Chantre du comics indépendant de l’autre côté de l’Atlantique, Terry Moore est surtout connu pour sa série Strangers in Paradise, véritable saga et équivalent BD de la série TV reine des années 2000, Desperate Housewives, à mi-chemin entre sitcom, polar et comédie romantique. Alors que sa série phare a été rééditée l’année dernière en trois gros volumes, le Texan faisait un détour par Paris avant d’aller au festival d’Angoulême pour parler un peu de Motor Girl, série dont les dix épisodes ont été réunies en un seul livre dans sa traduction française. On a donc parler de sa dernière création, de Strangers in Paradise bien sûr et des femmes en particulier, vu que de toutes les façons les trois sont étroitement liés…
Avec son regard presque enfantin et son rire cristallin, Terry Moore ne fait pas vraiment son âge. Tout comme il trahit difficilement ses origines texanes : délicat avec toujours cette petite étoile brillante dans le coin des yeux, l’artiste est presque déstabilisant de simplicité. Qu’on ne s’y trompe pas pourtant : l’homme est déjà un monument de la BD américaine, et pas seulement parce qu’il est l’un des rares à avoir fait son trou hors des grands éditeurs établis. Du haut de ses plus de deux milles pages ( !) dans sa version française (et encore, la dernière suite en date n’a pas été encore traduite ici), « l’œuvre de ma vie » comme il le dit lui-même Strangers in Paradise est un véritable pavé autour duquel il a articulé toutes ses autres œuvres, de Echo à Rachel Rising et la petite dernière, bien que teintée de SF pas tout à fait sérieuse (mais peu de choses le sont avec lui), Motor Girl n’échappe pas à la règle.
Il semble que quoique tu fasses, tu seras toujours pour le public avant tout LE dessinateur de Strangers in Paradise. Est-ce que cela te va ?
Terry Moore. Oh oui, sans problèmes, Strangers in Paradise est un peu l’œuvre de ma vie, ma baleine blanche à moi et c’est si énorme que quoique je fasse, cela sera toujours quelque part dans le cadre. C’est un peu mon Moby Dick… (sourire)
Est-ce pour cette raison que dans tes autres séries, tu t’es amusé à établir des liens plus ou moins forts avec, justement, l’univers de Strangers in Paradise ?
T. Moore. Cette question risque de t’amener dans le trou de lapin, attention ! (il fait ainsi référence à ‘Alice au pays des merveilles’ et la porte supposée l’emmener dans un autre monde – ndr) Donc oui, toutes ces histoires se passent à la même époque et dans le même univers on va dire donc techniquement, ces différents personnages pourraient tout à fait se rencontrer et d’ailleurs, c’est ce qui se passe dans Strangers in Paradise XXV qui vient de sortir aux Etats-Unis et qui les unit donc toutes entre elles.
Est-ce que c’était prévu dès le départ ?
T. Moore. Non. Â la base, je n’avais en tête qu’une seule histoire, centrée exclusivement autour de l’histoire d’amour entre Katchoo et Francine, deux paumées. Après, j’ai tout de suite pensé que je pourrais en quelque sorte par exemple faire toute une série sur le quartier où elles vivaient, en dédiant une histoire par foyer de résidents. Mais petit-à-petit, la chose a débordé ce petit cadre et très vite, je me suis rendu compte que ma propre création m’avait un peu dépassé, devenant un monde à part entière que je ne cesse depuis de remplir.
L’un de tes traits de caractère est ce besoin que tu as de partir de situations ordinaires, une histoire d’amour entre deux personnes par exemple sur Strangers in Paradise, et d’y injecter à chaque fois des éléments complètement inattendus, comme le passé criminel de Katchoo ou ces petits hommes verts rigolos dans Motor Girl…
T. Moore. J’adore l’idée de dépeindre des personnages ordinaires se retrouvant dans des situations extraordinaires. Regarde Spider-Man, c’est un peu la même chose, l’histoire d’un adolescent timide qui se fait un jour piqué par une araignée radioactive et qui devient un super-héros… J’avoue d’ailleurs que c’est la partie de la saga que je préfère ! Dès qu’il s’allie avec les Avengers et qu’ils essayent de sauver le monde, cela ne m’intéresse plus ! J’aime l’idée qu’une histoire te transporte ailleurs, tout en restant plus ou moins crédible. Et puis je n’oublie pas que je suis artiste de comics. Si Strangers in Paradise se résumait à une banale histoire d’amour, cela ressemblerait trop à un mauvais sitcom non ? Alors qu’en tant que dessinateur, je n’ai aucune limite de moyens, je peux dessiner ce que je veux pour rendre une histoire ordinaire extraordinaire.
Dans Motor Girl, le personnage central, Samantha, est accompagné par un gorille imaginaire qu’elle est la seule à voir et avoir des conversations avec. Difficile de ne penser à Calvin et à son tigre imaginaire Hobbes…
T. Moore. (sourire) J’aimais bien l’idée d’avoir un mâle alpha dans l’histoire. Tout est parti de l’idée d’une série que j’avais eue il y a quelques années. J’avais prévu d’en être le personnage central et sur les croquis préparatoires, je m’étais représenté comme un type un peu gauche et maladroit. J’avais même commencé à dessiner une première histoire où je me retrouvais à inviter à diner mon voisin ultra-macho et viril que j’avais imaginé, justement, en gorille avec un costard trop petit pour lui. J’aimais bien cette idée et je l’ai donc recyclé pour Motor Girl en quelque sorte. Et puis en lui collant un gorille aux basques, j’étais ainsi sûr qu’il n’y avait aucun risque qu’elle soit draguée par qui que ce soit car soyons honnête, aucun homme ne peut lutter face à un gorille ! Je comprends le parallèle avec Calvin & Hobbes, en fait je pense que cette idée d’ami imaginaire est presque un genre en soit. J’adore aussi par exemple le film Harvey de 1950 où James Stewart a pour un ami un lapin imaginaire de deux mètres de haut… Donc Motor Girl est un peu ma contribution à ce mythe.
Sauf que tu es, limite, sadique avec le lecteur car sans en dévoiler trop, on comprend assez vite que ce gorille est en fait le symptôme d’un traumatisme profond qui tourmente l’héroïne. Donc d’un côté tu espères qu’elle va en sortir et de l’autre, tu sais que si c’est le cas, ce gorille auquel on finit par s’attacher disparaîtra de facto…
T. Moore. Mais c’est exactement pour ça que cela m’intéressait. C’est le syndrome Roméo & Juliette tu sais, ah c’est beau, tu es amoureuse ah mais non, pas de ce garçon-là, surtout pas ! (sourire) Sur le plan dramaturgique, on peut faire plein de choses avec ce genre d’amour condamné d’avance. Si elle voit ce gorille, c’est parce que lors de sa dernière mission en Irak en tant que soldat, un petit garçon lui a confié son doudou gorille avant de mourir alors qu’elle essayait de le sauver. Donc cette peluche devenue un être à part entière à ses yeux représente la culpabilité avec elle est doit vivre depuis, mais dont elle sait qu’elle devra, un jour, se séparer.
Est-ce pour contrebalancer ce sous-texte assez dur que tu as rajouté les personnages de Vic et Larry, deux hommes de main gaffeurs et pas si méchants que ça ?
T. Moore. J’avais besoin de cet élément de burlesque pour retrouver un certain équilibre, sinon rien qu’avec cette thématique assez dure et ses références à la guerre en Irak et autres, Motor Girl aurait été trop noir. Et puis il y a toujours besoin d’un rayon d’espoir au bout du tunnel, sinon pourquoi continuer à vivre ? Après, c’est aussi comme ça que je fonctionne, je peux me retrouver à un enterrement et malgré tout y trouver l’inspiration pour un gag par exemple. Que veux-tu, je suis un peu bizarre… (sourire)
Tes personnages principaux sont tous des femmes. Est-ce parce qu’en tant qu’auteur, tu les trouves, disons, plus intéressantes ?
T. Moore. Oui. Mettons que toi et moi, nous nous retrouvions confrontés à un grave problème. En tant que homme, nous aurions alors, dans le meilleur des cas, trois options : taper dessus, le brûler ou tout simplement courir dans la direction opposée le plus vite possible… Alors qu’une femme aura, je ne sais pas, cinq ou six autres idées : lui parler, le comprendre, l’aider etc. C’est la nature humaine et c’est pour ça qu’en tant qu’auteur, les femmes sont beaucoup plus intéressantes, oui.
Si tout ton univers est connecté comme tu le dis, est-ce que cela veut dire que nous allons retrouver à un moment Samantha ?
T. Moore. Oui, d’ailleurs lorsque la suite de Strangers in Paradise XXV sortira en France, tu comprendras ce que je veux dire. La fin de Motor Girl laisse volontairement plusieurs questions en suspens : qu’est-ce qui lui arrive ? Où est-elle partie ? Comment vieilli t’elle ? Le lecteur pourra trouver toutes les réponses à ses questions avec Strangers in Paradise XXV.
Est-ce que cette dernière série sera le point final de la saga ?
T. Moore. J’espère que non. D’ailleurs, même si je ne peux pas tout te dévoiler, disons queStrangers in Paradise XXV se termine sur une note, disons, assez salée et avec un gros, gros souci à résoudre. Donc il va bien falloir à un moment que je règle ça ! Après, j’ai soixante-quatre ans et j’ai beau un hyperactif, je ressens le besoin actuellement de lever un peu le pied. En tous cas, c’est ce que ma femme me dit (sourire) donc cela risque de prendre un certain temps. Mais cela arrivera.Strangers in Paradise est l’œuvre de ma vie donc tant que je respire, je compte bien la perpétuer.
Des rumeurs parlent d’une adaptation ciné de Strangers in Paradise. Tu confirmes ?
T. Moore. Oui, même si je ne peux pas te dire grand-chose. Sauf que le casting est plus ou moins bouclé et le choix des actrices principales risquent d’en surprendre plus d’un ! Si tout se passe bien, cela devrait sortir l’année prochaine.
Propos recueillis par Olivier Badin à Paris le 23 Janvier