15 Juin

The Killmasters : la Norvège, ses fjords, ses démons, ses huis clos sanglants…

L’été arrive, cela commence à sentir fortement les vacances, les shorts de bain, les paires de tongs… Et le Hellfest. Alors quoi de mieux que de se mettre dans l’ambiance avec The Killmasters ?

Le 21 Juin prochain, tous les chevelus de France et de Navarre (et d’ailleurs !) vont se retrouver du côté de Clisson pour célébrer la grande messe du metaaaaaaaal. Histoire de se chauffer un peu, certains ont opportunément (non ? Si !) choisi cette période pour sortir des one-shot comme ce Killmasters. Malgré tout, attention, on ne tient pas là une BD sur le metal, mais disons que le décor et une bonne partie des personnages sont issus de cet univers et parleront donc à ses fans.

D’ailleurs, dès la première page, le groupe norvégien de black-metal Darkthrone est cité. Le black-metal (‘le métal noir’), c’est la branche la plus extrême de la grande famille du metal, dans le sens musical et conceptuel on va dire, née en Scandinavie au début des années 90 et qui a connu son paroxysme en 1993 et 1994, époque tourmentée qui a vu plusieurs musiciens de cette micro-scène brûler des églises, se suicider voire s’entretuer entre eux. Vous voyez l’ambiance et cela colle pile-poil à celle de cette BD aux couleurs rouge-sang… C’est justement en 1995 et en Norvège que l’action démarre ici, quelque part sur une route solitaire entre deux pics enneigés où un groupe de quatre musiciens de metal esseulés essayent de retrouver leur chemin après un concert, avant qu’une rencontre fortuite avec un camion roulant à tombeau ouvert et d’où s’écoule du sang chamboule tout…

Si The Killmasters était un film, ce serait une série B d’horreur sans prétention, du genre qu’on loue en VOD le samedi soir, histoire de se vider la tête avec un seau de popcorns et un soda frais à portée de main. Sorte de huis clos mâtiné de fantastique où nos héros doivent s’allier avec des locaux d’abord pas très accueillants pour faire face à un démon particulièrement coriace (ah merde, on en a déjà trop dit !), l’accent est ici volontairement sur l’action. Pas de grande théorie, pas de grand scénario non plus il faut avouer, une fin un peu en queue de poisson (histoire de préparer la suite ?) : les deux auteurs, tous les deux originaires de Barcelone, misent tout ici sur l’action et y vont à fond ! D’ailleurs le style graphique de Javier est très dynamique et bizarrement anguleux, comme s’il dessinait toujours dans l’urgence, ses choix d’angles biscornus trahissant souvent sa culture cinématographique et les amateurs de la franchise espagnole friande de zombies ‘Rec’ s’y retrouveront par exemple. À lire en écoutant le dernier Darkthrone (Old Star) qui vient de sortir d’ailleurs, comme par hasard…

Olivier BADIN

The Killmasters de Damian et Javier, Ankama, 14,50 euros

12 Juin

On Mars, Colonisation, U.C.C. Dolores… trois séries SF sinon rien

Explorer et conquérir de nouveaux territoires, c’est finalement l’histoire de l’humanité. Mais c’est très certainement aussi son futur. Dans ces trois séries qui ont en commun une certaine approche de l’écriture, avec des scénarios accessibles à tous, les auteurs imaginent ce à quoi pourrait ressembler demain ou après demain…

On commence avec le deuxième volet de l’excellente série On Mars publiée par le non moins excellent éditeur Daniel Maghen. On vous avait déjà dit ici tout le bien qu’on en pensait à l’occasion de la sortie du premier volet, la suite est du même très bon niveau, un scénario simple et carré accessible à tous, un graphisme de toute beauté et une histoire qui nous embarque sur la planète Mars où les hommes ont décidé de jeter leur dévolu après avoir bien rincer la Terre. Et pour ce faire, pour créer les cités dômes qui doivent accueillir les colons, la main d’oeuvre est toute trouvée : les repris de justice. Mais bien sûr, tout ne se passe pas comme prévu… (Les Solitaires, On Mars tome 2, de Grun et Runberg. Daniel Maghen. 16€)

Dans le même esprit, Colonisation nous embarque dans un futur où l’homme a dû quitter la Terre surpeuplée pour coloniser d’autres planètes. Un exode de masse à bord d’une multitude de vaisseaux spatiaux dont certains se sont perdus dans l’immensité de l’espace et sont sujets à des pillages. Retrouver ces vaisseaux, c’est précisément la mission de Milla Aygon et de son équipe, une mission dangereuse qui les entraîne dans des recoins inhospitaliers de l’univers comme la planète X42F qui regorge de jolies bébêtes peu sympathiques. Un scénario captivant, une mise en images sublime, toute en finesse et dynamisme, une très bonne série !  (L’Arbre matrice, Colonisation tome 3, de Filippi et Cucca. Glénat.13,90€)

Didier Tarquin. Ce nom vous dit forcément quelques chose. C’est le dessinateur de l’une des séries phares de l’heroic fantasy en BD, Lanfeust de Troy. Il revient en auteur complet cette fois sur une aventure de SF dont le premier volet est sorti au début de l’année 2019. U.C.C. Dolores, c’est son nom, a tout du western intergalactique et peut-être déjà tout d’un classique du genre. « Quand on parle de western en bande dessinée… », explique l’auteur, « il y a une oeuvre qui vient immédiatement à l’esprit. Une et une seule : Blueberry. Avec, évidemment, la patte de Giraud. J’avais envie de retrouver ça, de faire quelques chose de très classique – de néo-classique, disons. Une BD moulée à la louche et au pinceau, c’était comme un besoin de revenir aux fondamentaux quelque part ».  Inutile de vous dire que le résultat est graphiquement sublime. Quand à l’histoire, celle d’une orpheline élevée dans un couvent qui se retrouve du jour au lendemain propriétaire d’un croiseur de guerre baptisé U.C.C. Dolores, on ne peut être que conquis. (U.C.C. Dolores, de Didier Tarquin et Lyse Tarquin. Glénat. 13,90€)

Eric Guillaud

10 Juin

Les Métamorphoses 1858 : le mythe de Frankenstein sous le Second Empire revisité façon gore?

Entre steampunk, fantastique merveilleux et horreur gothique, cette première œuvre d’un duo novice en BD nous replonge dans le Paris du milieu du XIXème siècle, plein de sociétés secrètes, de disparitions inexpliquées et d’apprentis sorciers sous couvert de faire avancer la science.

Cela commence presque comme une nouvelle horrifique de Gaston Leroux avant de prendre un détour du côté du quasi-contemporain ancien bagnard devenu policier Vidocq puis de passer par le fantastique merveilleux de Jules Verne pour retourner, sans prévenir, dans un cauchemar absolu faisant passer le ‘Docteur Jekyll et Mr Hyde’ de Stevenson pour une bluette…

Bien que ce soit leur première incursion dans le monde de la BD pour ses deux auteurs, toute la force de Métamorphoses, c’est bien l’incroyable richesse de son univers, nourri à la littérature populaire fantastique du XIXème siècle. Ça et sa description réaliste du Paris de l’époque, proche dans l’esprit de Londres avec ses mansardes mal chauffées, ses rues tortueuses et sa misère poisseuse.

En plus d’un gros travail sur les couleurs, le trait peu orthodoxe de Sylvain Ferret y est aussi pour beaucoup car assez singulier. À la fois nourri aux mangas, notamment dans sa façon de dessiner les visages, et à la BD franco-belge, son sens du cadre parfois baroque et son goût pour la foison de détails donne une épaisseur inhabituelle à un scénario qui multiplie les faux-semblants.

@ Delcourt / Ferret & Durant

Démarrant comme une simple enquête policière, deux amis d’enfance dont un détective amateur et son ami d’enfance et médecin sont engagés pour retrouver une jeune couturière qui a disparu sans laisser de trace, le tout prend assez rapidement une tournure beaucoup plus sombre et délirante, avec en filigrane des sociétés secrètes, des proto-androïdes et la recherche de la vie éternelle – à tout prix.

Rien ici n’est vraiment ce qu’il paraît être dans ce scénario assez touffu qui n’hésite à maltraiter la chair (comprendre : passages gore à foison). Et plus on avance et plus l’aventure prend de l’ampleur, quitte en contrepartie à parfois un peu perdre le lecteur à force de détours et de dialogues. Mais en choisissant cette époque charnière à l’aube de la révolution industrielle et à deux doigts du steampunk (couramment littéraire rétro-futuriste) tout en accentuant l’ambiance gothique, cette mini-saga réussit à accoucher de son propre univers, aussi luxuriant qu’angoissant. Les fans du jeu vidéo Bioshock par exemple s’y retrouveront totalement. Reste à savoir après comment ses auteurs ont réussi à raccorder tout ça dans le troisième et dernier volume à venir, tant le récit est dense. Mais on est assez impatient.

Olivier Badin

Les Métamorphoses 1858, tome I Tyria Jacobaeae et tome II Dinocampus Coccinellae, de Sylvain Ferret et Alexie Durant, Delcourt, 18,50 €

@ Delcourt / Ferret & Durant

07 Juin

Valhardi, Replay, Les Crannibales, Jodorowsky, Black & Mortamère, Aux Carrefours du destin… Un été en intégrales

Bien que le format ne soit pas franchement idéal pour le transport, c’est quand même en été quand les journées s’étirent et que les séances de farniente s’enchaînent qu’on peut apprécier à leur juste valeur les éditions intégrales. En voici quelques-unes qui pourraient bien ensoleiller vos vacances…

On commence avec un grand classique, Valhardi, Jean de son prénom, héros détective né en 1941 sous la plume de Jean Doisy et le pinceau de Jijé et publié dans les pages du journal Spirou tant que celui-ci eut l’autorisation par l’occupant allemand de paraître. Cette sixième intégrale réunit cinq aventures, les cinq dernières signées Jijé, Le Secret de Neptune, Rendez-vous sur le Yukon, Le Retour de Valhardi, Le Grand rush et Le Duel des idoles, toutes publiées entre 1959 et 1965, toutes délicieusement baignées dans l’atmosphère des sixties. Architecture, automobiles, mobiliers, décos… Un beau voyage dans le temps ! (Valhardi intégrale tome 5, de Philip, Jijé & Mouminoux. Dupuis. 35€)

Dans un tout autre genre, sortie à la fin de l’année 2018, l’intégrale Replay réunit les trois volets de ce récit paru au début des années 2000, à savoir Le début et la fin, Le Plein et le vide, La Fin et le début. Magnifique thriller signé David Sala et Jorge Zentner, tandem à qui l’on doit plus récemment Le Silence de Malka ou Le Joueur d’échecs, Replay nous embarque dans l’Amérique des années 90 mais aussi des années 70 par le jeu de flashbacks permanents. Replay comme retour en arrière, ou l’histoire d’une amitié à travers le temps et les destinées. Scénario fort, dessin magnifique. Indispensable ! (Replay, de David Sala et Jorge Zentner. Casterman. 23€)

Retour dans l’écurie Dupuis avec le deuxième et dernier volet de l’intégrale consacrée aux Crannibales. Sortez vos couverts, l’humour de Zidrou et Fournier se déguste saignant ou à point. Dans l’honorable – en apparence – famille Ducroc, tout est possible, tout est comestible, tous les plats sont à la carte, depuis le ragoût d’époux sur leur lit de noce jusqu’aux pieds de ballerine sauce Bolchoï, en passant par le pote au feu, les gens bons ou les gros lards fumés. Et si vous avez encore un petit creux après toutes ces aventures croquantes, alors jetez-vous sur le dossier très complet de Boris Henry en ouverture du volume : illustrations, planches, photos et anecdotes à gogo ! (Les Crannibales tome 2, de Zidrou et Fournier. Dupuis. 32€)

Réalisateur, acteur, mime, romancier et scénariste de bande dessinée, le Franco-chilien Alejandro Jodorowsky fête cette année ses 90 ans. À cette occasion, les Humanoïdes Associés ont lancé une collection anniversaire de 12 volumes reprenant tous les albums parus sous leur pavillon. Cinq ont d’ores et déjà été publiés, l’occasion de se replonger dans quelques-uns des chefs-d’oeuvres de la bande dessinée, depuis Les Yeux du chat jusqu’à Megalex, en passant par L’Incal ou Le lama blanc… (Alejandro Jodorowsky 90e anniversaire. Les Humanoïdes Associés. Prix variable)

Qui est capable de réunir dans une même bande dessinée Rahan, Blake et Mortimer, Bernard Prince,  John Difool, le comte de Champignac, Spiderman ou encore le Surfer d’argent ? Réponse : Pixel Vengeur dans Les aventures de Black & du suprême Mortamère récemment rééditées en intégrale par les éditions Rouquemoute, trois tomes réunis, cent pages inédites et des histoires toujours aussi déjantées qui nous offrent mine de rien un sacré voyage au pays du neuvième art. Indispensable ! (L’Intégrale de sa mère, de Pixel Vengeur. Rouquemoute. 34€)

On termine avec un polar ou plus exactement cinq polars réunis dans l’intégrale Aux Carrefours du destin, cinq polars signés Jean-Pierre Autheman, qui nous embarquent à travers le monde, de la Camargue à l’Océan indien, de la Toundra à la jungle sud-américaine pour des histoires noires, très noires, portées par un dessin ô combien efficace. L’occasion de retrouver l’oeuvre de cet auteur rare qui n’a pas signé d’albums depuis plusieurs années maintenant. (Aux Carrefours du destin, de Jean-Pierre Autheman. Glénat. 45€)

Eric Guillaud

04 Juin

Lino Ventura, l’oeil de verre : un très beau portrait signé Arnaud le Gouëfflec et Stéphane Oiry

C’est l’une des grandes figures du cinéma français, devenu acteur par accident, un homme de caractère, secret. Arnaud le Gouëfflec et Stéphane Oiry nous en dressent un portrait singulier et fascinant dans le roman graphique Lino Ventura et l’oeil de Verre paru aux éditions Glénat…

Roger le Catalan dans Razzia sur la Schnouf, brigadier Théo Dumas dans Un Taxi pour Tobrouk, Oncle Fernand dans Les Tontons flingueurs ou encore inspecteur Antoine Gallien dans Garde à vue… Des rôles de légende, des films mythiques, Lino Ventura a marqué le cinéma français d’une empreinte indélébile au point de susciter encore 33 ans après sa mort une admiration, voire une fascination générale…

Preuve en est ce roman graphique d’Arnaud Le Gouëfflec et Stéphane Oiry sorti aux éditions Glénat. Les auteurs racontent le personnage, sa première vie sur les rings de catch, sa rencontre avec la caméra de cinéma, l’œil de verre comme il aimait l’appeler,  son ascension, son premier film avec Gabin, sa pudeur qui lui faisait refuser certaines scènes, son exigence qui lui faisait de la même manière refuser certains films comme Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, La Chèvre de Francis Veber, Le Vieux fusil de Robert Enrico…

Mais il est comme ça Lino, entier, sans détour, avec sa façon de voir et de dire les choses. Alors, plutôt que d’écrire une biographie ordinaire enchaînant banalement les différentes étapes de sa vie, les auteurs ont imaginé un scénario qu’il aurait peut-être bien accepté de jouer de son vivant, un Lino Ventura pourchassé, harcelé même, par un journaliste désireux d’écrire sa biographie. Graphisme agréable et dialogues savoureux à la Lino. On sent la passion des auteurs pour l’acteur.

Une autre légende du cinéma, inventeur du western spaghetti celui-ci, je veux parler de Sergio Leone, fait également l’objet d’une biographie dans la même collection 91/2 chez Glénat. Elle est signée Noël Simsolo et Philan.

Eric Guillaud

Lino Ventura, l’oeil de verre, d’Arnaud Le Gouëfflec et Stéphane Oiry. Glénat. 22,50€

Sergio Leone, De Noël Simsolo et Philan. Glénat. 22,50€

@ Glénat / Le Gouëfflec & Oiry

30 Mai

Le Travail m’a tué : une descente aux enfers signée Grégory Mardon, Hubert Prolongeau et Arnaud Delalande

On le sait, le monde du travail n’est pas celui des Bisounours. À tous les échelons, dans tous les services, pour tous les métiers, c’est un peu le même cocktail explosif d’ambitions, de luttes, de pressions, de haines, de souffrances qui peuvent parfois mener à l’irréparable. Le Travail m’a tué en offre une illustration concrète et effrayante avec une histoire basée sur des faits réels et une enquête journalistique…

Il s’appelle Carlos Pérez, de parents espagnols débarqués en France en 1974. Une famille modeste, ouvrière, mais des études brillantes, un diplôme d’ingénieur en poche et une embauche à la clé dans une des plus grandes entreprises de l’industrie automobile. Le rêve, son rêve !

Carlos se fait employé modèle, consciencieux, travailleur, tout lui réussit, tout lui sourit… mais les choses ne sont jamais inscrites dans le marbre. Un déménagement du siège, un changement de direction, une nouvelle équipe, de nouvelles méthodes, des missions à l’étranger alors qu’il vient d’être papa, le harcèlement moral d’une supérieure hiérarchique… Carlos sombre lentement mais sûrement dans la dépression et finit par se suicider.

C’est ce parcours, cette véritable descente aux enfers, que raconte Le Travail m’a tué, un récit parfois romancé mais largement basé sur l’enquête Travailler à en mourir d’Hubert Prolongeau et Paul Moreira (Flammarion) réalisée après une vague de suicides chez Renault et France Télécom.

Le travail des auteurs est ici remarquable tant au niveau du scénario qui illustre parfaitement l’implacable mécanique du harcèlement et du born out, que du dessin vif et spontané signé par le talentueux Grégory Mardon (L’Extravagante comédie du quotidien, Votez le Teckel, Prends soin de toi…). Captivant !

Eric Guillaud

Le travail m’a tué, de Mardon, Prolongeau et Delalande. Futuropolis. 19€

@ Futuropolis / Mardon, Prolongeau & Delalande

26 Mai

Une Famille en guerre : la nouvelle saga de Piatzszek et Espé

Après L’ïle des Justes qui mettait en lumière le rôle souvent méconnu des Corses pendant l’Occupation, le tandem Piatzszek-Espé se reforme autour d’une saga familiale qui se déroule à la même époque mais au cœur du vignoble alsacien…

Si vous avez séché ou oublié vos cours d’histoire, alors voici un petit récapitulatif qui ne serait être inutile. L’Alsace n’a pas toujours été française. Elle l’a été du milieu du XVIIe siècle jusqu’en 1870, date à laquelle elle est annexée par l’Empire allemand, récupérée par la France à l’issue de la guerre de 14/18, annexée une nouvelle fois par l’Allemagne lors de la seconde guerre mondiale en 1940 et finalement récupérée par la France à la Libération.

Tout ça pour vous dire que dans le contexte de la seconde guerre mondiale, forcément, l’Alsace tient une place à part. Plus qu’une occupation, la région est soumise à une annexion avec soumission au Reich, interdiction de parler le français ou l’alsacien et à partir de 1942 incorporation de force dans la Wehrmacht des jeunes Alsaciens. Les fameux malgré-nous !

Obéir ou résister ? Dans la famille Engel, des viticulteurs de père en fils installés du côté de Colmar, chacun devra choisir son camp, comme dans toutes les autres familles alsaciennes. Mais pour le moment, le père, Alfred, est occupé à murer une partie de sa cave, là où sont entreposés ses meilleurs crus. Nous sommes en juin 1940, son fils Antoine prisonnier des Allemands sera bientôt relâché, sa fille Fina, institutrice obligée de faire le salut nazi en début de cours, a bien du mal à cacher ses réticences et François, le petit dernier, adhérera à la HitlerJugend, la Jeunesse hitlérienne.

Dans un style graphique réaliste, Une Famille en guerre nous embarque dans la tourmente des années 39/45 avec ses héros et ses ordures, ses bravoures et ses lâchetés, ses familles déchirées, et avec en sus ici des questions identitaires propres à l’Alsace. À suivre…

Eric Guillaud

Le pays perdu, Une Famille en guerre (tome 1), de Piatzszek et Espé. Glénat. 14,50€

@ Glénat / Piatzszek & Espé

22 Mai

Bug : La fin de l’humanité selon Enki Bilal acte 2

Tout a disparu, tous les réseaux sociaux, tous les disques durs du plus gros serveur à la plus petite clé USB, toutes les données, toutes les archives, toute la mémoire du monde, nous sommes en présence d’un Bug Numérique Généralisé. Conséquence directe et immédiate, l’humanité est dans la merde!

« L’humanité est dans la merde et on imagine mal à quel point », déclare un protagoniste de ce récit signé Enki Bilal. Et c’est vrai qu’on a du mal à imaginer les conséquences d’une fin brutale du règne numérique. On a réussi à s’en passer pendant des siècles, des millénaires, serions nous capables de nous en passer aujourd’hui et encore plus demain ? Pas sûr du tout.

Et si on a du mal à imaginer ce monde replongé dans l’obscurité, Enki Bilal, lui, l’imagine très bien dans ce récit incroyable, un thriller d’anticipation qui nous embarque en 2041. 24 ans nous séparent, le numérique a fini par s’imposer partout dans notre quotidien. Plus une vie ne passe à côté. Il enseigne, il soigne, il nourrit, il cultive, il transporte, il garde en mémoire… et puis c’est le bug, le black-out, le chaos. Ascenseurs bloqués, automobiles à l’arrêt, banques attaquées, bijouteries pillées, aéronefs en perdition, le monde est paralysé, pire, il est amnésique.

Dans ce chaos, un homme, le cosmonaute Kameron Obb, unique survivant d’une mission sur Mars, revient sur Terre avec un alien en lui, un espèce de bug extraterrestre qui s’est posé sur ses cervicales. Et surtout, l’homme souffre d’une hypermnésie singulière, comme si toutes les données numériques, toute la mémoire du monde avaient migré dans son cerveau. C’est Internet à lui tout seul !

Et c’est là que le récit de science fiction tourne au thriller car, bien sûr, cet homme devient l’objet de toutes les convoitises, le monde entier le réclame et certains par des moyens radicaux comme ce groupe de mafieux vénitiens qui a enlevé sa fille…

On avait dit ici même beaucoup de bien du premier volet, on ne change rien pour le deuxième. Un scénario forcément très concernant par les temps qui courent, de quoi filer des sueurs froides à tous les geeks et aux autres.

Eric Guillaud

Bug tome 2, de Bilal. Casterman. 18€

Le rapport W, l’histoire vraie d’une infiltration au coeur du camp d’Auschwitz signée Gaétan Nocq

Il suffit parfois d’un album un seul pour révéler un auteur. Ce fût le cas avec Soleil brûlant en Algérie publié en 2016. Gaétan Nocq y abordait avec talent et singularité la guerre d’un bidasse nommé Alexandre Tikhomiroff. Il nous revient aujourd’hui avec Le Rapport W, l’histoire incroyable d’un officier de l’armée secrète polonaise qui se laisse volontairement interner à Auschwitz…

Avec le recul, on pourrait le prendre pour un fou mais il ne l’était pas, Witold Pilecki était un officier de cavalerie, membre de l’armée secrète polonaise et c’est à ce titre qu’il s’est laissé interner à Auschwitz avec l’objectif d’y organiser un réseau de résistance.

Avec tous les dangers que cela impliquait, Witold Pilecki est parvienu à construire un réseau et même à faire sortir des rapports sur la situation dans le camp. Entre les tortures, les chambres à gaz, les atrocités de toutes sortes, celui qui ne s’est jamais considéré comme un prisonnier mais bien comme un soldat en mission témoignait ainsi du quotidien d’Auschwitz. En avril 1943, il s’évadait du camp. Il fit partie des premières personnes à informer les alliés sur les atrocités commises à Auschwitz.

A l’instar de ses albums précédents, Soleil brûlant en Algérie et Capitaine Tikhomiroff, Le rapport W est basé sur une histoire vraie, il s’agit en fait de l’adaptation du Rapport Pilecki rédigé en 1945 et publié en France en 2014 aux éditions Champ-Vallon.

« J’ai été absorbé par ce récit… », explique Gaétan Nocq, « cette véritable histoire d’espionnage avec un évasion à la clé. La mission de cet officier de l’armée secrète polonaise qui infiltre le camp d’Auschwitz pour y construire un réseau de résistance en vue d’un soulèvement était plus qu’intrigante. J’avais entre les mains une aventure humaine dans un lieu inhumain ».

@ Daniel Maghen / Nocq

Et une histoire d’hommes au coeur de la grande histoire, c’est ce que l’auteur aime par dessus tout raconter en bande dessinée. Soleil brûlant en Algérie, son premier album racontait l’histoire du soldat Alexandre Tikhomiroff pendant la guerre d’Algérie. Capitaine Tikhomiroff, le deuxième, relatait la révolution d’octobre d’Alexandre Tikhomiroff père. Deux histoires où l’humain et l’inhumain cohabitent.

« C’est un témoignage très fort, qui correspond à ce que je veux développer en bande dessinée : ce tissage entre petite histoire et grande histoire. Et ce récit est d’autant plus fort qu’il est factuel. Mais tout était à faire pour en sortir une bande dessinée. L’action se déroule dans le camp d’Auschwitz, dont le nom à lui tout seul évoque l’effroi et l’inhumanité ». 

@ Daniel Maghen / Nocq

Un an et demi de travail fût nécessaire pour mettre cette histoire en images. Mais le résultat est là, un magnifique album de 250 pages, au graphisme, aux couleurs, aux ambiances qui racontent tout autant que le scénario.

« Le carnet de voyage ma permis de développer une pratique du dessin sur le vif, avec l’énergie de l’urgence, où l’impression générale du sujet l’emporte sur sa description. Mon travail en bande dessinée – qui se fait en atelier – réinvestit cette démarche. Mon dessin est un mouvement, un tempo. Le dessin, c’est de l’action ! Je travaille d’abord par surfaces de couleurs (au pinceau-brosse et à l’acrylique) avant de préciser les figures par le trait, aux crayons de couleurs ».

@ Daniel Maghen / Nocq

Afin de l’aider dans sa tâche, Gaétan Nocq a fait appel à Isabelle Davion, Maîtresse de conférence à La Sorbonne. « Quand je me suis engagé dans ce projet, il était incontournable pour moi d’avoir l’expertise d’Isabelle Davion. Isabelle à suivi mon travail dans son évolution. Elle répondait à toutes mes questions, même celles qui pouvaient paraître anecdotiques ».

Non seulement, elle l’a aidé mais elle a aussi été à l’origine de l’adaptation comme elle l’explique dans une longue et passionnante postface. « Gaétan aimait par dessus tout dessiner le voyage, comment allait-il supporter de contraindre ses paysages aux limites de l’univers concentrationnaire ? Mais lui qui s’attachait à l’aventure humaine, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il allait être servi (…) Il m’appelait après une nuit de lecture, et comme tous ceux qui ont côtoyé le témoignage inouï du rotmistrz (capitaine de cavalerie) Pilecki, il était embarqué dans ce récit d’effroi et d’humanité ».

Un album incroyable à tout point de vue, un témoignage essentiel sur notre passé commun à découvrir dès le 23 mai.

Eric Guillaud

Le rapport W, Inflitré à Auschwitz, de Gaétan Nocq. Daniel Maghen. 29€

21 Mai

Little Bird : de la SF dystopique et flamboyante boostée aux hallucinogènes, rencontre avec son dessinateur Ian Bertram

Little Bird est l’un des chocs visuels de ce printemps, une BD ouvertement influencée par des visionnaires comme Jean Giraud alias Moebius et toute la bande de déglingos du magazine ‘Métal Hurlant’, soit une science-fiction dédouanée de ses canons hollywoodiens pour mieux laisser éclater les couleurs mais aussi la violence…

Il faut dire que l’attelage à l’origine de ce roman graphique est inhabituel, entre le scénariste Darcy van Poelgeest et surtout le dessinateur new-yorkais Ian Bertram, formé à la School of Visual Arts et qui travaille à l’ancienne, au stylo d’un trait parfois intimiste, souvent épique et ensanglanté.

On parle ici de ‘dystopie’, c’est-à-dire d’un futur alternatif particulièrement effrayant et pourtant crédible, un futur où le continent nord-américain vit sous l’égide d’un gouvernement totalitaire et théocratique nommé le Vatican. Une résistance essaye pourtant tant bien que mal de se prendre en place. Son seul espoir ? Une petite fille de douze ans appelée ‘Little Bird’ (‘petit oiseau’) dont la famille est, sans qu’elle le sache, au cœur de toute cette tragédie. Un point de départ somme toute assez classique mais qui s’amuse assez rapidement à brouiller les pistes, impression amplifiée par une explosion de couleur et le trait très viscéral de Bertram où l’organique est trituré, hypertrophié et exposé avec une énergie sans cesse renouvelée.

Oui,Little Bird est parfois assez gore mais jamais d’une façon grossière ou gratuite. Pire, quitte à s‘attirer les foudres de ceux qui n’aiment pas ça, lorsque la violence s’y étale, c’est toujours d’une façon presque… Belle on oserait dire, en tous cas grandiose et toujours empreinte de cette mystique christique que l’on retrouve tout le long du récit. On a rencontré son dessinateur au début du mois de Mai dans la capitale, où il a passé quinze jours à « flâner et boire des cafés en terrasse en fumant des cigarettes comme un vrai parisien » mais aussi dessiner, vu qu’il ne se sépare jamais de son carnet de croquis et de ses crayons…

Olivier Badin

Little Bird de Ian Bertram, Darcy van Poelgeest et Matt Hollingsworth. Glénat. 22 euros