27 Mar

La Femme à l’étoile d’Anthony Pastor : western au féminin

Avec Hoka Hey! de Neyef, sorti il y a quelques mois, et aujourd’hui La femme à l’étoile d’Anthony Pastor, le western prouve qu’il en a encore sous le sabot pour se renouveler en abordant des thématiques très actuelles comme ici le féminisme…

Sorti en octobre 2022, Hoka Hey! a assurément fait de l’effet dans le milieu du neuvième art au point de se retrouver inscrit dans la sélection officielle du festival d’Angoulême 2023 ainsi que dans la sélection restreinte du Prix du Public France Télévisions, et au final de décrocher le Prix des libraires Canal BD. À la plus grande joie de son auteur Neyef.

Rebelotte avec La Femme à l’étoile dont la sortie est prévue pour le 5 avril. Un album d’Anthony Pastor cette fois, publié par Casterman, qui du long de ses 260 pages devrait lui aussi marquer fortement les esprits !

© Casterman / Pastor

Leur point commun ? Au-delà de nous embarquer dans l’Ouest américain, univers ô combien violent, masculin et machiste, et de s’approprier pleinement les codes du western, l’un et l’autre prennent des chemins de traverse pour aborder des thématiques très contemporaines, nous interrogeant sur la filiation, l’acculturation et l’oppression des minorités dans le premier cas, la condition féminine dans le second, celui qui nous intéresse ici.

Avec un héros, ou plutôt une héroïne, Perla, qui s’est emparé d’une étoile de shérif non pas pour faire la loi comme les hommes mais pour afficher son refus de l’ordre patriarcal établi.

© Casterman / Pastor

Sans spoiler l’histoire, Perla est une fugitive, recherchée par le marshal Pierce. Mais elle est plutôt du genre à ne pas se laisser faire. Planquée dans un village fantomatique, une ancienne mine d’or, elle voit arriver Zachary, lui aussi activement recherché. Ensemble, ils vont devoir apprendre à se connaître et à se complémenter pour affronter l’hiver hostile et surtout les hommes de loi qui ne manqueront pas de débarquer.

Dans ce huis clos fortement enneigé, Perla ne tient pas le rôle habituel assigné à la femme dans ce genre d’univers. Perla est une femme indépendante, de caractère, qui manie aussi bien les armes que la tactique. Zachary, lui, n’a visiblement pas les épaules aussi carrées et doit accepter dans les premiers temps une forme de soumission.

© Casterman / Pastor

Réalisé de façon traditionnelle, au pinceau et en couleur directe, dans un lavis à l’encre bleue des plus subtiles, l’album d’Anthony Pastor est une petite merveille graphique en même temps qu’une oeuvre sensible à l’air du temps, à nos questionnements, aux questionnements de l’auteur lui-même qui trouve ici, dans ce genre très masculin, l’occasion d’exprimer sa position d’homme féministe refusant, dit-il, « le rôle assigné de la domination et son héritage« .

Bien évidemment, La Femme à l’étoile reste avant tout une fiction, un divertissement au scénario parfaitement ficelé, aux atmosphères oppressantes à souhait, aux psychologies fouillées, des personnages qui au fil de l’histoire nous dévoilent leurs blessures profondes, un récit où l’intime finit par côtoyer l’universel. Brillant !

Eric Guillaud

La Femme à l’étoile d’Anthony Pastor. Casterman. 27€ (en librairie le 5 avril)

25 Mar

Clear de Scott Snyder et Francis Manapul : un futur avec filtre

Et si les filtres n’étaient plus réservés à nos seules photographies Instagram mais pouvaient modifier la réalité selon nos envies. C’est ce qu’ont imaginé l’Américain Scott Snyder et le Philippino-canadien Francis Manapul dans ce récit haletant au graphisme et au scénario d’une très grande richesse…

Vous lisez cette chronique sur l’écran d’un ordinateur ou d’un smartphone ? Alors vous êtes totalement has been, d’un autre siècle. Dans celui qu’imaginent ici Scott Snyder et Francis Manapul, plus de supports, tout est dans la tête.

Et quand je dis dans la tête, c’est physiquement dans la tête, grâce à un implant cérébral qui permet à tout un chacun de se connecter avec le monde réel et de l’adapter à ses envies. Vous voulez revivre les années 1980 ? Vous inviter dans un film porno ? Dans un monde de zombies ? Pas de souci, il suffit de choisir le bon filtre ou voile, une petite innovation technologique qui a mine de rien changé la face du monde.

Et surtout permis à beaucoup d’oublier la sombre réalité, notamment cette troisième guerre mondiale ou guerre rouge, appelez-là comme vous voulez, perdue par les États-Unis, gagnée par la Chine et la Russie.

Dans cet avenir pour le moins sombre, l’ancien flic devenu détective privé, Sam Dunes, a choisi lui de vivre sans filtre, en mode « clear ». Il a ainsi tout le loisir de voir les choses telles qu’elles sont, et ce n’est pas franchement joli joli… Alors, lorsqu’on l’appelle pour venir reconnaître son ex-femme raide morte sur une table d’autopsie, et qu’on lui parle d’un suicide, Dunes pourrait se contenter de cette version mais il n’en croit pas un mot. Et il a bien raison…

La couverture annonce la couleur, Clear est un petit bijou graphique au scénario implacable, Snyder et Manapul ayant imaginé là un futur effrayant à souhait où l’homme aurait finalement choisi de se résigner en se voilant la face dans tous les sens du terme. Du polar à la mode SF ou l’inverse bigrement bon !

Eric Guillaud

Clear, de Scott Snyder et Francis Manapul. Delcourt. 16,95€. En librairie le 29 mars.

© Delcourt / Snyder & Manapul

19 Mar

L’Année fantôme de Didier Tronchet ou la face cachée des amuseurs

Si l’humour peut faire du bien, il peut aussi être affreusement dévastateur. À sa manière et à travers le portrait d’un humoriste qui pourrait lui ressembler un peu, Didier Tronchet invite chacun de nous à la réflexion sur les limites de l’exercice et sur ce qu’il peut cacher. Avec beaucoup de sensibilité et un poil de drôlerie…

Il s’appelle Gilles Collot-Sopiédard, mais tout le monde l’appelle Collot, un drôle de nom pour un drôle de bonhomme. Son métier : faire rire ! Et faire trembler aussi. Car son humour n’a d’égal que sa férocité. Dans le journal où il signe une chronique quotidienne, on le vénère. Sur la place de Paris, on craint ses mots.

« Hé, Collot ! T’as encore sorti le lance-flamme! ».

En position de sniper, Collot flingue à tout va. C’est la guerre. La guerre du bon mot au bon moment. Et pour la gagner cette guerre, Collot doit rester en permanence sur le qui-vive, dégainer le premier, sortir l’artillerie lourde si nécessaire. Rester au top. Toujours. jusqu’au jour où, en direct à la télévision, le bon mot finit par lui échapper. Et de perdre pied…

On aurait presque oublié que Collot est aussi un homme avec ses blessures, ses manques, ses interrogations. Sa psy tente de l’aider mais sa biographie a pas mal de trous, et notamment cette année 1986 qui a disparu des radars. Pas une photo, pas un souvenir. Comme si on avait voulu l’effacer de sa mémoire. Mais pourquoi ?

Oui pourquoi ? C’est toute la question de ce récit qui explore la faille intime d’un protagoniste en apparence solide comme un roc. Mais Gilles Collot-Sopiédard ou Collot-Sopiédard Gilles (prononcez bien toutes les syllabes) se révèle plus fragile, plus humain et donc plus attachant qu’il ne peut laisser paraître de prime abord.

Bien que ce récit ne soit pas revendiqué comme une autobiographie, on y retrouve bien évidemment pas mal de l’auteur qui, comme son héros, a commencé en tant que journaliste, avant de de faire connaître dans la bande dessinée avec un humour particulièrement féroce et un regard aiguisé sur la misère humaine. Ici, l’humour est disons tempéré, Tronchet offrant un portrait touchant et en même temps une réflexion sur l’humour et sa place dans notre société.

Eric Guillaud 

L’Année fantôme, de Didier Tronchet. Dupuis. 27€

@ Dupuis / Tronchet

17 Mar

Grandville : un présent alternatif où les animaux ont pris la place des hommes et où la paranoïa est générale

La maison d’édition indépendante Delirium continue son œuvre de salubrité publique en rééditant l’univers du magazine britannique ‘déviant’ 2000 AD. Œuvre de l’un des auteurs phares de la revue publiée à part, Grandville est une passionnante uchronie policière.

Le plus fascinant avec ce premier tome de Grandville, ce sont ses différents niveaux de lecture.

On y trouve d’abord une uchronie assez subtile, c’est-à-dire une reconstruction fictive de l’histoire. Dans ce monde parallèle, tout diverge à partir de l’accession au pouvoir de Napoléon. Au lieu de perdre la bataille face aux anglais et d’être déchu, ici l’Empereur a remporté la victoire et envahit la perfide Albion avant d’y décapiter la famille royale. L’Angleterre est désormais gérée comme une sorte de colonie officiellement autonome mais avec lesquels les relations sont très tumultueuses.

La capitale de l’Empire est toujours Paris mais a été rebaptisée Grandville. L’action se passe dans un décor très steampunk, mélangeant technologie rétro-futuriste et décors et costumes d’inspiration Art Nouveau. En découle une atmosphère à la fois feutrée et décadente, entre un croisement entre les aventures d’Adèle Blanc-Sec, Sherlock Holmes et Jules Verne. Une impression renforcée par le souci du détail et les nombreux clins d’œil à la pop culture éparpillés à droite et à gauche – le lecteur peut par exemple au détour d’une case y croise les personnages de Bécassine ou Spirou – mais aussi à des artistes ayant réellement existé au tout début du XXème siècle, comme Alfred Mucha ou l’actrice Sarah Bernhardt. 

@ Delirium / Talbot

Mais le plus fascinant reste ce choix de personnages d’animaux anthropomorphes, parmi lesquels évoluent quelques êtres humains réduits à des tâches purement subalternes et transparents alors que leurs ‘maitres’, eux, s’aiment, se détestent, se battent ou débattent avec passion. Le héros de l’histoire l’illustre bien : envoyé par Scotland Yard pour enquêter sur une série de meurtres et de suicides mystérieux, L’inspecteur LeBrock semble d’abord évoquer (forcément) d’abord du 10, Downing Street avant d’évoluer vers quelque chose de plus ambigu, où son esprit de déduction n’est pas sa seule arme, ce qui le rend plus impitoyable et donc bien plus intéressant.

@ Delirium / Talbot

Enfin, l’ambiance lourde et complotiste dans laquelle ce premier volume baigne renvoie forcément à une époque un peu oubliée de l’histoire mondiale, celle de quasi-insurrection en Europe après la crise de 29. Une époque trouble où pullulaient alors sociétés secrètes et autres milice d’extrême droite (on pense beaucoup à la Cagoule) et d’extrême gauche, visant toutes à renverser le gouvernement en place. Un cadre paranoïaque où tout le monde était un potentiel ennemi… Ou une potentielle victime. Pas étonnant au final de retrouver derrière cette brillante aventure policière romanesque tordue ça l’un des auteurs phares de la revue 2000 AD (Judge Dredd, Nemesis) Bryan Talbot qui cumule ici les postes de scénariste et dessinateur.

 noter que par rapport à la première version française de 2011, celle-ci contient une trentaine de pages de bonus, avec croquis et commentaires de l’auteur. Enfin, un deuxième tome (sur cinq prévus au total) sortira le 7 avril prochain.

Olivier BADIN

Grandville de Bryan Talbot. Delirium. 22.

15 Mar

À la Recherche de l’homme sauvage de Frédéric Bihel : le yéti refait surface

Il y a du Tintin dans l’air ! Pour son deuxième album aux éditions Delcourt et son premier en tant que scénariste, Frédéric Bihel nous a concocté un récit d’aventure inspiré par Hergé et plus particulièrement l’album Tintin au Tibet. Et le résultat est plutôt surprenant…

Bon, je vous le concède, le protagoniste principal de ce récit – que vous pouvez voir en couverture – n’a pas la physionomie de Tintin, pas même la houppette. Quant au graphisme, nous ne sommes pas du tout dans l’esprit de la ligne claire chère à Hergé, plutôt dans un registre réaliste aux atmosphères inquiétantes.

Non, l’influence d’Hergé est ici beaucoup plus subtile que ça.

Augustin, le fameux protagoniste, est une passionné d’archéologie. Dans les années 60, jeune, il passe son temps au muséum près de chez lui, se prenant de passion pour les animaux, les dinosaures, les gorilles en même temps qu’il dévore Tintin au Tibet. Au point de rêver toutes les nuits d’un homme-ombre comme il l’appelle, un homme sauvage, un yéti en quelque sorte tel qu’on peut en voir un dans l’album d’Hergé.

@ Delcourt / Bihel

Devenu adulte, Augustin, très logiquement, devient paléontologue et continue de rêver à cet homme sauvage. Hanté, il décide de partir à sa recherche dans les montagnes du Tchatril en Asie centrale…

Clin d’œil ? Hommage ? À la recherche de l’homme sauvage devrait ravir les amoureux de Tintin avec de nombreuses références à l’univers mis en place par Hergé. Ainsi peut-on croiser au fil de l’histoire un certain André Capitaine qui a tout du capitaine Haddock, à commencer par une certaine attirance pour le whisky, ou encore deux policiers pakistanais, Babar et Dogar, dont l’extrême ressemblance et le mimétisme réciproque nous remémorent forcément les Dupondt…

Mais le récit de Frédéric Bihel reste avant tout une grande aventure en même temps qu’une quête existentielle et mystique qui ne nécessite aucune culture spécifique et nous baigne dans de splendides atmosphères mystérieuses en compagnie de personnage très attachants. Chaudement recommandé !

Eric Guillaud

À la Recherche de l’homme sauvage de Frédéric Bihel. Delcourt. 24,95€

@ Delcourt / Bihel

12 Mar

Environnement toxique, un roman graphique autobiographique à résonance universelle signé Kate Beaton

Déjà repérée des deux côtes de l’Atlantique pour ses récits humoristiques et jeunesse, la Canadienne Kate Beaton livre ici un récit autobiographique d’une rare puissance en même temps qu’un témoignage essentiel sur notre société, l’univers du travail, la place des femmes, les violence sexuelles et sexistes…

Un peu d’eau bénite, un dernier conseil de maman… et Kate, 21 ans, est fin prête pour le grand saut, quitter sa Nouvelle-Écosse natale pour le monde du travail à plus de 5000 km de là, dans la province d’Alberta.

Pourquoi si loin ? Pourquoi l’Alberta ? Parce que c’est dans cette province canadienne que se trouvent les sables bitumineux d’où est extrait le pétrole. Parce que c’est là qu’on peut se faire très vite de l’argent. Et Kate en a besoin pour rembourser son prêt étudiant!

Alors qu’importe la distance, qu’importe le déracinement et l’éloignement des proches, qu’importe le froid et le danger omniprésent, qu’importe le décor sinistre des usines, dépôts et autres mines à ciel ouvert… Kate est prête a faire face à tout.

© Casterman / Beaton

À tout… ou presque ! Car ce que découvre la jeune femme en arrivant sur les lieux dépasse l’entendement. Dans l’univers industriel des sables bitumineux vivent des milliers d’hommes en vase clos, et parmi eux un grand nombre de crétins, plus machistes les uns que les autres, qui prennent les très rares femmes présentes au sein du personnel pour des esclaves sexuelles.

« Tu baises ? », entend-elle régulièrement sur son passage. Il faut dire qu’ici, le patron, celui qui a raison, c’est forcément l’homme. Rumeurs, harcèlement, sexisme, viol… voilà le quotidien que doit affronter Kate.

« Les féministes, c’est juste un tas de salopes tarées qui savent pas de quoi elles parlent »

Ça a le mérite d’être clair et direct. Bien sûr, Kate peut fuir à tout moment cet environnement toxique mais elle en décide autrement. Pour l’argent mais pas seulement ! Une fois écartés les ignobles machistes de tous poils, une fois gratté le vernis des apparences, il reste tout de même quelques hommes attachants et protecteurs.

© Casterman / Beaton

De ces deux années passées au cœur de l’industrie pétrolière, Kate en tire aujourd’hui un récit autobiographique qui raconte bien évidemment son expérience mais avec une résonance universelle, tant, hélas, la phallocratie, le harcèlement, les violences sexuelles et sexistes sont partout les mêmes.

Pour autant, le regard de l’autrice n’est pas non plus celui d’une accusatrice. Elle-même reconnait une certaine compassion et même de la tendresse pour ces hommes. Kate Beaton montre sans pour autant dénoncer, trouvant non pas des excuses à ces comportements mais plus sûrement des explications dans l’éducation, dans la construction sociale, dans le déracinement, l’ennui et la solitude, sentiments partagés par tous les ouvriers. Un extraordinaire témoignage sur notre monde contemporain.

Eric Guillaud

Environnement toxique de Kate Beaton. Casterman. 29,95€

27 Fév

Vous rêvez d’un avenir meilleur ? De lendemains qui chantent ? Une sélection de BD SF pour se faire une idée de ce qui nous attend ou pas…

Impossible de commencer cette chronique sans avoir une pensée émue pour la famille et les amis de Thierry Cailleteau décédé la semaine passée. Ce scénariste normand a rencontré Olivier Vatine sur les bancs du lycée à Rouen. Avec lui, il imagine Les Aventures de Fred et Bob dont le premier volet Galères balnéaires marque la naissance d’une nouvelle maison d’édition, Delcourt. Suivent Les Aventures cosmiques de Stan Pulsar et surtout la saga SF à tonalité écologique et humaniste Aquablue (Alph-Art jeunesse au festival d’Angoulême 1989) qui compte aujourd’hui 17 albums. Il s’essaie avec le même succès au western signant Wayne Redlake, au polar avec Wayne Shelton, à l’heroïc fantasy avec Fuzz et Fizzby en gardant toujours un oeil et une plume sur la SF avec Cryozone ou encore Habana 2150. Il travaillait à l’écriture du tome 18 d’Aquablue en compagnie du dessinateur Stéphane Louis. Avec son talent et son caractère hors normes, Thierry a imprimé sa marque sur le neuvième art à travers des récits influencés par le manga, le comics, la bande dessinée européenne et même le cinéma à grand spectacle hollywoodien, un sacré mélange des genres qui a depuis fait école…

De quoi sera fait demain ? Demain ? C’est justement le titre de cette série de Léo, Rodolphe et Louis Alloing. Après Centaurus et Europa, les auteurs poursuivent leur exploration du futur. Pas de voyage dans l’espace pour le moment mais un va et vient entre deux périodes, les années 50 d’un côté et un futur proche post-apocalyptique ravagé par les guerres et les épidémies de l’autre, avec à chaque période son adolescent, Jo dans le passé et Fleur dans le futur. Rien ne les réunit pour le moment, rien sauf leurs rêves respectifs. À suivre…  (Demain Acte 2, de Leo, Rodolphe et Alloing. Delcourt. 13,50€)

« Kosmograd veille sur vous ! Ensemble, bâtissons notre futur ». La propagande est bien rodée mais cette fois le message ne passe plus. À quelques heures d’une nouvelle tempête, encore plus dévastatrice, la population ce cette ville refuge au milieu d’un monde dévasté par les catastrophes climatiques a bien l’intention de manifester sa colère et tant pis si la Korpo, le gouvernement, lui promet une répression sévère. Au centre du conflit, l’ascenseur orbital qui doit permettre à chacun de quitter cette Terre en fin de vie mais qui serait au final réservé à l’élite. Zoya, Paouk et Ev, trois jeunes nanas de Kosmograd sont dans la rue bien décidées à se faire entendre et à révéler une vérité pas jolie jolie… Gros coup de cœur pour cette bande dessinée qui plaira bien au-delà des seuls passionnés de SF. Le récit est vif, dynamique, les trois héroïnes attachantes, le trait semi-réaliste séduisant, les couleurs bien senties et bien évidemment l’histoire en elle-même assez classique mais plaisante avec en fond une réflexion sur l’amitié, la trahison, la manipulation… (Kosmograd, de Bonaventure. Casterman. 18€)

Halen Brennan n’est ni racisée, ni trans, ni vegan, autant dire qu’elle n’a pas vraiment sa place dans la société matriarcale écolo-techno-bobo qui régit désormais la vie sur notre planète Terre. Mais elle est une femme, alors on la tolère. C’est une femme et surtout c’est une mercenaire avec un sacré tempérament et une sacrée réputation. La présidente de la compagnie de tourisme interstellaire Stella vient justement de la recruter pour une mission délicate : récupérer des documents ultra-confidentiels volés par un certain Jean-Claude Belmondeau, amateur de viande bien rouge et de moteur à explosion, bref tout ce qui n’existe plus ou presque dans ce nouveau monde. De là à penser que ça risque d’être sacrément rock’n’roll voire acrobatique pour Halen, il n’y a qu’un pas… Une très bonne comédie SF qui déménage sec dans un univers qui pourrait – presque – nous faire regretter le XXe siècle, un monde en tout cas où les écologistes et les féministes ne sont pas forcément ceux qui le revendiquent le plus fort ! (No Future, de Corbeyran et Jef. Delcourt. 20,95€)

La Terre est à bout de souffle ! Le niveau de l’eau monte, changeant à jamais la face de la planète. Partout des vagues de chaleur, de froid, de pluie s’enchaînent, l’immigration explose, les manifestations violentes se multiplient, le manque de nourriture et d’eau potable se fait sentir… Dans ce chaos indescriptible, les grandes entreprises cherchent à sauver leurs ressources, les riches, à protéger leur fortune, et quelques groupes révolutionnaires, à contrarier le scénario qui est en train de s’écrire sur le dos des plus pauvres. C’est l’un de ces groupes que rejoint la jeune Atari qui, depuis la mort de sa mère tuée par la police sous ses yeux d’enfant, rêve de se venger. Avec Tika, une autre orpheline, Atari se fait Robin des Bois et promet de sauver l’espèce humaine et la planète Terre. Une saga post-apocalyptique dynamique, colorée et à tonalité sociale signée par l’auteur espagnol Efa. (Nocéan, d’Efa. Dupuis. 14,95€)

La remarquable couverture annonce la couleur : La Compagnie rouge est un space opera à grand spectacle. Ici, le moindre déplacement se compte en années-lumière et les guerres sont devenues un sport intergalactique qui oppose prioritairement des robots et autres drones appartenant à de grandes unités de mercenaires. La Compagnie rouge est l’une d’entre-elles. Avec son grand vaisseau rouge, elle voyage à travers la galaxie pour conquérir des planètes comme Antiopos V, un grenier à blé sur laquelle vit le jeune agriculteur Flint Robinson Robin. Il n’a que 16 ans lorsque la guerre s’abat sur sa planète, l’occasion pour lui d’intégrer la Compagnie rouge et d’en devenir l’archiviste, garant de sa mémoire. Aucun doute que ce récit complet au dessin hyper-réaliste ultra-léché, proche de la photo en ce qui concerne les visages des protagonistes, et à l’histoire captivante ravira les amateurs du genre… (La Compagnie rouge, de Simon Trens et Jean-Michel Ponzio. Delcourt. 15,50€)

Prêt(e)s pour une énorme claque graphique ? Après Blame 0 (Noise), la série Abara a elle-aussi les faveurs de la maison d’édition Glénat qui nous offre aujourd’hui cette œuvre essentielle dans une édition deluxe intégrale grand format propice à la contemplation du graphisme de Tsutomu Nihei. Fan du créateur des décors et monstres d’Alien HR Giger, le mangaka s’est fait connaître au Japon et en Europe avec des récits SF sombres, désespérés, violents, oppressants, organiques, reconnaissables entre tous. Abara met en images des combats de créatures monstrueuses, les gauna blancs d’un côté, les gauna noirs de l’autre, avec une sauvagerie spectaculaire, le tout dans un monde urbain en décadence. Une référence ! (Abara deluxe, de Tsutimu Nihei. Glénat. 14,95€ – Blame 0 (Noise), de Tsutimu Nihei. Glénat. 14,95€)

Vertiges est le deuxième volet d’une série réalisée par les auteurs de Centaurus, un nouveau cycle plus exactement baptisé Europa du nom de la lune glacée de Jupiter. Là-bas, une mission scientifique est venue se poser pour étudier son sol et surtout son sous-sol qui abriterait un océan interne (véridique!) dans lequel la science place de grands espoirs. Mais cette mission ne répond plus. Un silence radio inquiétant, d’autant qu’une première mission avait été victime d’un terrible accident. Une nouvelle expédition est organisée en urgence avec pour pilote de navette la jeune et réputée peu sociable Suzanne Saint-Loup et pour commandant Paul Douglas, alcoolique assumé. Elle aura pour mission d’élucider le mystère qui entoure la ces deux premières missions échouées. Une chose est sûre, sur Terre ou sur Europa, quelqu’un tente de cacher quelque chose…Un bon scénario, un dessin réaliste efficace, des personnages aux caractères trempés, un suspens intenable et un deuxième volet qui illustre le conflit entre religion et science. Que du bon ! (Vertiges, Europa tome 2, de Léo, Rodolphe et Janjetov. Delcourt. 12€)

Disponible le 8 mars prochain dans les meilleures libraires de France et d’ailleurs, le 19e et avant-dernier volet des aventures de Carmen Mc Callum nous embarque pour le Japon, Tokyo pour être précis, où notre mercenaire a décidé de se ranger des affaires et de vivre dans l’anonymat le plus total. Mais c’était sans compter sur l’évolution du monde et notamment du pays du Soleil Levant qui se retrouve coincé entre deux entités autoritaires, l’état militarisé et les Yakuzas devenus maîtres des centrales nucléaires et donc de la distribution de l’électricité. Face à ce nouveau monde qui se dessine pour le meilleur et surtout le pire, une opposition humaniste germe à l’ombre des cerisiers en fleur…  Comme toujours, le scénariste Fred Duval, accompagné ici et pour la quatrième fois au dessin de Stéphane Louis, nous offre une histoire d’anticipation avec une énorme dose d’action et mine de rien de réflexion, ici sur l’énergie et le pouvoir qu’elle pourrait représenter entre de mauvaises mains… (Made in Japan, Carmen Mc Callum tome 19, de Duval, Louis et Scarlett. Delcourt. 14,95€)

On termine avec Les Futurs de Liu Cixin, une collection des éditions Delcourt lancée en mars 2022 et qui réunira à terme 15 nouvelles adaptées en bande dessinée de celui qu’on présente comme le plus grand écrivain contemporain de science-fiction, auteur notamment de la trilogie des Trois corps, prix Hugo 2015 et actuellement adaptée en série télévisée. Dix de ces nouvelles sont d’ores et déjà disponibles, une publication à marche forcée et d’envergure internationale puisque des auteurs français et étrangers se partagent la tâche, notamment Bec, Stefano Raffaele, Thierry Robin, Wu Quinsong, Marko Stokjanovic, Sylvain Runberg, Ma Yi. Au programme de L’Ère des Anges, titre à paraître le 1er mars, l’histoire d’un scientifique africain qui trouve dans la génétique le moyen de sortir son pays de la misère et de la dépendance. Mais bien évidemment, qui dit génétique dit questions éthiques… (Les Futurs de Liu Cixin, 10 tomes parus. Delcourt. Prix variables)

Eric Guillaud

19 Fév

Friday : une enquête aux frontières du réel signée Ed Brubaker, Marcos Martín et Muntsa Vicente

Si le duo que forment Ed Brubaker et Sean Phillips a fortement impressionné le monde du comics avec plusieurs titres marquants, en voici un autre qu’il est tout aussi urgent de découvrir. Au scénario, toujours Ed Brubaker, au dessin, Marcos Martin, à l’arrivée, un polar à l’atmosphère aussi étrange que raffinée…

Friday Fitzhugh est de retour à Kings Hill, le village où elle a passé une bonne partie de son enfance avant de le quitter pour l’université. Elle doit y retrouver sa mère pour les fêtes de Noël mais aussi et surtout son meilleur ami d’enfance, Lancelot Jones. Son meilleur ami et peut-être un peu plus que ça ! Dans le train, Friday a passé son temps à imaginer ce qu’elle allait lui dire. Marre de ces échanges téléphoniques pour parler de tout, de rien. Il allait bien falloir attraper le taureau par les cornes et se dire des choses.

Et c’est justement sur lui qu’elle tombe en arrivant à Kings Hill, encore fourré avec le shérif qu’il aide régulièrement à résoudre les affaires occultes du coin. Et de se retrouver embarquée avec eux aux trousses d’un voleur.

L’affaire sera vite réglée, pour le reste, pour dénouer le nœud émotionnel qui bloque leur relation, il faudra encore attendre un peu…

Inspiré par la fiction pour jeunes adultes des années 60/70, Ed Brubaker développe ici un récit policier aux belles atmosphères et au mystère bien épais dans un décor qui pourrait être celui de la Nouvelle-Angleterre. Un polar mâtiné d’une bonne dose de fantastique déjà couronné de l’autre côté de l’Atlantique par le Prix Eisner 2021 de la meilleure série numérique.

Eric Guillaud

Friday, de Ed Brubaker, Marcos Martín et Muntsa Vicente. Glénat. 19€

© Glénat / Brubaker, Martin & Vicente

16 Fév

Les Cahiers ukrainiens, le récit poignant d’une invasion signé Igort

Il y a un an, les forces militaires russes envahissaient l’Ukraine avec l’espoir de s’emparer de Kiev et de faire tomber le gouvernement de Volodymyr Zelensky très rapidement. Le scénario de guerre éclair écrit par le Kremlin s’est révélé illusoire. Pire encore, la guerre semble aujourd’hui s’installer dans la durée et a déjà fait des dizaines de milliers de morts de part et d’autre en marquant durablement chacun de nous… À partir de témoignages de gens ordinaires, Igort nous raconte les 100 premiers jours de cette guerre…

Igor est le véritable prénom de l’auteur de ce livre. Igor sans t, un prénom russe mais un nom, Tuveri, qui ne l’est pas. Igor n’est pas russe. Il est italien. Mais ses parents étaient profondément amoureux de la littérature et de la musique russes. Ceci explique cela et l’auteur l’expose dès le début de l’album, histoire de lever toute ambiguïté.

Igort avec un t, l’auteur, n’en est pas à ses premiers cahiers puisqu’il avait déjà exploré ce type de journal de bord avec Les Cahiers russes : La guerre oubliée du Caucase en 2012, Les Cahiers japonais : Un voyage dans l’empire des signes en 2015 et déjà, il y a une douzaine d’années, Les Cahier ukrainiens : Mémoires du temps de l’URSS, qu’il présenta à l’époque comme le compte rendu d’un voyage qui avait duré presque deux ans et pendant lequel il épousa sa dulcinée, une Ukrainienne.

© Futuropolis / Igort

Autant dire qu’Igort connaît son sujet, que les noms de Kiev, Odessa, Sebastopol, Yalta… lui étaient familiers bien avant la guerre, qu’il y a tissé un réseau familial et amical, et que bien entendu, dès l’invasion russe, son téléphone n’a cessé de sonner.

C’est ainsi que débute l’album, par des appels depuis une Ukraine désormais en guerre. Sveta, Maskim, Yulia… Des gens comme vous et moi, « des gens qui vivaient une existence normale ». Jusqu’à ce jour !

« Le téléphone sonne et les nouvelles s’accumulent, en désordre. Les questions fusent. De la part de ceux qui te demandent des informations qui là-bas n’arrivent sans doute pas. Alors toi, qui est loin et qui écoutes tous les reportages, lis tous les journaux, regardes toutes les émissions spéciales à la télé, tu t’informes, tu sentes de rassurer. Et tu mens. Tu t’entends donner des versions édulcorées de nouvelles qui ne sont pas bonnes ».

© Futuropolis / Igort

Igort prend sa plume et ses pinceaux et se lance spontanément dans la réalisation de ces nouveaux Cahiers. Et de remonter le temps pour tenter de trouver une explication à l’indicible. 1994, la première guerre de Tchétchénie, 2008, l’invasion de la Géorgie. 2014, l’annexion de la Crimée, la guerre du Dombass…

Des dates, des faits, mais aussi des hommes, Igort nous raconte ici la vie ou plus exactement la survie des civils, jour après jour, les pénuries, le froid, la faim, les alertes aériennes, le bruit des bombes, la peur, le désespoir, les larmes, les morts, les fosses communes,

Témoignage après témoignage, Igor bâtit un récit poignant qui n’oublie pas que pour faire une guerre, il faut être deux, n’oubliant pas de parler des mouvements déviants ukrainiens d’inspiration nazis, des atrocités commises sur les pro-russes, du massacre d’Odessa…

Comme l’écrit Igort dans les premières et dernières pages de l’album, « Une guerre n’est jamais qu’une saloperie de guerre. Il n’y a pas d’épopée, pas de gloire, que de la misère ». Tout est dit…

Eric Guillaud

Les cahiers ukrainiens, Journal d’une invasion, d’Igort. Futuropolis. 22€

13 Fév

Chroniques de vacances. Perpendiculaire au soleil de Valentine Cuny-Le-Callet : une amitié épistolaire à l’ombre du couloir de la mort

Vacances. Du temps pour lire et rattraper le retard. Sur la table de chevet, quelques livres en attente comme celui-ci sorti en août 2022, un énorme bouquin de plus de 400 pages dont on dit le plus grand bien ici et là. C’est le moment…

Il faut prendre le temps, le temps de le lire, le temps de le regarder, le temps de le savourer, l’ouvrage est costaud et le thème à première vue pas facile. Perpendiculaire au soleil est construit sur la correspondance entretenue pendant plusieurs mois entre l’autrice, Valentine Cuny-le-Callet, et un condamné à mort américain, Renaldo McGirth, incarcéré dans une prison de Floride.

C’est par l’intermédiaire de l’ACAT, une ONG de lutte contre la torture et la peine de mort, que Valentine entre en contact avec Renaldo. S’en suivent des mois d’échange de lettres manuscrites et au bout d’un moment l’envie pour Valentine de laisser une trace de cette correspondance et de cette amitié naissante dans un livre. C’est chose faite en 2020. Le livre s’appelle Le Monde dans 5m2, il parait chez Stock.

Mais les choses ne s’arrêtent pas là. Aussitôt le livre paru, Valentine a en tête d’en faire une bande dessinée, de mettre des images sur les mots, des visages et des corps sur cette relation. Et le résultat est là, Perpendiculaire au soleil, 400 pages en noir et blanc réalisées au crayon gras et à la gravure de bois, avec ici et là quelques illustrations au stylo bille et à la gouache – les seules touches de couleur du livre – réalisées par Renaldo lui-même.

La teneur de cette correspondance ? La vie, le sens de la vie, le sens de l’espoir. Depuis sa cellule, Renaldo raconte son quotidien, le système carcéral, la vie qu’il aurait aimé avoir, la vie qu’il a finalement dans le couloir de la mort.

Et de nous amener à réfléchir sur le milieu carcéral, la peine de mort. Nous avons la chance en France de ne plus l’appliquer depuis de nombreuses années mais ce n’est pas le cas partout et surtout rien n’est jamais définitif. Pour ça, Perpendiculaire au soleil fait partie de ces livres essentiels qui n’imposent aucune pensée mais titillent notre humanité.

Comme l’explique l’autrice en ouverture du récit, le nom de Renaldo ne figure pas sur la couverture, aucune personne condamnée ne pourrait tirer profit de son crime. Mais il est fortement présent à commencer par la couverture et ce portrait envahi de végétaux, une façon peut-être d’apporter un contraste fort avec l’univers glacial de la prison. Un magnifique récit, d’une puissance rare, qui a reçu le Prix BD Fnac France Inter !

Eric Guillaud

Perpendiculaire au soleil, de Valentine Cuny-Le-Callet. Delcourt. 34,95€

© Delcourt / Cuny-le-Callet

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