Si Jack Kirby fut la star de Marvel des années 60 et John Buscema celle des années 70, la décennie suivante fut tout acquise à John Byrne. Ce dessinateur né en Angleterre mais qui a d’abord émigré au Canada à l’âge de huit ans avant d’être naturalisé américain a tout fait chez le géant américain, en commençant par Iron Fist avant d’enchaîner avec les X-Men, Spiderman ou Les Quatre Fantastiques. Une fois passé chez le concurrent DC, il s’est alors attaqué à Miss Hulk, Wonder Woman ou encore Superman. Il est surtout responsable de certains épisodes les plus mythiques de ces différentes sagas. Rien que ‘La Mort de Phoenix’ publié en 1984, point d’orgue de l’histoire des X-Men où Jean Grey se sacrifie pour éviter de détruire l’univers, est entré au Panthéon des meilleurs comics jamais sortis (si).
En France, les lecteurs assidus de Strange et Spidey connaissent aussi bien ce nom mais l’ont ensuite un peu perdu de vue, la seconde partie de carrière étant moins connue de ce côté-ci de l’Atlantique. Pourtant, là où d’autres vétérans auraient accepté un poste en or de chef artistique où directeur de collection histoire de se couler douce après des années de travail acharné, lui a préféré prendre dans les années 90 la tangente en faisant plusieurs aller-retour entre DC et Marvel tout en s’autorisant quelques apartés chez des éditeurs plus modestes, dont ce 2112 paru initialement en 1991 et jusqu’à lors jamais traduit en français.
Byrne a toujours vu Kirby comme son modèle et consciemment ou pas, il a essayé avec 2112 en gros de suivre à peu près la même voie que le maître avec Le Quatrième Monde. Comme lui, si en tant que dessinateur son style reste ici immédiatement reconnaissable avec son trait très droit et ses personnages au physique très rectiligne, en tant que scénariste ce fut vraiment sa première tentative de prendre un peu de distance avec le monde parfois Bisounours de Marvel/DC et d’ébaucher une critique sociale. Et quoi de mieux que cette description acide d’une société ultra-moderne a priori parfaite mais où les ratés et erreurs du passé ont été mises sous le tapis comme de la poussière. Comme le lecteur, le personnage principal, un jeune cadet des forces de l’ordre issu de la bonne société et plein de bons sentiments, va découvrir petit-à-petit l’envers du décor et le mensonge sur lequel tout ce monde soi-disant utopique s’est bâti.
Histoire indépendante servant aussi de prologue à la série des Next Men (qui devrait elle aussi avoir enfin droit bientôt à sa première traduction française) 2112 met certes un peu de temps à démarrer et souffre parfois d’un scénario un chouia linéaire. Mais c’est aussi le lien, manquant jusqu’à lors, entre la première et la seconde partie de la carrière d’un grand auteur de comics toujours actif de nos jours et qui a su se remettre en question au bon moment. Le tout sortant bien sûr on a presque envie de dire sur Delirium, petit mais (très) costaud éditeur indé français qui, décidément, a le chic pour combler nos lacunes…
PS : pour l’anecdote, Byrne a toujours su glisser dans ses œuvres des références à ce Canada si cher à ses yeux, dixit la Division Alpha chez les X-Men. Le fan de musique et notamment de musique des années 70 aura donc reconnu la date symbolique, 2112. Soit aussi le nom du quatrième album du groupe de rock progressif canadien Rush sorti en 1976…
Olivier Badin
2112 par John Byrne, 15 euros, Delirium