26 Juil

Pages d’été. Future Shocks : quand Alan Moore faisait déjà du Alan Moore

Comme tout le monde, le scénariste Alan Moore a dû faire ses armes. Et quelle meilleure école que celle de 2000 AD, le magazine renégat anglais servant déjà de refuge au très cinglant Judge Dredd ? Toutes les premières histoires du maître sont désormais réunies dans un seul et même volume bien acide.

Avant la starification, avant le look de gourou mystique et avant Watchmen ou V Pour Vendetta, Alan Moore était un artiste complet, assurant à la fois les dessins mais aussi le scénario. Ce qui ne l’a pas empêché de galérer à imposer sa vision déjà assez complexe, même si très référencée. L’introduction très documentée qui ouvre cette rétrospective (une habitude chez Delirium) permet d’ailleurs de découvrir certains de ses dessins touffus publiés dans la seconde moitié des années 70 dans d’obscurs fanzines. On y découvre un Alan Moore dessinateur aimant beaucoup Métal Hurlant et ses plus célèbres auteurs comme Philippe Druillet. Le trait y est encore un peu hésitant mais les obsessions, qui bientôt formeront la clef de voûte de son œuvre, sont déjà bien présentes.

Victime en quelque sorte de son côté méticuleux, l’auteur s’est rendu compte à un moment que dessiner ne serait-ce qu’une seule planche lui demandait un temps fou et qu’il était beaucoup plus productif à l’écriture, d’où son choix à partir de 1980 de s’y consacrer. Cela tombe bien, le porte-étendard de la contre-culture BD outre-Manche, et avatar (assumé) de Métal Hurlant, 2000 AD est alors perpétuellement à la recherche de nouveaux talents. Il a même sa propre rubrique permettant de les ‘tester’, Future Shocks. Sur le modèle de La Quatrième Dimension par exemple, un Monsieur loyal extra-terrestre malicieux du nom de Tharg y présente des histoires en format court, au ton en général cinglant et ironique et à la conclusion bien souvent amère.

Les fans le savent, ce genre d’exercice est un grand classique de la bande-dessinée d’horreur et de science-fiction et on pourrait aussi citer Les Contes De La Crypte par exemple. Or Moore connaît ses classiques sur le bout des doigts, il en maîtrise déjà largement la grammaire et il se sent donc ici instantanément à l’aise. Autre gros avantage, il est assisté aux dessins par de jeunes aux dents longues (dont Ian Gibson et Alan Davis, futurs piliers du magazine) heureux de pouvoir profiter de l’espace de liberté offert par 2000 AD pour se lâcher complètement.

Les 32 récits signés par Alan Moore sous la bannière Future Shocks  et parus entre 1980 et 1983 constituent la moitié de ce recueil. Plutôt malins, ils prouvent combien il a excellé d’entrée à dépeindre cette petite galerie de monstres gesticulant dans des décors pourtant a priori galvaudés dans le genre comme la fin du monde, la dystopie ou encore la conquête intergalactique. Non seulement son humour (très) féroce colle parfaitement à l’état d’esprit frondeur du magazine mais en plus, il se permet, déjà, de rajouter ce petit surplus de méchanceté, jamais gratuite mais féroce. Pointent d’ailleurs déjà certaines des thématiques qu’ils explorent aujourd’hui, comme la vanité creuse de ses contemporains, le consumérisme à tout prix ou la bêtise crasse des militaires.

Mais au-delà de ce petit jeu de massacre assez réussi, la seconde partie du recueil va plus loin. Notamment en offrant une paire d’histoires centrées autour des paradoxes temporels. On y voit ce alors tout juste trentenaire commencer à s’affranchir de certaines règles de narration pour mieux tracer son propre sillon, avec une sorte de mélange frappant de poésie et de paranoïa parfaitement illustrée par l’histoire L’Homme Réversible où, comme son titre l’indique, le narrateur (re)vit sa vie à l’envers, jusqu’à retourner au néant dont il est issu.

Profitant d’une superbe restauration classieuse, nous avons là la preuve supplémentaire que 2000 AD recélait dans les années 80 un incroyable vivier de talent mais aussi qu’Alan Moore a su très tôt faire ce petit pas de côté qui le différencie de ses contemporains. Un petit bijou de SF corrosif !

Olivier Badin

Future Shocks : L’Intégrale d’Alan Moore et collectif. Delirium. 26 €

© Delirium / Moore

22 Juil

Pages d’été. Family Tree : un récit sur la famille entre thriller paranoïaque et fable écologique

Comment réagir en tant que famille face à l’adversité et la maladie dans un monde sur le point d’imploser ? Après Little Monsters, le scénariste Jeff Lemire questionne une nouvelle fois les liens familiaux avec, en fond de toile, la société américaine de la fin des années 90 et sa dépression ambiante.

Un ‘family tree’, cela veut dire avant tout dans la langue de Shakespeare ‘arbre généalogique’. Cette expression fait donc référence à nos racines : d’où venons-nous ? Qui sont nos ancêtres ? Que nous ont-ils transmis comme patrimoine génétique et autre ? Une thématique nous amenant très rapidement à la notion de famille, de nos liens nous unissant à nos parents mais aussi, plus globalement, à la société dans laquelle tout cela s’inscrit.

Le rapport avec ce graphic novel, signé par le très côté Jeff Lemire, dont on vous vantait déjà les mérites il n’y a pas si longtemps avec le premier tome 1 glaçant de la série Little Monsters aux thèmes assez proches ? Et bien même si ce récit nerveux est avant tout un road trip ancré dans une ambiance post-apocalyptique et violente, c’est avant tout l’histoire d’une famille. Complètement dysfonctionnelle, monoparentale, avec un père ayant officiellement déserté les siens, un adolescent en échec scolaire et un grand-père réapparaissant soudainement… Mais une famille quand même.

© Panini Graphic Novels / Lemire et Hester

Tous se retrouvent lorsque la petite dernière, Megan se retrouve soudainement atteinte par une maladie la transformant peu à peu en arbre. Difficile de comprendre ce qui lui arrive, surtout lorsque les membres d’une secte obscure, armés jusqu’aux dents, tentent à tout prix de lui faire peau, persuadés qu’elle provoquera la fin du monde si elle survit. Une seule solution : courir, toujours et encore. Et essayer de tendre l’oreille pour entendre le père de la petite fille, mort mais pas vraiment car vivant par l’intermédiaire d’une main-arbre greffée sur le bras du grand-père…

© Panini Graphic Novels / Lemire et Hester

Bien sûr, présenté comme ça, cela ressemble un peu à un grand n’importe quoi. Mais en fait non, malgré de nombreux allers-retours chronologiques dans sa seconde partie et des hommes-arbres ressemblant beaucoup trop aux Ents, ces créatures sorties de l’imagination de Tolkien pour Le Seigneur Des Anneaux. Au bout du récit, il n’est pas évident non plus de savoir exactement quel est le propos de Lemire : thriller paranoïaque ? Fable écologique ? Récit sur la famille ? Un peu de tout ça en fait. Mais aussi complexes soient-ils, les rapports humains sont forts ici. Et les personnages ont chacun le temps de se développer à leur rythme, d’affronter leurs propres démons et donc de devenir attachants, notamment grâce au trait fin de Phil Hester mais aussi à l’écriture de Lemire. 

Olivier Badin

Family Tree de Jeff Lemire et Phil Hester. Panini Graphic Novels. 32

10 Juil

Pages d’été. Red Room, le gore ultime jusqu’au malaise

La culture snuff movies, la violence gratuite et la fascination qu’elle exerce sur nous. Voici le terrain très sensible sur lequel Ed Piskor (Hip Hop Family Tree) ose s’aventurer ici, nous tendant un miroir révélant nos pires pensées, non sans une certaine complaisance…

Jusqu’au malaise. En plus de repousser un peu plus les limites de ce qui est acceptable ou pas dans le cadre d’une bande dessinée, l’auteur américain Ed Piskor joue avec son lecteur, tel le réalisateur controversé Gaspard Noé avec son très perturbant film Irréversible : est-ce que tu vas oser ? Oui, vas-tu aller jusqu’au bout de ce récit éprouvant ? Allez, avoue, n’es-tu pas un peu voyeur, et donc complice ? Ces questions-là, Red Room les balance d’une façon faussement négligente sur la table avant de nous regarder d’un air sardonique, nous défiant d’apporter une réponse…

Ces ‘chambres rouges’ évoquées dans le titre, ce sont ces salons virtuels, accessibles uniquement sur le dark web où, après avoir payé en bitcoins, des internautes peuvent assister et même commander à distance des séances de tortures… Voire plus. Mythe urbain ? Théâtre grand guignol où des acteurs ou actrices prétendent souffrir pour soutirer le maximum d‘argent à leurs cliente en recherche de sensations fortes ? Ou véritable zone de non-droit où les pires pulsions peuvent être assouvies ?

© Delcourt / Ed Piskor

Dans le récit de Piskor, ces antichambres de l’enfer existent bien. Pire, elles sont montées comme de véritables entreprises où seuls comptent les profits et comment satisfaire une clientèle de plus en plus exigeante. Dans ce premier volume (sur trois prévus), on retrouve quatre histoires indépendantes et en même temps interconnectées. Quatre récits très perturbants, pas uniquement à cause de ce style graphique en noir et blanc rappelant autant Vince Locke que, bizarrement, une sorte de Robert Crumb réactualisé et où la violence est plus que stylisée, même sublimée.

© Delcourt / Ed Piskor

Non, le plus dur est d’accepter (ou pas) de s’en prendre plein la tronche. Pas étonnant d’ailleurs que le tout ait été carrément interdit dans plusieurs pays. Piskor ne prend aucune pincette, met la triple dose de gore et martyrise à l’extrême le corps humain, tout en plaçant ci et là des références à la culture horrifique avant tout cinématographique (Hostel, Saw, Massacre à la tronçonneuse etc.) comme si il lui fallait prouver malgré tout quelque chose. Autre élément du malaise : aucun personnage à sauver, ou presque. Tous sont vils, détestables, haineux et en même temps minables, jusqu’à la nausée.

© Delcourt / Ed Piskor

Red Room – Le Réseau Antisocial est une véritable épreuve. Et en même temps, rarement bande dessinée n’est allée aussi loin dans l’exploration de la partie la plus bestiale et la plus haineuse de la psyché humain. Mais il est dur, voire impossible, de savoir ici où s’arrête la dénonciation et où commence la complaisance gratuite et malsaine. Mais c’est probablement le but… Il faut donc choisir son camp lecteur, te voilà prévenu. Et attention à ne pas glisser sur les hectolitres de sang et les viscères qui tapissent le sol.

Olivier Badin

Red Room – Le Réseau Antisocial d’Ed Piskor. Delcourt. 23,95 €

04 Juil

Little Monsters : Sa Majesté des Mouches revisité dans un monde post-apocalyptique

Dans un décor de fin du monde, des enfants tentent de survivre tout en découvrant leur vraie nature… et le prix qu’ils vont devoir payer pour l’accepter complètement. Malgré un cadre a priori vu et revu, le scénariste Jeff Lemire réussit à imposer sa patte avec un récit à la fois minimaliste et mystique.

Un monde en ruine, ravagé par on ne sait quelle catastrophe et aujourd’hui peuplé uniquement de fantômes. Des enfants laissés pour compte, se débrouillant comme ils peuvent. Un noir et blanc classieux, où les seules traces de couleur sont rouges, rouges comme le sang des rares survivants de ce monde post-apocalyptique lorsqu’ils se font dévorer par ces enfants faussement innocents dormant le jour et vivant la nuit. Des vampires. Tous n’acceptent pas forcément leur destin mais tous attendent le retour de l’Ancien, qui a promis de revenir les chercher. Jusqu’au jour où l’un d’eux goûte, enfin, au sang humain…   

© Urban Comics / Jeff Lemire & Dustin Nguyen

Ces images-là, on les connaît. La désolation régnant partout et les vestiges d’un monde qui a vécu où des auteurs s’amusent à pervertir l’image de l’innocence même, des enfants, pour plus nous plonger dans l’horreur. De Sa Majesté Des Mouches publié en 1954 à certains personnages de la série The Walking Dead, le procédé est connu. Sauf qu’aux manettes de ce premier volume, on retrouve le dessinateur Dustin Nguyen et surtout le scénariste Jeff Lemire, soit le duo déjà derrière le très réussi pavé de SF Descender.

© Urban Comics / Jeff Lemire & Dustin Nguyen

Bien sûr, comme premier volet d’une série, celui-ci sert avant tout d’introduction, permettant de poser un à un les personnages et les décors. Mais il fait sans jamais se presser. Or même si on voit assez arriver le twist attendu autour de la vraie nature des personnages, toute la force de Lemire est de prendre son temps pour humaniser ces ‘petits monstres’, d’où le titre.

© Urban Comics / Jeff Lemire & Dustin Nguyen

À travers divers flashbacks et des présentations individuelles, on ne voit plus forcément ici des buveurs de sang mais des enfants abandonnés dans un monde hostile et gris, recherchant à tout prix une nouvelle famille mais aussi leur place. Le tout donne un récit mélancolique, aussi bien sur le plan graphique que scénaristique. L’atmosphère y est crépusculaire et hivernale, traversée par des flashs de violence froide saisissants. Et malgré une fin trop abrupte (le second volume est attendu pour la rentrée), Little Monsters réussi l’exploit de mélanger vigoureusement deux univers, post-apocalyptique et vampirique, tout en les dépoussiérant au passage.

Olivier Badin

Little Monsters, tome 1 de Jeff Lemire et Dustin Nguyen. Urban Comics. 10 €.

26 Mai

Douze histoires aux scénarios signées Al Ewing dans le monde tordu du Judge Dredd, une dystopie délirante

La loi, c’est lui : Judge Dredd. Grâce à la belle campagne de réédition toujours en cours lancée par l’éditeur Delirium il y a quelques années, le lectorat français a (re)découvert le juge impitoyable de Mega-City One. Un univers si puissant qu’il n’a aujourd’hui même plus besoin de son personnage principal pour vivre…

Souriez C’est La Loi est marquant pour deux raisons : primo, il ne réunit que des histoires scénarisées par le britannique Al Ewing dont la plume acérée a tout compris des enjeux de la série, sachant exactement quel bouton pousser le plus loin possible au bon moment. Deuxio, dans plus de la moitié des cas, le fameux Judge Dredd n’est ici qu’un personnage quasi-secondaire, n’apparaissant qu’en fin de course et souvent pour administrer une sentence attendue.

© Delirium / Al Ewing, Liam sharp, Simon Fraser & John Higgins

Non, la vraie star ici, c’est bien sûr Méga-City One et ses habitants dégénérés que l’on regarde s’agiter vainement ici comme des rats dans une cage. Qu’ils soient des ‘athlètes’ avec un pénis parlant ( !) participant aux championnats du monde du sexe, des acteurs pétant un plomb à force de devoir jouer le rôle d’Hitler dans un musée vivant ou des adeptes de l’extrême fainéantise, tous sont plus pathétiques les uns que les autres, symptomatiques d’une société malade. Dans ces douze courtes histoires, il n’en y a pas un pour sauver l’autre. Mais ce jeu de massacre (mis à part l’étonnement mélancolique Une Maison Pour Aldous Mayou) est foutrement réjouissant car très grinçant et, disons-le franchement, assez impitoyable.

© Delirium / Al Ewing, Liam sharp, Simon Fraser & John Higgins

Cerise sur le gâteau : l’hommage à James Bond dans l’épisode Demain Ne Meurt Jamais Plus Jamais, un huit-clôt où ses incarnations au cinéma se font tuer les uns après les autres, ce qui permet d’ailleurs au dessinateur Liam Sharp de s’amuser à envoyer Roger Moore dans les mâchoires d’un requin muni d’ailerons à réaction. Aucune limite et c’est pour ça que c’est bon !

Olivier Badin

Judge Dredd : Souriez C’est La Loi, d’Al Ewing, Liam sharp, Simon Fraser & John Higgins. Delirium. 22€

05 Mai

Monkey Meat : de la monnaie de singe ?

Une petite bouchée de viande de singes pour le déjeuner ? Allez-y, c’est si bon, si populaire. Et leur patron est si sympathique… Une satire féroce et très colorée qui marque l’arrivée d’une future star, Juni Ba.

Entre deux gros pavés MARVEL rentabilisés avant leur atterrissage dans les bacs, c’est une bonne nouvelle de voir PANINI donner ainsi sa chance à de nouveaux auteurs, surtout avec des auteurs aussi atypiques et en même temps rafraichissants comme Juni Ba.

Originaire de Dakar mais établi en France, c’est pourtant aux Etats-Unis que cet artiste multicartes (dessin, scénario) a d’abord dû se faire la main. Moralité, Monkey Meat est sa première œuvre traduite en français. Mais c’est un vrai coup de cœur.

© Panini Graphic Novel / Panini

On parle ici du portrait d’une entreprise délirante ayant fait fortune en vendant de la viande de singe (d’où le titre) en boîte et vivant en vase clôt sur sa propre petite île. On tient évidemment là une critique assumée du capitalisme débridée mais aussi une critique drôle, acide même et surtout très pop. Son approche visuelle, s’inspire aussi bien des mangas que des tags urbains multicolores aperçus dans les rues de Dakar ou des artistes ‘déviants’ comme Mike Mignola, le créateur de Hellboy. Mais on retrouve aussi ici beaucoup l’influence de Jamie Hewlett, le papa de Tank Girl mais surtout de la partie graphique de Gorillaz : même explosion de couleurs et même façon d’alterner mouvements frénétiques et poses dramatiques, amplifiées par les mensurations décalées de ses personnages.

© Panini Graphic Novel / Panini

Au total, cinq petites histoires, cinq scénarios plutôt simples décrivant des dessous peu reluisants (expérimentations animales, conditions de travail déplorables etc.) laissant toute latitude à Ba pour se lâcher complètement sur le plan graphique, quitte à saturer des pages entières. Résultat, une espèce d’OVNI flamboyant, à l’éthique encore très underground et en même annonçant l’arrivée d’un vrai auteur à part. ‘Première fournée’ dixit l’accroche de couverture ? On attend la suite !

Olivier Badin

Monkey Meat – Première Fournée de Juni Ba. Panini Graphic Novel. 24 euros

22 Avr

Forgotten Blade ou partir à la rencontre de Dieu, l’épée à la main

Si le titre Forgotten Blade sonne comme, au choix, un jeu vidéo des années 90 ou comme la digression littéraire d’un jeu de rôle, ce n’est bien sûr pas innocent. Surtout connu pour ses séries d’animation (Gotham, Gremlins) le touche-à-tout américain Tze Chun réalise ici un grand écart plutôt réussi entre fantasy et science-fiction.

Voici le royaume des cinq rivières, monde hybride aussi technologique que moyenâgeux. Ruza dit ‘le crasseux’ y noie son désespoir dans l’alcool en espérant, un jour, trouvant enfin un adversaire « à sa mesure » pour résister aux assauts de son épée magique, la lame oubliée. Noa, elle, est une chamane dont le seul désir est de sauver l’âme de ses enfants, assassinés. Seule solution : rencontrer le Patriarche, être mystérieux que personne n’a jamais vu et qui est pourtant vénéré ici dans cette société très cadenassée comme un dieu. Les deux unissent leurs forces pour infiltrer la Citadelle, lieu de résidence supposée du dieu tout en ayant l’Inquisition à leurs trousses.

Forgotten Blade est très dense, c’est peu de le dire. Le tout est pourtant ramassé en un seul volume, alors qu’il y avait ici sûrement matière à donner naissance à une vraie saga et cette première réussite est due à son rythme nerveux et sa science du récit. Mais surtout, l’histoire réussit à nous emmener avec elle, tout en racontant deux quêtes personnelles pas si distinctes que cela. En fait, les personnages principaux cherchent toutes les deux une forme de rédemption dans un monde où la foi a été pervertie par les personnes mêmes qui étaient censées la protéger, transformant ainsi le récit en procès du fanatisme religieux. Et ce alors que le tout s’achève, justement, sur un acte de foi…

© TKO Studios & Ankama / Tze Chun & Toni Fejzula

Une grande partie de la réussite revient au dessinateur d’origine serbe Toni Fejzula : son style hachurée et crayonnée sert parfaitement le propos, autant dans son humanité que dans ses passages les plus grandioses. Dans ses moments les plus baroques, comme lorsque les deux conspirateurs traversent cette rivière des douleurs rouge sang, sa façon de découper les planches et de jouer sur plusieurs dominantes chromatiques amplifie le côté épique de l’action. Â noter un beau cahier graphique en bonus, soulignant la finesse de son trait.

© TKO Studios & Ankama / Tze Chun & Toni Fejzula

Aussi beau graphiquement que complexe sur le plan scénaristique, Forgotten Blade est donc une œuvre homérique, désespérée et en même temps pétrie par cette croyance inébranlable en l’être humain. Un vrai, beau récit fantastique.

 Olivier Badin

Forgotten Blade de Tze Chun & Toni Fejzula. TKO Studios & Ankama. 22,90 €

17 Mar

Grandville : un présent alternatif où les animaux ont pris la place des hommes et où la paranoïa est générale

La maison d’édition indépendante Delirium continue son œuvre de salubrité publique en rééditant l’univers du magazine britannique ‘déviant’ 2000 AD. Œuvre de l’un des auteurs phares de la revue publiée à part, Grandville est une passionnante uchronie policière.

Le plus fascinant avec ce premier tome de Grandville, ce sont ses différents niveaux de lecture.

On y trouve d’abord une uchronie assez subtile, c’est-à-dire une reconstruction fictive de l’histoire. Dans ce monde parallèle, tout diverge à partir de l’accession au pouvoir de Napoléon. Au lieu de perdre la bataille face aux anglais et d’être déchu, ici l’Empereur a remporté la victoire et envahit la perfide Albion avant d’y décapiter la famille royale. L’Angleterre est désormais gérée comme une sorte de colonie officiellement autonome mais avec lesquels les relations sont très tumultueuses.

La capitale de l’Empire est toujours Paris mais a été rebaptisée Grandville. L’action se passe dans un décor très steampunk, mélangeant technologie rétro-futuriste et décors et costumes d’inspiration Art Nouveau. En découle une atmosphère à la fois feutrée et décadente, entre un croisement entre les aventures d’Adèle Blanc-Sec, Sherlock Holmes et Jules Verne. Une impression renforcée par le souci du détail et les nombreux clins d’œil à la pop culture éparpillés à droite et à gauche – le lecteur peut par exemple au détour d’une case y croise les personnages de Bécassine ou Spirou – mais aussi à des artistes ayant réellement existé au tout début du XXème siècle, comme Alfred Mucha ou l’actrice Sarah Bernhardt. 

@ Delirium / Talbot

Mais le plus fascinant reste ce choix de personnages d’animaux anthropomorphes, parmi lesquels évoluent quelques êtres humains réduits à des tâches purement subalternes et transparents alors que leurs ‘maitres’, eux, s’aiment, se détestent, se battent ou débattent avec passion. Le héros de l’histoire l’illustre bien : envoyé par Scotland Yard pour enquêter sur une série de meurtres et de suicides mystérieux, L’inspecteur LeBrock semble d’abord évoquer (forcément) d’abord du 10, Downing Street avant d’évoluer vers quelque chose de plus ambigu, où son esprit de déduction n’est pas sa seule arme, ce qui le rend plus impitoyable et donc bien plus intéressant.

@ Delirium / Talbot

Enfin, l’ambiance lourde et complotiste dans laquelle ce premier volume baigne renvoie forcément à une époque un peu oubliée de l’histoire mondiale, celle de quasi-insurrection en Europe après la crise de 29. Une époque trouble où pullulaient alors sociétés secrètes et autres milice d’extrême droite (on pense beaucoup à la Cagoule) et d’extrême gauche, visant toutes à renverser le gouvernement en place. Un cadre paranoïaque où tout le monde était un potentiel ennemi… Ou une potentielle victime. Pas étonnant au final de retrouver derrière cette brillante aventure policière romanesque tordue ça l’un des auteurs phares de la revue 2000 AD (Judge Dredd, Nemesis) Bryan Talbot qui cumule ici les postes de scénariste et dessinateur.

 noter que par rapport à la première version française de 2011, celle-ci contient une trentaine de pages de bonus, avec croquis et commentaires de l’auteur. Enfin, un deuxième tome (sur cinq prévus au total) sortira le 7 avril prochain.

Olivier BADIN

Grandville de Bryan Talbot. Delirium. 22.

12 Jan

Pim Pam Poum, retour en enfance et à la naissance des comics strips

Après Hagar Dunor, c’est au tour des petits vauriens de Pim Pam Poum de revenir dans une réédition de qualité du même acabit, après avoir fait le bonheur des lecteurs du Journal de Mickey pendant des décennies. Un vrai bout d’histoire du neuvième art et un premier volume classieux de 250 pages.

Il y a deux niveaux d’intérêt avec ce très beau livre au format ‘à l’italienne’, c’est—dire s’étalant dans le sens de la largeur. Le premier est avant tout historique : sous sa première forme et sous le nom de The Katzenjammer Kids ce strip fut publié à partir de 1897, ce qui en fait l’un des tous premiers de l’histoire. L’autre est purement nostalgique car certains d’entre nous les ont connu dans les pages du Journal De Mickey, magazine où ils sont apparus pour la première fois en 1935-36 avant de revenir trente ans plus tard de façon épisodique, jusqu’en 1989. 

Renommée en VF Pim Pam Poum, cette bande dessinée a contribué à établir certaines des bases sur lesquelles le genre se repose encore aujourd’hui : un cadre unique (l’île imaginaire de Bongo), deux garnements toujours à la recherche de nouvelles bêtises à faire (Hans et Fritz), un souffre-douleur attitré (le Capitaine) plus la petite morale qu’il faut à la fin de chaque épisode.

© Urban Comics / Harold Knerr

Accessoirement, c’est aussi un cas d’école car suite à un désaccord entre leur créateur Rudolph Dirks et son premier éditeur, ce dernier l’a confié à partir de 1912 à un autre dessinateur Harold Knerr. Furieux, Dirks décide de continuer de publier sa version chez un éditeur concurrent. S’en suit un procès dont le jugement fait depuis jurisprudence, statuant qu’un personnage appartient à son éditeur, non pas à son créateur. Ce qui n’a pas empêché les deux séries de continuer d’exister, en parallèle.

© Urban Comics / Harold Knerr

Ce premier volume reprend la version de Knerr et les planches publiées à partir du 20 septembre 1936, soit les plus anciennes retrouvées dans un état jugé suffisamment acceptable. Dirks étant un immigré allemand, il avait glissé dans la version originale pas mal de références à sa culture germanique, notamment dans le choix des prénoms des héros ou dans les dialogues, mélange d’argot américain et allemand. Dans l’excellente introduction de ce volume, le spécialiste Tristan Lapoussière explique que ces traits ont dû être gommés dans la version française pour des raisons pratiques : impossible de retranscrire correctement nombre d’expressions intraduisibles de patois, à moins de les dénaturer. Les héros, aussi, ont été rebaptisés, devenant Pam et Poum, leur tante devenant, elle, Pim. 

© Urban Comics / Harold Knerr

Ces recadrages n’entachent en rien le rendu, bien au contraire. Grâce notamment au superbe travail de reproduction (du même niveau que celui effectué par le même éditeur pour les Dailies de Batman signés Bob Kane) et au séquençage étonnement moderne et dynamique pour un comics des années 30, le tout garde une fraicheur et une simplicité qui transcende assez vite son caractère historique. Oui, peut-être que la façon dont des personnages secondaires, comme le roi Bongo et ses sujets, sont décrits est un chouia caricaturale et cela fera peut-être tiquer ceux qui aujourd’hui considèrent qu’une BD comme Tintin Au Congo est trop colonialiste. Mais il faut remettre les choses dans leur contexte et ne pas oublier que la série s’adressait avant tout à des enfants des années 30, ni occulter le superbe travail de restauration effectué.

Olivier Badin

Pim Pam Poum – 1936 – 1942  de Harold Knerr. Urban Comics. 29 euros.

13 Déc

Bloodstar ou quand Richard Corben se frotte au papa de Conan et fait des étincelles

Après HP Lovecraft et Edgar Allan Poe, le grand prix Angoulême 2018 Richard Corben s’est aussi logiquement attaqué en 1975 à l’adaptation d’une œuvre du créateur de Conan le Barbare, Robert E. Howard. Le résultat est un Bloodstar crépusculaire, aujourd’hui enfin réédité plus de quarante ans après une première édition française dans la collection Métal Hurlant.

Extrait de la couverture © Delirium – Richard Corben & Robert E. Howard

Par contre, soyons clairs : même si c’est le nom de Howard qui l’on voit en premier sur la couverture, nous avons bien affaire ici à une œuvre avant tout dominée par Corben. Certes, dans les cas de Poe et Lovecraft, il avait approché le corpus avec révérence, mettant son art avant tout au service des textes originaux, véritables monuments de la littérature fantastique de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle. Or dans le cas de Bloodstar, et plus précisément de la nouvelle qui l’a inspiré La Vallée du Ver parue initialement en 1934, c’est comme si, à l’inverse, il avait décidé de s’attaquer volontairement à une œuvre mineure et peu connue afin de mieux la modeler à sa guise.

© Delirium – Richard Corben & Robert E. Howard

Après, il n’avait pas trop le choix non plus, vu que les éditions MARVEL avait déjà racheté (cher) les droits des personnages les plus connus de Robert E. Howard, en premier lieu Conan bien sûr mais aussi Kull… Cela dit, les thèmes étaient taillés pour lui : après un cataclysme qui a ravagé le globe, la Terre est revenue à l’état sauvage, les survivants étant revenus à une sorte d’âge de pierre, vivant désormais en tribu. Sur son lit de mort, un vieil homme raconte l’histoire de Bloodstar, homme banni par les siens pour avoir osé aimer une femme qui ne lui était pas destinée mais qui, pourtant, décide les sauver de l’extinction.

En soit, cette histoire contient la quintessence de ce qui a toujours été le fil directeur de nombreuses histoires de Corben : un héros solitaire, un destin tragique et solitaire auquel il ne peut se soustraire, la lâcheté des hommes, la transmission etc. En fait, le dessinateur a tellement retravaillé et tellement imprégné de son style l’histoire originale, aussi bien sur le plan graphique qu’en terme de dramaturgie, que la ‘patte’ pourtant en général assez imposante de Robert E. Howard s’efface très vite, lui laissant ainsi toute la place et lui permettant d’accoucher d’un roman graphique avant l’heure de haute volée.

© Delirium – Richard Corben & Robert E. Howard

Bloodstar est donc du pur Corben, superbement servi ici par un travail de reproduction aux petits oignons, mettant plus que jamais tous ses jeux d’ombres et de lumière qu’il affectionnait tant grâce à un noir et blanc classieux. Même lorsque le tout bascule dans l’horreur cosmique, le récit est toujours porté par une espèce de souffle quasi-hollywoodien, surtout dans les pages en préambule où il décrit l’agonie du globe. Oui, du grand Corben, dans une grande édition, encore une fois grâce aux éditions Delirium qui continue avec sérieux de réhabiliter en France depuis 2013 ce grand maître la bande dessinée américaine d’après-guerre.

Olivier Badin

Bloodstar, de Richard Corben & Robert E. Howard. Delirium. 25€