22 Mai

Le rapport W, l’histoire vraie d’une infiltration au coeur du camp d’Auschwitz signée Gaétan Nocq

Il suffit parfois d’un album un seul pour révéler un auteur. Ce fût le cas avec Soleil brûlant en Algérie publié en 2016. Gaétan Nocq y abordait avec talent et singularité la guerre d’un bidasse nommé Alexandre Tikhomiroff. Il nous revient aujourd’hui avec Le Rapport W, l’histoire incroyable d’un officier de l’armée secrète polonaise qui se laisse volontairement interner à Auschwitz…

Avec le recul, on pourrait le prendre pour un fou mais il ne l’était pas, Witold Pilecki était un officier de cavalerie, membre de l’armée secrète polonaise et c’est à ce titre qu’il s’est laissé interner à Auschwitz avec l’objectif d’y organiser un réseau de résistance.

Avec tous les dangers que cela impliquait, Witold Pilecki est parvienu à construire un réseau et même à faire sortir des rapports sur la situation dans le camp. Entre les tortures, les chambres à gaz, les atrocités de toutes sortes, celui qui ne s’est jamais considéré comme un prisonnier mais bien comme un soldat en mission témoignait ainsi du quotidien d’Auschwitz. En avril 1943, il s’évadait du camp. Il fit partie des premières personnes à informer les alliés sur les atrocités commises à Auschwitz.

A l’instar de ses albums précédents, Soleil brûlant en Algérie et Capitaine Tikhomiroff, Le rapport W est basé sur une histoire vraie, il s’agit en fait de l’adaptation du Rapport Pilecki rédigé en 1945 et publié en France en 2014 aux éditions Champ-Vallon.

« J’ai été absorbé par ce récit… », explique Gaétan Nocq, « cette véritable histoire d’espionnage avec un évasion à la clé. La mission de cet officier de l’armée secrète polonaise qui infiltre le camp d’Auschwitz pour y construire un réseau de résistance en vue d’un soulèvement était plus qu’intrigante. J’avais entre les mains une aventure humaine dans un lieu inhumain ».

@ Daniel Maghen / Nocq

Et une histoire d’hommes au coeur de la grande histoire, c’est ce que l’auteur aime par dessus tout raconter en bande dessinée. Soleil brûlant en Algérie, son premier album racontait l’histoire du soldat Alexandre Tikhomiroff pendant la guerre d’Algérie. Capitaine Tikhomiroff, le deuxième, relatait la révolution d’octobre d’Alexandre Tikhomiroff père. Deux histoires où l’humain et l’inhumain cohabitent.

« C’est un témoignage très fort, qui correspond à ce que je veux développer en bande dessinée : ce tissage entre petite histoire et grande histoire. Et ce récit est d’autant plus fort qu’il est factuel. Mais tout était à faire pour en sortir une bande dessinée. L’action se déroule dans le camp d’Auschwitz, dont le nom à lui tout seul évoque l’effroi et l’inhumanité ». 

@ Daniel Maghen / Nocq

Un an et demi de travail fût nécessaire pour mettre cette histoire en images. Mais le résultat est là, un magnifique album de 250 pages, au graphisme, aux couleurs, aux ambiances qui racontent tout autant que le scénario.

« Le carnet de voyage ma permis de développer une pratique du dessin sur le vif, avec l’énergie de l’urgence, où l’impression générale du sujet l’emporte sur sa description. Mon travail en bande dessinée – qui se fait en atelier – réinvestit cette démarche. Mon dessin est un mouvement, un tempo. Le dessin, c’est de l’action ! Je travaille d’abord par surfaces de couleurs (au pinceau-brosse et à l’acrylique) avant de préciser les figures par le trait, aux crayons de couleurs ».

@ Daniel Maghen / Nocq

Afin de l’aider dans sa tâche, Gaétan Nocq a fait appel à Isabelle Davion, Maîtresse de conférence à La Sorbonne. « Quand je me suis engagé dans ce projet, il était incontournable pour moi d’avoir l’expertise d’Isabelle Davion. Isabelle à suivi mon travail dans son évolution. Elle répondait à toutes mes questions, même celles qui pouvaient paraître anecdotiques ».

Non seulement, elle l’a aidé mais elle a aussi été à l’origine de l’adaptation comme elle l’explique dans une longue et passionnante postface. « Gaétan aimait par dessus tout dessiner le voyage, comment allait-il supporter de contraindre ses paysages aux limites de l’univers concentrationnaire ? Mais lui qui s’attachait à l’aventure humaine, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il allait être servi (…) Il m’appelait après une nuit de lecture, et comme tous ceux qui ont côtoyé le témoignage inouï du rotmistrz (capitaine de cavalerie) Pilecki, il était embarqué dans ce récit d’effroi et d’humanité ».

Un album incroyable à tout point de vue, un témoignage essentiel sur notre passé commun à découvrir dès le 23 mai.

Eric Guillaud

Le rapport W, Inflitré à Auschwitz, de Gaétan Nocq. Daniel Maghen. 29€

21 Mai

Little Bird : de la SF dystopique et flamboyante boostée aux hallucinogènes, rencontre avec son dessinateur Ian Bertram

Little Bird est l’un des chocs visuels de ce printemps, une BD ouvertement influencée par des visionnaires comme Jean Giraud alias Moebius et toute la bande de déglingos du magazine ‘Métal Hurlant’, soit une science-fiction dédouanée de ses canons hollywoodiens pour mieux laisser éclater les couleurs mais aussi la violence…

Il faut dire que l’attelage à l’origine de ce roman graphique est inhabituel, entre le scénariste Darcy van Poelgeest et surtout le dessinateur new-yorkais Ian Bertram, formé à la School of Visual Arts et qui travaille à l’ancienne, au stylo d’un trait parfois intimiste, souvent épique et ensanglanté.

On parle ici de ‘dystopie’, c’est-à-dire d’un futur alternatif particulièrement effrayant et pourtant crédible, un futur où le continent nord-américain vit sous l’égide d’un gouvernement totalitaire et théocratique nommé le Vatican. Une résistance essaye pourtant tant bien que mal de se prendre en place. Son seul espoir ? Une petite fille de douze ans appelée ‘Little Bird’ (‘petit oiseau’) dont la famille est, sans qu’elle le sache, au cœur de toute cette tragédie. Un point de départ somme toute assez classique mais qui s’amuse assez rapidement à brouiller les pistes, impression amplifiée par une explosion de couleur et le trait très viscéral de Bertram où l’organique est trituré, hypertrophié et exposé avec une énergie sans cesse renouvelée.

Oui,Little Bird est parfois assez gore mais jamais d’une façon grossière ou gratuite. Pire, quitte à s‘attirer les foudres de ceux qui n’aiment pas ça, lorsque la violence s’y étale, c’est toujours d’une façon presque… Belle on oserait dire, en tous cas grandiose et toujours empreinte de cette mystique christique que l’on retrouve tout le long du récit. On a rencontré son dessinateur au début du mois de Mai dans la capitale, où il a passé quinze jours à « flâner et boire des cafés en terrasse en fumant des cigarettes comme un vrai parisien » mais aussi dessiner, vu qu’il ne se sépare jamais de son carnet de croquis et de ses crayons…

Olivier Badin

Little Bird de Ian Bertram, Darcy van Poelgeest et Matt Hollingsworth. Glénat. 22 euros

19 Mai

Moh, Palestinien mais presque : une immersion au coeur du conflit israélo-palestinien signée Céline de Gemmis et François Bégnez

Ne vous fiez pas au titre et à son jeu de mot, Moh Palestinien mais presque ne fait pas franchement dans l’humour même si certaines scènes peuvent légèrement faire sourire. Ce livre publié par La Boîte à Bulles raconte une histoire vraie, celle de Mohamed, un jeune Cisjordanien de 13 ans qui décide un beau jour de s’engager politiquement et défendre la cause palestinienne…

Moh aurait pu avoir une adolescence presque ordinaire, grandir tranquillement entouré par sa famille dans un environnement progressiste, se concentrer sur ses études, laisser la politique aux autres. Mais le destin et la curiosité en ont décidé autrement en le plaçant au mauvais endroit au mauvais moment.

« J’avais interdiction de traîner après l’école, de me mêler aux mouvements de rue. Mais j’avais besoin de réponses… Alors, je me suis laissé aller à la curiosité! ».

Et c’est comme ça que le jeune Moh se retrouve un jour à la sortie de l’école, le cartable sur le dos, dans une manifestation pro-palestinienne. Pas bien longtemps mais juste assez pour se faire arrêter par des soldats israéliens et embarquer manu-militari.

« A cet instant, ma vie à basculé. J’ai cessé d’être un gosse ».

Il aura beau répéter qu’il sortait de l’école, se trouvait là par hasard, Moh écope de 8 mois de prison. C’est derrière les barreaux, au contact d’autres prisonniers palestiniens que Moh découvre l’engagement politique. Il commence par écouter ses camarades de cellule, lit, se forge une opinion et devient activiste en rejoignant une fois libéré une organisation politique marxiste-léniniste.

C’est cet engagement que raconte le livre de Céline de Gemmis et François Bégnez, cette prise de conscience d’un gamin comme les autres, pas vraiment porté sur la religion, issu d’un milieu plutôt progressiste, mais révolté par les injustices au quotidien dont souffre le peuple palestinien. Mohamed refera de la prison, goûtera même à la torture avant de finalement partir pour la France où il est aujourd’hui chercheur.

Moh Palestinien mais presque est un portrait sincère et émouvant en même temps qu’un de ces témoignages utiles sur le conflit israélo-palestinien, de ceux qui éclairent sans attiser la haine, la violence et les discours obscurantistes mais en montrant l’importance de l’instruction, de la connaissance, du discernement. Une narration fluide, un dessin dynamique, des rappels historiques bienvenus… Good job comme dirait Donald Trump !

Eric Guillaud

Moh, Palestinien mais presque, de Céline de Gemmis et François Bégnez. La Boîte à Bulles. 16€

@ La Boîte à bulles / Begnez & De Gemmis

15 Mai

Mes héros ont toujours été des junkies : une histoire d’amour ou presque d’Ed Brubaker et Sean Phillips où l’on parle de Billie Holiday, Gram Parsons et même de Jean-Paul Sartre

Le tandem de choc Ed Brubaker / Sean Phillips est de retour avec une histoire d’amour entre deux camés en cure de désintoxication, le tout sur fond de littérature, de musique… et de meurtre.

Ed Brubaker et Sean Phillips. Ces deux-là ne se lâchent plus. Et ils ont bien raison. Ensemble, ils ont signé une bonne poignée de séries, Fatale, Fondu au noir, Kill or be killed ou encore et bien sûr Criminal. Ils ont aussi au passage ramassé quelques Eisner Awards et mine de rien marqué le monde du comics d’une empreinte indélébile.

Alors qu’une suite à la série Criminal vient d’être lancée aux États-Unis par les deux compères, voici que débarque de ce côté-ci de l’Atlantique Mes Héros ont toujours été des junkies, un projet qui s’appuie sur l’univers de Criminal mais propose une histoire un peu différente, une histoire d’amour – enfin on peut y croire – sur fond de came, de littérature, de musique… et de meurtre. On ne les refera pas !

Dans le rôle des amoureux, Skip et Ellie, deux camés en cure de désintoxication, tous les deux avec un passé pareillement compliqué qu’ils dévoilent au fil des pages. S’aiment-ils vraiment ? Vont-ils s’aider mutuellement pour s’en sortir ou s’entraîner vers le fond ? Réponse dans les toutes dernières pages…

En attendant de les retrouver dans la suite de Criminal, cet album ne fait que confirmer l’immense talent du tandem avec ici un dessin différent, moins précis, plus jeté, et une mise en couleur plus légère signée par le propre fils de Sean Phillips, Jacob Phillips. Que du bon !

Eric Guillaud

Mes Héros ont toujours été des junkies, de Sean Phillips, Ed Brubaker et Jacob Phillips. Delcourt. 12€

@ Delcourt / Ed Brubaker & Sean Phillips

13 Mai

La Maison de la plage : un récit familial iodé de Séverine Vidal et Victor L. Pinel

Les murs ont-ils une mémoire ? Certains le pensent, d’autres non, mais ici pas question d’ésotérisme ou de paranormal, Séverine Vidal et Victor L. Pinel signent un récit familial traditionnel avec pour décor une maison de vacances en bord de mer…

Traditionnel ? pas tout à fait ! Car dans cette maison située sur la côté ligérienne, subsiste une surpenante trace du passé, un morceau de mur qui n’a jamais été repeint depuis les années 60 à la demande expresse de la grand mère Lucette aujourd’hui décédée. Pourquoi ? Personne ne le sait vraiment et en ce début de vacances, les préoccupations sont ailleurs pour toute la famille. L’oncle Albert souhaite en effet vendre la maison pour récupérer sa part. Il a besoin d’argent.

C’est le choc ! Surtout pour Julie qui vient de perdre son mari Thomas dans un accident de la circulation. Il rentrait d’une soirée, il était ivre, il ne connaîtra jamais sa fille. Lui aussi hante la maison maintenant. Chaque pièce, chaque endroit rappelle à Julie tous ces moments de vie, de partage, avec Thomas.

Le décor est planté, c’est l’été, l’heure des châteaux de sable, des bringues entre amis, des soirées barbecue… Séverine Vidal et Victor L. Pinel peuvent dérouler leur histoire, remonter le temps. 2018, 1968, 1959 puis retour à la case départ. La boucle est bouclée et le secret de ce mur, véritable passage temporel, est levé. Un scénario et un dessin simples mais efficaces, des personnages attachants et une maison de famille comme on peut tous en rêver, bref de quoi passer un bon moment, les pieds dans le sable ou ailleurs…

Eric Guillaud

La Maison de la plage, de Séverine Vidal et Victor L. Pinel. Marabulles. 17,95€

10 Mai

Torpedo reprend du service avec Abuli au scénario et Risso au dessin

Vous avez aimé Torpedo 36 ? Alors vous aimerez Torpedo 72. Le tueur à gages a certes pris de la bouteille mais n’a rien perdu côté gâchette. Question de caractère…

Bon ok, il a pris des rides et du bide, laissé filer pas mal de blé, emmagasiné quelques regrets éternels et même chopé la tremblotte mais il est toujours debout notre Lucas Torelli aka Torpedo. Il est même préférable de se tenir à bonne distance et surtout de ne pas lui chercher des poux dans la tête. Tueur à gages un jour, tueur à gages toujours !

C’est ce que va apprendre à ses dépens un journaliste tendance branquignol en enquêtant sur un meurtre vieux de 30 ans, celui du mafieux Piero Caputo. Histoire d’abreuver le peuple en histoires bien sordides, le journaliste en question balance dans un de ses articles le nom de Torpedo comme étant celui du meurtrier. Alors, forcément, ça fait rapidement désordre dans le milieu…

On ne l’avait pas vu dans de nouvelles aventures depuis 18 ans mais le revoici enfin, dans un contexte autre, après celui des années 30 celui des années 70, avec au scénario, comme au bon vieux temps, Enrique Sanchez Abuli et au dessin, prenant la relève de Jordi Bernet, l’Argentin Edouardo Risso (Fulu, 100 Bullets…). Pas de – mauvaises – surprises, Torpedo 72 est un petit bijou de polar bien noir et jouissivement irrévérencieux à consommer en noir et blanc et/ou en couleurs. À vous de voir!

Eric Guillaud

Torpedo 1972, de Abuli et Risso. Vents d’Ouest. 12,50€

@ Vents d’Ouest / Abuli & Risso

08 Mai

Rahan fête ses cinquante ans avec une nouvelle intégrale aux éditions Soleil

C’est peut-être l’un des héros de bande dessinée les plus populaires. Son nom en tout cas est connu de tous. Rahan revient avec une nouvelle intégrale réunissant l’ensemble de ses aventures. 26 volumes à paraître tout au long de l’année…

Si vous étiez un fidèle lecteur de Pif Gadget dans les années 70/80 alors vous connaissez forcément Rahan. Ce personnage est apparu dans les pages du numéro 1239 du 24 février 1969, premier de la fameuse formule Pif Gadget qui remportera immédiatement un succès considérable, avec des tirages évoluant entre 500 000 et 1 million d’exemplaires en fonction du gadget.

Cette période correspond à l’âge d’or du journal et constitue bien évidement une belle rampe de lancement pour notre héros humaniste au cheveux longs et au collier de griffes évoluant dans un univers préhistorique imaginaire.

Bien sûr sa notoriété dépassa très vite et largement le seul cadre du journal grâce à ses albums parus chez divers éditeurs à partir de 1973 et notamment chez Soleil qui en propose une version en intégrale dès 1992.

Prévue en 26 tomes, cette nouvelle version a été remaquettée et préfacée par Louis Cance, l’un des dessinateurs et scénaristes des aventures de Pif le Chien. Toute une époque !

Eric Guillaud

Rahan, de Lécureux et Chéret. Soleil. 18,95€ le volume

06 Mai

Direction l’Océan Indien avec Robinsons Père & fils de Tronchet et Tropique de la violence de Gaël Henry

Mayotte et l’île aux Nattes, un archipel français et une île malgache distants de quelques centaines de kilomètres, deux mondes et deux romans graphiques aux histoires très différentes sous le soleil des tropiques…

Tronchet est de retour ! Le papa de Raymond Calbuth, des Damnés de la Terre associés ou de Jean-Claude Thergal pour ne citer que ces albums-là signe cette fois un récit de voyage adapté de son roman paru en 2017 chez Elytis.

Pas de franche rigolade au programme mais le témoignage d’une aventure qui l’a amené lui et son fils sur l’île aux Nattes pendant six mois.

L’idée ? Partir sans date de retour histoire de voir combien de temps un occidental urbain du XXIe siècle peut survivre sans smartphone, sans internet et sans électricité.

Derrière le décor paradisiaque, palmiers et lagons bleus à volonté, eau à 30°, Didier Tronchet et son fils goûtent à la vie simple voire rudimentaire, pas de mails, sans eau courante, sans électricité, mais avec des moustiques, des aiguilles d’oursins et des scolopendres au venin redoutable, de quoi vite regretter son petit confort européen et parfois trouver le temps long, très long…

Dans un registre très différent, Tropique de la violence, paru chez Sarbacane, se déroule à Mayotte et raconte l’histoire d’un gamin d’origine comorienne, Moïse, adopté par une jeune infirmière française en mal d’enfant.

Mais en approchant de l’adolescence, le comportement de Moïse change, il en veut à sa mère, lui réclame sans arrêt de l’argent, sèche l’école, traîne avec un gang et finit par commettre un meurtre tandis que sa mère décède d’un accident cérébral. Il l’a retrouve inanimée dans la maison, n’appelle pas les secours, ni les voisins, donne à manger à son chien et retourne à ses occupations.

Tout est dit dans le titre, cette histoire de Nathacha Appanah aujourd’hui adaptée en bande dessinée par Gaël Henry est d’une violence inouïe, offrant une photographie de Mayotte bien différente de celles qu’on peut trouver habituellement sur les cartes postales ou les guides touristiques.

Faut-il le rappeler, Mayotte est submergée par l’immigration clandestine créant des tensions intercommunautaires fortes et exaspérant les Mahorais. Le bidonville de Gaza, que l’on découvre dans ces pages, est le plus grand de France. Il compte plusieurs milliers d’habitants qui espèrent tous une vie meilleure. Qui a suggéré déjà que la misère pouvait être moins pénible au soleil ?

Eric Guillaud

Tropique de la violence, de Gaël Henry d’après le roman de Nathacha Appanah. Sarbacane. 23,50€

Robinsons, père et fils, de Tronchet. Delcourt. 17,95€

02 Mai

Il Fallait que je vous dise : un témoignage rare et capital sur l’IVG signé Aude Mermilliod

Près de 220 000 femmes avortent chaque année en France. C’est beaucoup. Pourtant, que sait-on vraiment de l’IVG, de ce droit acquis chèrement il y a maintenant 45 ans et régulièrement remis en question ici ou là ? Pas grand chose. Les témoignages de femmes qui y ont eu recours sont très rares. Celui d’Aude Mermilliod est en cela essentiel…

56 millions d’avortement à travers le monde, 216 700 en France, 5 millions de femmes hospitalisées suite à un avortement à risque… voilà pour les chiffres aussi froids que peuvent l’être des chiffres. Et après ? Comment une femme en vient-elle à choisir l’IVG ? Comment le vit-elle ? Comment est-elle prise en charge ? Comment se passe l’acte en lui-même ? Autant de questions qui restent sans réponse pour la plupart d’entre nous.

« Ce qui était important pour moi… », explique Aude Mermilliod, « c’était d’être la plus honnête possible par rapport à des sentiments qui ne sont pas facilement audibles. Je me suis dit : Si tu décides de raconter, il faut vraiment tout dire, même si cela pourra faire lever un sourcil à certains ou que d’autres se diront que tu es un peu givrée sur les bords ».

Et elle raconte tout Aude Mermilliod dans cet album. Depuis le test de grossesse jusqu’à l’avortement. Elle raconte ses états d’âme, ses colères, les jugements des uns, les maladresses des autres. Elle raconte surtout sa détermination à avorter, dès le premier instant et ce sentiment de culpabilité qui ne la quittera pas de si tôt. Elle dit tout, ne cache rien, jusqu’aux scènes les plus intimes. C’est ce qui rend finalement son récit passionnant.

Ce qui le rend également passionnant, c’est la deuxième partie de l’album consacrée à Martin Winckler aka Marc Zaffran, connu comme romancier et essayiste mais surtout comme médecin féministe. Aude raconte cette fois l’histoire de cet homme, les chemins qui l’ont amené à pratiquer l’IVG, son apprentissage… D’un témoignage personnel, Il Fallait que je vous dise se fait dès lors témoignage universel.

« L’arrivée de Martin dans cet album en fait d’avantage un livre sur l’avortement, avant c’était un livre sur « mon » avortement. Mais avant tout, cela reste un album relatant deux témoignages. J’ai vécu l’avortement comme un deuil. J’ai vraiment personnifié cet enfant que je n’ai pas eu, ce qui est souvent un problème pour autrui. On est supposée être un peu triste, parce que sinon, cela veut dire que l’on n’a pas pris la mesure de ce qu’on a fait, mais si on l’est trop, on va s’entendre dire : « Mais c’est toi qui l’a choisi, c’est quoi ton problème ? » Comme si c’était si simple… ».

Pas si simple effectivement. Les 167 pages de l’album au graphisme plutôt sobre et efficace pour ce genre de récit l’attestent. Mais l’ambition d’Aude va plus loin encore : « J’ai l’espoir que ce livre puisse amener du réconfort et aussi donner des clés aux hommes qui accompagnent les femmes. C’est un moment où elles sont rarement dans la verbalisation ou l’explication. Elles sont dans l’émotionnel pur, alors si je peux donner quelques pistes… ».

Eric Guillaud

Il Fallait que je vous le dise, d’Aude Mermilliod. Casterman. 22€ (en librairie le 7 mai)

@ Casterman / Mermilliod

27 Avr

L’Hiver en été : un artbook exceptionnel consacré au travail de Jean-Pierre Gibrat

Que celui ou celle qui ne s’est jamais laissé(e) aller à la rêverie devant un dessin de Jean-Pierre Gibrat se dénonce immédiatement ou se taise à jamais. Mattéo, Le Vol du corbeau, Le Sursis, Les Gens honnêtes… En une quarantaine d’années et un chapelet d’albums, l’auteur a profondément marqué le neuvième art d’une écriture romanesque et d’un trait bigrement raffiné…

C’est un peu Noël à Pâques, un beau cadeau au milieu des œufs, une petite douceur printanière qui a pour nom L’Hiver en été et pour auteur Jean-Pierre Gibrat. C’est un artbook, que dis-je un sublime artbook comme on en voit peu, comme on en rêve souvent, mis en forme par l’auteur lui-même pour les éditions Daniel Maghen.

Il suffit de découvrir la couverture et ce grand format pour comprendre qu’on risque de passer du temps à admirer le travail, détailler les illustrations, ausculter les planches et se perdre dans les croquis réunis ici, un survol de ses 20 dernières années de création, du Sursis à Mattéo, en passant par Le Vol du corbeau.

C’est beau, forcément, mais ce n’est pas tout. L’ouvrage est aussi passionnant, instructif. Bâti autour d’un entretien avec la journaliste Rebecca Manzoni, Jean-Pierre Gibrat se dévoile, parle de son travail, de son trait, de ses personnages, de sa famille, de la musique, de Jimi Hendrix dont il est un fan absolu, de sa passion pour la première moitié du XXe siècle, du communisme et de ceux qui y ont cru… Bien sûr, il évoque aussi très longuement LA femme dont il ne se lasse de dessiner les contours avec ce trait « comme personne » et cette légère dissymétrie qui donne du caractère, du relief, de la vie à ses personnages.

« J’utilise la dissymétrie pour booster l’expression… », explique Jean-Pierre Gibrat, « parce que l’expression ne vient pas de la forme elle-même. La structure d’un visage raconte un caractère, mais ce qui le renforce, c’est la dissymétrie. Elle contribue à augmenter la beauté, alors qu’on pourrait penser le contraire. On n’imagine pas forcément que, dans l’esthétique d’un visage touchant, il faut mettre de la dissymétrie ».

Un magnifique ouvrage qui associe intelligence du propos et beauté du trait. Ça fait du bien !

Eric Guillaud

L’Hiver en été, de Gibrat. Editions Daniel Maghen. 39€