

Bon ok ! Mais un nom, aussi illustre soit-il, ne fait pas tout. Et ce qui m’a vraiment décidé à ouvrir et lire l’album est franchement ailleurs, dans l’atmosphère de cette magnifique couverture, dans ce bleu intense et dans ces traits, cette multitude de petits traits constituant l’illustration. Au centre, une jeune femme et une jeune fille ensemble sur le même chemin devant une montagne d’émotions.

Oui, vraiment, une montagne d’émotions. C’est ce qui me vient à l’esprit en refermant ce bouquin de Lolita Séchan, un bouquin que j’ai eu beaucoup du mal à fermer, tant j’ai été pris par son écriture, par cette façon singulière et belle de décrire, de raconter, de dessiner, de nous embarquer dans son voyage.

© Delcourt / Séchan

Mais que raconte Les Brumes de Sapa ? Un peu de géographie. Sapa est une petite station climatique vietnamienne située à 1650 m d’altitude et à 350 km de Hanoi. Un village très fréquenté par les touristes et donc par les locaux qui tentent de se faire là un peu d’argent. 

Lorsqu’elle y débarque à 22 ans, Lolita n’a pas le profil type de la touriste, plutôt celui de la jeune nana un peu paumée bien décidée à aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte. Et éventuellement trouver une bonne raison de vivre. « J’ai pris un carnet, un crayon, des baskets, et de l’imodium. Un RER pour Roissy Charles de Gaulle, un avion pour Dubaï… Un Whopper au Burger King de l’aéroport, et enfin un avion pour Saïgon… » .

© Delcourt / Séchan

Cette raison de vivre, Lolita la trouve à Sapa. Elle a pour nom Lo Thi Gôm, une jeune fille hmong. Tout les sépare à commencer par les milliers de kilomètres entre leur foyer respectif néanmoins, au fil des années et des voyages, se lie entre les deux une amitié forte et sincère. 

C’est cette histoire d’amitié que Lolita Séchan raconte ici sur plus de 250 pages en noir et blanc, avec un graphisme fin, élégant et racé, parfois très détaillé, parfois épuré, dans des vignettes libérées du cadre.

© Delcourt / Séchan

Avec ses mots, son extrême sensibilité, Lolita décrit ses voyages, ses rencontres, elle nous parle des Hmongs, ce peuple de montagnards vivant au nord du Viêt Nam, elle évoque aussi ses amours – on aperçoit Renan Luce –  et puis sa famille avec notamment une scène extrêmement émouvante la montrant aux côtés de son père qu’on imagine en cure dans une clinique. Il y a dans cette scène, je ne sais pourquoi, un petit quelque chose de Corto Maltese, la solitude du héros face à son destin peut-être.

De 2016 à 2023, sept années se sont écoulées, sept années pendant lesquelles la vie a continué son bonhomme de chemin, et pour Lolita, et pour son amie hmong. Pour cette réédition, l’autrice propose 16 nouvelles pages pour raconter les événements marquants de sa vie, de leur vie (famille, mariage, divorce, enfants…), de mille petits riens à une pandémie comme elle écrit. Enfin, elle a tenu a donné la parole à Lo Thi Gôm qui signe une émouvante postface.

C’était beau, c’était fort, c’était poignant, en 2016, ça l’est toujours en 2023. On a simplement envie de dire « Merci Lolita »…

Eric Guillaud

Les Brumes Sapa, de Lolita Séchan. Éditions Delcourt. 24,95€

11 Nov

Pill Hill de Nicholas Breutzman, l’histoire d’un divorce qui commence mal

Remarqué pour ses albums précédents, Yearbooks et You Can’t Be Here, tous deux parus aux États-Unis, Nicholas Breutzman nous revient avec Pill Hill en exclu mondiale de ce côté-ci de l’Atlantique, un récit largement autobiographique sur l’exercice de la parentalité après une séparation. Et ça peut faire peur…

Nic et son fils Henry viennent de s’installer dans le quartier de Pill Hill à Rochester dans le Minnesota, un quartier plutôt chic, des allées arborées, des demeures plus belles les unes que les autres. Eux devront se contenter d’un studio dans un vieil immeuble en briques, Nic vient en effet de se séparer, un passage à vide pour le jeune père et de fortes turbulences encore à venir !

Est-ce le besoin d’échapper à ce quotidien, Nic tourne en boucle sur une découverte faite à l’occasion d’une promenade dans son nouveau quartier, des chewing-gums en grand nombre collés sur des arbres. Une expo d’art conceptuel ? Un message subliminal ? Mais qui peut bien être l’initiateur ?

Nic cherche sur internet, parcourt les forums, explore l’histoire du chewing-gum… Une véritable obsession jusqu’au moment où la réalité finit par le rattraper. Il y a bien sûr Henry dont il faut s’occuper, son histoire naissante avec une jeune-femme prénommée Emily et surtout sa relation avec son ex-femme. Un enfer !

La mère d’Henry et de son demi-frère, Drake, qu’il ne nomme jamais dans le livre et à qui il donne les traits d’un lézard, sombre un peu plus chaque jour dans la drogue et la marginalité, mettant les enfants en danger. Pour Nic, la situation devient insupportable et met en péril sa propre santé mentale. Et de se remémorer sa vie passée avec son ex-femme, les scènes, les médocs, l’alcool, son sentiment d’impuissance, la nécessaire séparation, les tensions autour de la garde des enfants… De quoi sombrer corps et âme.

On peut imaginer Pill Hill comme une œuvre cathartique même si, confie l’auteur dans une longue postface, replonger dans tous ces souvenirs douloureux a été très difficile. C’est aussi un incroyable témoignage sur les maladies mentales et les addictions et ce qu’elles peuvent entraîner dans la vie d’un couple, d’une famille.

« J’espère qu’en partageant notre histoire, les lecteurs se sentiront un peu moins seuls face à ce qui les tourmente ou qu’ils éprouvent un peu de compassion envers ceux qui se trouvent piégés dans ce cercle infernal, et peut-être qu’ils trouveront la force de faire le premier pas afin de s’en libérer ».

Une histoire sombre, terrifiante, bouleversante, obsédante, avec une petite touche fantastique dans la mise en images et un nouvel auteur à suivre !

Eric Guillaud

Pill Hill, de Nicholas Breutzman. Delcourt. 27,95€

© Delcourt / Breutzman

09 Nov

Les Tuniques Bleues toujours en selle !

Malgré le décès de son scénariste historique Raoul Cauvin il y a deux ans, les deux soldats de l’union les plus célèbres de la BD belge continuent leurs aventures humanistes pour un 67e (!) volume prouvant que leur destinée est désormais entre de bonnes mains…

 

Alors, soit vous avez grandi dans les années 70 et vous les avez connus à travers les pages du journal Spirou, soit vous étiez un adolescent une décennie plus tard et c’est dans la bibliothèque bien fournie en BD de l’un de vos ainés, au cours de l’un de ses étés qui n’en finissaient plus, que vous les avez découverts. Moi, c’est dans la véritable caverne d’Ali-Baba qu’était la bédéthèque de mon oncle que j’ai pour la première fois mis la main sur la série des Tuniques Bleues, coincée entre deux volumes des Dingodossiers et de Gaston Lagaffe. Cela tombait bien, une série télé américaine diffusée en prime time tout l’été nommée Nord & Sud (avec dans le premier rôle un jeune Patrick Swayze) avait remis au goût du jour la Guerre de Sécession. Il y en avait pour tout le monde dans cette BD : de l’aventure, des gags, des personnages principaux attachants avec une dynamique haine/amour propre, des seconds rôles pas si cons que ça et à chaque fois, un petit pan méconnu de l’histoire américaine de la seconde moitié du XIXème siècle en toile de fond.

© Dupuis / Lambil & Kris

Et puis les années sont passées et on s’est un peu détaché de tout ça, tout en remarquant du coin de l’œil qu’avec une rigueur quasi-métronomique, le caporal Blutch et le sergent Chesterfield continuaient leur aventure à raison d’un titre par an au moins, toujours signé par le dessinateur Lambil et le scénariste Raoul Cauvin, fidèle au poste depuis 1972.

Et puis, boum la nouvelle tombe le 19 août 2021, sans crier gare : Cauvin s’en est parti rejoindre son ami Louis Salvérius, avec lequel il avait démarré les Tuniques Bleues en 1969 jusqu’à son décès prématuré trois ans plus tard seulement. Après un 65e tome mi-figue mi-raisin signé par un couple de jeunes scénaristes, Beka, et le dessinateur José Luis Munuera (L’Envoyé spécial), Lambil accepte de revenir aux affaires avec Irish Melody, 66e volume de ce qui reste encore aujourd’hui l’une des séries les plus rentables de la bande dessinée franco-belge. Et débarque aujourd’hui la suite.

© Dupuis / Lambil & Kris

À la place de Cauvin, on trouve désormais Kris. Clairement un fan, on sent bien qu’il a bien tâté le terrain avant d’y mettre les pieds. Pour son deuxième tome sous l’uniforme bleu marine Du Feu Sur La Glace, le choix des thématiques abordées ici (le stress post-traumatique, le lien à la terre, l’anarchisme) ainsi que la façon de les traiter, en douceur et avec humour mais aussi justesse, prouvent qu’il est en parfaite adéquation avec l’héritage humaniste laissé par son auguste ainé. À défaut d’innover, ce qui n’est sûrement pas ce que l’on attend de lui de toutes façons.

© Dupuis / Lambil & Kris

Finalement, c’est désormais plus le trait parfois imprécis de Lambil et le recours à une mise en couleurs plus criarde que d’habitude pour le cacher qui questionne ici. Mais à 87 ans, celui qui avait initialement décidé de rendre son tablier après le décès de son scénariste attitré depuis un demi-siècle n’a clairement pas encore tout dit et on ne serait pas étonné de découvrir qu’une 68e aventure est déjà en cours de réalisation…

Olivier Badin

Du Feu sur la glace, Les Tuniques Bleues tome 67, de Lambil & Kris. Dupuis. 12,50€