Issue de la promotion Arthur de Pins de l’Académie Brassart Delcourt, Lucie Quéméner signe ici son premier roman graphique. Une histoire d’immigration, d’intégration et d’émancipation féminine au sein d’une famille d’origine chinoise. Interview…
Baume du Tigre n’est pas à proprement parler une autobiographie mais fait tout de même écho à l’histoire de ta famille. Plus précisément ?
J’ai voulu retranscrire dans ma BD mon expérience en temps que troisième génération d’une famille issue de l’immigration asiatique.
J’ai créé un scénario de fiction dont la famille imaginaire aurait des problématiques s’inspirant de celles que j’ai ressenti dans ma propre famille: après le traumatisme de l’immigration et du racisme, les possibilité d’accomplissement personnel s’ouvrent de plus en plus au fur et à mesure des générations suivantes, et il faut alors savoir quoi faire de ce qui était un luxe pour nos parents ou nos grand-parents, et qui devient alors une responsabilité pour nous.
J’ai construit cet album autour de ce thème et me suis appuyée sur les choses que j’ai pu vivre et observer pour mieux imaginer et écrire mon récit.
Comment t’est venue l’idée de ce récit ?
J’avais depuis longtemps l’envie d’une histoire où les actions d’individus sont expliquées par les actions des générations qui leur précèdent. Avec l’idée d’un album dont le titre serait « Baume du tigre », j’ai pensé que parler de la culture chinoise, où la relation parent-enfant est si importante, serait un bon moyen de revenir sur une histoire multi-générationnelle. Le thème de l’immigration est venu ensuite logiquement.
L’idée d’une maison au bord de la mer, éloignée de tout, a fixé une trame pour le scénario, puisqu’elle induit intuitivement l’idée d’un cercle familial très isolé du reste de la société, renfermé sur lui-même, oppressant, mais aussi une idée de fuite pour aller vers la ville, et l’histoire s’est structurée autour de ça.
Et quelle est son ambition ?
Là où on se représente la plupart des récits d’immigration comme racontant la traversée d’une frontière, j’avais envie de prendre cette idée à contre-pied et de faire un anti-récit de migrant, où l’intrigue démarrerait une fois que tout est réglé et que les personnages sont installés dans leur pays d’accueil.
Ensuite, j’ai aussi voulu essayer de faire une histoire qui soit chinoise dans le fond et pas dans la forme.
On devrait pouvoir écrire des fictions sur la culture chinoise sans qu’il y ait des motifs de dragons et des lampions dans chaque plan du décor, mais beaucoup de ce genre de décorum, souvent cliché, est utilisé dès qu’on évoque la Chine. C’est souvent quelque chose qui est évité dans les récits type « témoignage d’un Français en Chine », mais qui par essence portent un regard extérieur et étranger sur la culture du pays ou le vécu de ses habitants.
Bien sûr, toutes ces bandes dessinées contribuent à la richesse et à la variété de la production et sont donc importantes. Mais, parce que je ne l’ai pas vu évoquée si souvent, et surtout en BD, il m’a semblé d’autant plus important de parler de la culture chinoise à travers ses thèmes, en l’occurrence celui de l’immigration et la diaspora, la structure familiale chinoise traditionnelle, la conception de l’amour parental et filial, etc… sans faire appel à l’esthétique et au graphisme qu’on lui attribue souvent.
Première BD et déjà un prix. Comment le vis-tu ?
Les choses se sont un peu accélérées depuis ce prix, et passer de presque deux ans à travailler chez soi sans voir personne, à parler à la radio en direct, ça représente un changement assez déconcertant !
Mais ce prix est extrêmement encourageant bien sûr. Il l’est d’abord d’une manière très concrète, puisque qu’il a entraîné l’intérêt de la part de médias, de librairies, etc.. ce qui représente une avancée significative vers l’espoir de continuer à faire des bandes dessinées encore quelques temps. Il l’est aussi d’une manière plus émotionnelle, bien sûr, de savoir que ce qu’on a fait a été considéré comme digne d’intérêt, à la fois par des professionnels de la culture et des étudiants: Je suis particulièrement honorée de voir ma bd primée par un jury d’étudiants et donc de personnes de ma génération, à qui tout particulièrement j’espère pouvoir m’adresser avec pertinence. On espère toujours faire quelque chose qui parlera à nos pairs, donc je suis heureuse si ça a pu être le cas pour certains.
Propos recueillis par Eric Guillaud le 27 juin 2020