Sujet tabou par excellence, la prostitution, appelée ici travail du sexe pour une acceptation plus large de ce que peut recouvrir l’activité, est au coeur du roman graphique Putain de Vies!. Un livre d’utilité publique signé Muriel Douru et publié à La Boîte à bulles en partenariat avec l’ONG Médecins du Monde et l’association nantaise Paloma. Interview…
Elles ou ils s’appellent Vanessa, Amélia, Giorgia, Lauriane, Louis, Emmy ou Candice. Elles ou ils viennent de France, de Chine, du Nigéria, de Roumanie ou encore de Colombie, pendant 1 an et demi, Muriel Douru a recueilli, retranscrit et mis en images leurs histoires, dix portraits, autant de parcours de vie différents et à l’arrivée un point commun : le travail du sexe.
Mais Putain de Vies! ne raconte pas seulement l’enfance, le quotidien, de ces travailleuses et travailleurs du sexe, il nous parle aussi de violence conjugale, de pauvreté, de migration, de transidentité et d’espoir, espoir de vivre comme chacun de nous, espoir de ne plus être rejeté, stigmatisé.
Parisienne pendant 20 ans, nantaise depuis 3 ans, auteure précédemment de Chroniques d’une citoyenne engagée ou de Beyond the lipstick chroniques d’un coming out, réussit le pari de nous parler d’un sujet particulièrement sensible dans notre société avec intelligence, sans voyeurisme bien entendu, sans misérabilisme non plus. De quoi éveiller notre curiosité…
Qu’est ce qui vous a décidé à réaliser ce roman graphique ?
Muriel Douru. Au départ, le projet a été initié par l’association Médecins du monde. Ils souhaitaient réaliser un roman graphique afin de montrer le gouffre qui existe, parfois, entre les représentations sociales liées au travail du sexe et la réalité du terrain qu’ils constatent tous les jours via leurs actions.
Les travailleuses et travailleurs du sexe sont très stigmatisés, certaines sont des migrantes sans-papiers qui risquent chaque jour de se faire expulser donc il est très difficile de les faire témoigner à visage découvert. L’avantage du roman graphique, c’est qu’il permet de raconter l’intime, la réalité de ces personnes tout en préservant leur anonymat.
Les récits du livre sont absolument vrais- et c’est en cela qu’ils sont si troublants- mais j’ai fait en sorte de protéger l’identité des témoins en changeant leurs prénoms, leurs physiques et certains détails de leurs vies qui les rendraient trop identifiables.
Est-ce qu’il a été facile de convaincre ces travailleurs et travailleuses du sexe de vous livrer leur histoire ?
Muriel Douru. Oui. Parce que ce sont des personnes que personne n’écoute, dont on ignore tout. Leur parole est confisquée par les représentants de l’État ou des militants qui ne transmettent pas toujours leurs réelles revendications (l’abrogation de la loi de pénalisation des clients par exemple) donc elles (il y a un homme dans mon livre mais comme il est très minoritaire, je préfère parler au féminin) ont compris que ce projet leur permettrait de se faire entendre directement. Certes, elles étaient obligées de me faire confiance car je suis l’intermédiaire de leurs récits et cela m’a posé des questions de légitimité, mais j’ai fait en sorte d’être le plus « neutre » possible dans la transmission de leur parole.
D’où le fait que le livre n’est pas misérabiliste ! Parce que, même si certaines ont été, ou sont encore, victimes de réseaux ou d’un proxénète, ce sont des battantes qui ont un courage exceptionnel, qui ont parfois supporté des drames épouvantables, alors qu’elles ne sont bien souvent considérées que comme des « petites choses » qu’il faudrait protéger et « sortir », qu’elles le veuillent ou non, du travail du sexe.
Est-ce qu’il y a une histoire parmi toutes qui vous a touché plus particulièrement ?
Muriel Douru. C’est difficile de choisir car chaque récit est incroyable et je me suis attachée à toutes ces personnes. Mais l’une d’elles m’a beaucoup marquée parce que notre entretien a eu lieu à l’été 2018, le jour de la finale de la Coupe du monde de foot. Alors que le monde entier avait les yeux rivés sur les joueurs, qu’il les valorisait comme des Dieux, j’ai entendu cette femme me raconter comment elle avait été victime d’un réseau de traite, comment elle s’en était libérée toute seule, comment le travail du sexe représentait pour elle un moyen de gagner sa vie meilleur, à ses yeux, que d’aller faire le ménage pour 3 cacahuètes, et comment, quelques jours avant, elle avait travaillé toute la nuit pour, le lendemain, nourrir tout un camp de migrants de sa ville !
Je l’ai quittée les larmes aux yeux et en même temps, pleine de colère d’entendre le monde entier mettre les joueurs de foot sur un piédestal alors que les vrai.e.s héro.ïne.s comme elle restent inconnues, voire, dans son cas, sont même méprisées du fait d’être des travailleuses du sexe.
Notre société du spectacle valorise des gens pas toujours intéressants et passe à côté de personnes exceptionnelles qui changent le monde à leur niveau.
Avez-vous revu ces personnes depuis la sortie de l’album. Et qu’ont-elles pensé du livre ?
Muriel Douru. Tous les témoins du livre ont reçu leurs histoires mises en mots et en images, en version croquis, avant la finalisation de l’album car nous (Médecins du Monde et moi) tenions absolument à ce qu’elles s’y retrouvent complètement et j’ai parfois fait des ajustements ou des modifications, à leur demande, en cours de travail.
Ensuite, nous leur avons transmis un exemplaire après la publication et elles (et il) en ont été apparemment très ému.e.s de voir leur destin devenir un roman et de partager avec le public, même de façon anonyme, leur parcours de vies.
Vous êtes une auteure engagée. Pensez-vous que ce livre puisse changer les mentalités, le regard, sur les travailleurs et travailleuses du sexe ?
Muriel Douru. Je l’espère mais pour cela, il faudrait que celles et ceux qui ont des principes ou des présupposés sur la question de la prostitution, le lisent et je ne suis pas sûre que ce soit le cas. J’ai l’impression que certains sont tellement accrochés à leurs dogmes qu’ils sont incapables d’ouvrir un livre qui risquerait d’ébranler leurs convictions. Et c’est dommage car « Putain de vies ! » témoigne clairement de la violence du patriarcat, des inégalités et de la condition des femmes dans le monde. Le travail du sexe est un lien entre tous ces récits mais le livre parle aussi des migrations, de la transidentité, de la difficulté de se faire une place dans notre société agressive et inégalitaire et il parle aussi de la capacité de résilience de l’être humain et de la soif de (mieux) vivre à laquelle chacun d’entre nous aspire.
S’opposer à des récits réels, les rejeter par principe n’a pas de sens… justement parce qu’ils sont la réalité !
Quand je suis arrivée dans ce projet, je n’avais qu’une vague idée du travail du sexe, je ne connaissais pas bien le sujet et je me gardais donc de prendre position or c’est parce que j’ai écouté, pendant un an et demi, ces personnes qu’aujourd’hui j’ai un avis, personnel et politique, sur la question. Pas l’inverse.
Plus généralement, pensez-vous que la BD est un bon support pour le documentaire, l’enquête, l’engagement, le militantisme ?
Muriel Douru. La BD s’est clairement ouverte aux questions sociales depuis quelques années. La BD n’est plus cet univers uniquement réservé aux hommes qui ne parlait que de Science Fiction ou d’aventures quand j’étais enfant. Des autrices sont arrivées et avec elles, un autre public, plus sensible au réel. L’outil « roman graphique » permet de toucher une autre population, celle qui ne lit pas forcément des essais qu’elle jugerait rébarbatif mais aussi la jeunesse donc en cela, oui, c’est un moyen formidable de faire passer des messages.
D’ailleurs, pour ma part, je suis (récemment) arrivée dans l’univers de la BD pour mes idées plutôt que pour l’objet en tant que tel. J’y ai trouvé un mode d’expression très pertinent pour raconter ce qui m’intéresse le plus : la vraie vie des vrais gens.
Avez-vous dû adapter votre dessin pour cet album ?
Je n’ai pas « adapté » mon dessin, je l’ai imaginé ainsi pour m’approprier ce sujet. Aucun de mes livres ne ressemble à un autre, ce qui n’est pas très confortable, ni pour les éditeurs qui ne savent pas dans quelle case me mettre, ni pour moi qui n’ait, de fait, pas une bibliographie reconnaissable via le style graphique.
Je suis une ancienne dessinatrice textile or dans ce métier, il faut avoir la capacité de dessiner d’un tas de façons différentes, il faut pouvoir « se couler » dans l’univers de ses clients, d’où le fait qu’il m’est encore difficile aujourd’hui de savoir quel est vraiment « mon » style !
Par contre ce livre représente un tournant artistique pour moi parce qu’il est fruit d’une enquête, d’un très long travail de réalisation et parce qu’il permet à des personnes particulièrement stigmatisées de témoigner via ma plume et mes crayons. Ce n’est pas un sujet facile mais je suis très fière d’avoir réalisé cet ouvrage.
Merci Muriel. Propos recueillis par Eric Guillaud le 7 octobre 2020
Putain de vies!, de Muriel Douru. La Boîte à bulles. 24€
La bibliothèque de la Manufacture à Nantes expose les planches originales de l’album jusqu’au 29 novembre