Raconter l’immigration ne se limite pas à raconter le voyage, la fuite d’un pays pour un autre, la peur face à l’inconnu. Raconter l’immigration, c’est aussi raconter l’après-voyage, le chemin vers une intégration jamais facile, le poids des traditions, l’émancipation des nouvelles générations. C’est l’angle choisi par Lucie Quéméner pour cet album paru aux éditions Delcourt, un album en tout point remarquable…
La migration dans cette famille d’origine chinoise est déjà de l’histoire ancienne, c’est d’abord celle du grand-père, Ald. Et il est fier le grand-père, fier d’avoir fait sa place dans ce pays d’accueil, fier d’avoir monté son business à partir de rien, fier de ce qu’il offre aujourd’hui à sa famille, fier enfin de ses quatre petites-filles qui sont « le futur de la famille » et bien sûr de l’entreprise, un restaurant de cuisine asiatique.
Oui mais voilà, l’une des ses quatre-petites filles, Edda, a décidé de déposer le tablier et de faire médecine. Colère du grand-père qui ne voit là qu’un « projet absurde », révolte d’Edda et de ses sœurs qui se mettent aussi sec en grève et revendiquent en bloc la fin du couvre-feu le soir, la possibilité de sortir le week-end, l’arrêt des remarques sur leur apparence, sur leurs lectures, sur ce qu’elles regardent ou écoutent, les gens qu’elle fréquentent, et… surtout… elles veulent avoir dorénavant leur mot à dire sur le choix des études supérieures.
Ça fait beaucoup, beaucoup trop, pour le patriarche à tendance rigide et tyrannique. Le grand-père se braque. Les filles quittent le domicile familial bien décidées à s’émanciper…
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l’interview complète de l’auteure ici
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L’auteure de Baume du tigre, Lucie Quéméner, est née en 1998 d’un père breton et d’une mère chinoise. Si le récit n’est pas à proprement parler une autobiographie, il fait néanmoins écho à l’histoire de sa famille.
« J’ai voulu retranscrire dans ma BD mon expérience en temps que troisième génération d’une famille issue de l’immigration asiatique. J’ai créé un scénario de fiction dont la famille imaginaire aurait des problématiques s’inspirant de celles que j’ai ressenti dans ma propre famille: après le traumatisme de l’immigration et du racisme, les possibilité d’accomplissement personnel s’ouvrent de plus en plus au fur et à mesure des générations suivantes, et il faut alors savoir quoi faire de ce qui était un luxe pour nos parents ou nos grand-parents, et qui devient alors une responsabilité pour nous ».
Même si le titre de l’album et le contexte familial ne laissent aucun doute sur les origines de cette famille, Lucie Quéméner aborde les thématiques de l’immigration, de l’intégration et de l’émancipation d’une façon plus large, plus universelle. En gommant déjà les clichés propres à l’identité chinoise, en essayant de « faire une histoire qui soit chinoise dans le fond et pas dans la forme. On devrait pouvoir écrire des fictions sur la culture chinoise sans qu’il y ait des motifs de dragons et des lampions dans chaque plan du décor, mais beaucoup de ce genre de décorum, souvent cliché, est utilisé dès qu’on évoque la Chine. C’est souvent quelque chose qui est évité dans les récits type « témoignage d’un Français en Chine », mais qui par essence portent un regard extérieur et étranger sur la culture du pays ou le vécu de ses habitants ».
256 pages en noir et blanc, un récit prenant, un dessin légèrement naïf, enfantin, mais séduisant, Baume du Tigre réunit toutes les conditions du succès. D’ailleurs, Lucie Quéméner est la très récente lauréate du premier Prix BD des étudiants de France Culture, prix qui récompense une bande-dessinée d’auteur émergent parue en langue française. « Les choses se sont un peu accélérées depuis ce prix, et passer de presque deux ans à travailler chez soi sans voir personne, à parler à la radio en direct, ça représente un changement assez déconcertant ! Mais ce prix est extrêmement encourageant bien sûr ».
L’album figure dans la sélection officielle du Festival International de la bande dessinée d’Angoulême 2021 et il est en compétition pour le Prix du Public France Télévisions
Eric Guillaud
Baume du Tigre, de Lucie Quéméner. Delcourt. 23,95€