18 Fév

Rencontre avec Le Cil Vert, auteur de l’album Une Vie toute tracée paru chez Delcourt

Après Un Faux boulot et Rentre dans le moule, l’auteur Sylvere Jouin, alias Le Cil Vert, publie Une Vie toute tracée, la suite d’une autobiographie romancée. Interview…
Le Cil Vert © Chloé Vollmer-Lo

Tu es un ancien élève de l’Ecole nationale supérieure d’arts et métiers qui forme des ingénieurs. Comment se retrouve-t-on auteur de bande dessinée ?

Sylvere. C’est vrai qu’à première vue, ce n’est pas forcément la voie la plus directe pour devenir auteur de bandes dessinées… mais entre nous, s’il y avait une voie rapide, ça se saurait ! Plus sérieusement, j’ai eu de la chance de faire ces études et je ne regrette rien, mais ce qui a été important pour moi finalement, c’est de ne pas avoir essayé d’en faire quelque chose, d’être ingénieur et d’essayer de faire de la BD en parallèle. Les deux sont des boulots à part entière. J’ai finalement commencé par dessiner dans des magazines écolos, puis j’ai participé à des projets d’illustrations pour des ONG. Je travaille beaucoup pour me rassurer en fait. Je dois avoir peur du vide.

Un jour, en sortant d’une expo de Chris Ware à la galerie Martel, je me suis assis dans un bar et j’ai écrit 20 pages. Une histoire d’un gars qui travaille dans un abattoir à poulets appartenant à son oncle. C’était pas son idée à la base, c’était celle de sa mère « pour l’aider » parce qu’il était au fond du trou. Je l’ai envoyée à Lewis Trondheim et il m’a publié dans la revue Papier, il y avait un spécial « famille », ça tombait bien. C’est peut-être ça qui m’a fait devenir auteur de BD. Une expo, un abattoir à poulets et Lewis Trondheim !

© Éditions Delcourt, 2021 – Le cil vert

Comme les deux albums précédents, Une Vie toute tracée est une BD autobiographique. Pourquoi avoir appelé ton personnage Jean et non Sylvere ?

Sylvere. Ma toute première BD, publiée en auto-édition s’appelait Le Scaphandre fêlé. C’était mon histoire, celle de Sylvere et c’était bizarre pour mes quelques premiers lecteurs de lire mon histoire sans distance, d’être comme des voyeurs. Et puis, je me suis dis que je n’étais pas non plus Barack Obama, très vite je me suis rendu compte que ma vie n’intéresserait personne. J’ai eu la chance de commencer une psychanalyse et j’ai appris à prendre de la distance avec moi-même.

Finalement, je dirais aussi que ce n’est pas si mal de proclamer que ce n’est pas vraiment mon histoire, on peut raconter des horreurs sur les gens en disant que ce n’est pas vraiment eux non plus.

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La chronique de l’album à lire ici 

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Entre la mort de ton père et ton départ pour Prague, quinze années se sont en fait écoulées. Pourquoi avoir contracté le temps ainsi ? 

Sylvere. Parce que j’ai une DeLorean dans mon garage et que ça serait dommage de ne pas l’utiliser Doc ! Pour moi écrire une histoire c’est surfer sur une vague et ensuite tirer sur un fil et faire un parallèle avec mon histoire. Par exemple, dans Un faux boulot, ma première BD, j’ai parlé des séjours que j’ai animés pour des personnes adultes handicapées. Je n’ai pas parlé des séjours, ça existe déjà en BD, en film, en livres etc… J’ai parlé de vacanciers que j’ai rencontrés qui avaient une vie normale ou plutôt dans la norme et qui, après un choc énorme, se sont réfugiés dans l’alcool ou le cannabis pour ne plus avoir à revenir parmi nous. J’avais d’énormes crises d’angoisses à l’époque. J’avais même peur d’avoir peur et je m’enfermais chez moi, et dans ma névrose. J’étais comme ces vacanciers, ou du moins j’avais peur de leur ressembler de plus en plus… le choc de la mort de mon père m’avait complètement fait perdre pied, et je me suis retrouvé à écrire beaucoup comme pour m’échapper.

Pour cette BD, la vague qui m’emmène est l’expatriation, partir pour Prague c’est marcher comme sur une page blanche. J’ai rencontré pas mal d’immigrés français (parfois ils s’appellent entre eux des expats, ça fait plus classe) qui fuyaient la France pas forcement à cause du fisc, mais plutôt à cause d’une famille trop toxique, un passé lourd à porter. Je me suis dit que pour Jean, ce passé était tout trouvé : la vente de la maison familiale après la mort de son père.

© Éditions Delcourt, 2021 – Le cil vert

Plus qu’une autobiographie, il s’agit d’une autofiction finalement…

Sylvere. Oui, une autofiction, complètement. Je me rends compte qu’il faut que je demande à réécrire tous les dossiers de presse de mes dernières BD parce que je n’ai parlé que d’autobiographie, mais en fait j’ai négligé le coté fiction. Mes histoires sont le mélange d’un tiers de réalité, un tiers d’imaginaire et un tiers d’inconnu ou plutôt de  laisser jouer ensemble les personnages et de voir ce qui va en sortir. Quand je commence une BD, comme une journée d’ailleurs, je ne sais pas comment elle va finir. Des fois, on a vraiment envie de décoller de son lit et de dévorer le monde à pleine dent et parfois, c’est lundi matin et il pleut. Écrire, pour moi, c’est un peu pareil.

L’autodérision est permanente dans l’album, un moyen de prendre de la distance avec ton personnage et ton parcours ?

Sylvere. J’imagine que oui, ça m’aide. Et puis le deuil, la mort, la remise en question, les changements de vie ce n’est pas très vendeur. Je sais qu’on nous vend du divertissement à longueur de télé et que se marrer n’est pas suffisant pour se maintenir en vie mais parfois ça peut aider à faire passer la pilule surtout si le message est derrière. J’ai toujours peur d’être comme le vieux gars dans L’Étoile mystérieuse de Tintin qui au début de l’album tape dans une casserole en criant « c’est la fin du monde ». On vaut mieux que ça, je pense.

Tu vis depuis peu à Nantes avec ta nouvelle compagne, une Tchèque. Est-ce que cette nouvelle « vie toute tracée » dans une ville que tu découvres et apprécies je crois fera l’objet d’un prochain album ? 

Sylvere. J’écris toujours la suite de cette histoire. Alors oui, il y aurait potentiellement une suite ! Encore faut-il que je puisse trouver la vague dont je parlais tout à l’heure, mais j’y travaille ! Et je serai ravi de dessiner Nantes, y planter mes personnages, mais cette fois ils ne suivront certainement pas un fil rouge comme dans Une vie toute tracée, plutôt une ligne verte !

Propos recueillis par Eric Guillaud le 17 février 2021

Pour suivre Le Cil Vert c’est ici

18 Jan

Prix BD Fnac France Inter 2022. Rencontre avec Xavier Coste, auteur de la magnifique adaptation de 1984 chez Sarbacane

Il en rêvait depuis son adolescence, c’est fait ! Xavier Coste vient de sortir aux éditions Sarbacane une adaptation en bande dessinée de 1984, le roman culte de George Orwell, le tout avec le soutien indéfectible de son éditeur, les éloges de la presse spécialisée et l’engouement affiché du public. Comment vit-il ce moment forcément intense lui qui, il y a presque 10 ans, à l’occasion de son premier livre, nous confiait déjà ici-même son amour pour la science-fiction ? Réponse ici et maintenant…

Je t’avais interviewé en 2012 autour de ton premier album, une biographie romancée du peintre autrichien Egon Schiele. C’était d’ailleurs ta toute première interview je crois. Aujourd’hui, tu fais la couverture d’un magazine de référence comme dBD avec 10 pages d’interview. C’est le début de la consécration ? En quoi ton regard sur la BD a-t-il pu changer après toutes ces années ?

Xavier Coste. C’était ma première interview et je m’en souviens très bien. Aujourd’hui ce qu’il m’arrive avec la sortie de 1984 est incroyable ! Dès la sortie l’accueil en librairie et en presse a vraiment dépassé mes attentes. On a lancé la réimpression au bout de quelques jours seulement. Je savoure ma chance d’avoir un livre qui fonctionne aussi bien, d’autant que ça n’a pas toujours été le cas. A titre de comparaison, même si certains de mes albums se sont fait remarquer, surtout le premier sur Egon Schiele, la réimpression n’avait été faite qu’au bout de trois ans, pour le même tirage au départ. Ici c’est trois jours !

Clairement il se passe quelque chose, et j’espère que ça me permettra d’avoir une visibilité supplémentaire sur mes prochains albums. Quand j’ai commencé il y a une dizaine d’années, je pense qu’il y avait de la place pour plus d’auteurs, et c’est devenu très compliqué pour la majorité d’en vivre correctement ou de faire remarquer son travail, quel qu’en soit la qualité. En cela mon regard a changé sur la bd.

Je vois régulièrement de très bons livres passer assez inaperçu.

De l’ébauche à la page finale © Sarbacane / Coste

Sept albums en neuf ans si je compte bien. C’est beaucoup surtout quand on sait qu’un livre comme Rimbaud l’indésirable fait plus de 100 pages ou 1984 plus de 200. Il faut être audacieux aujourd’hui pour se faire une place dans le milieu de la BD ?

Xavier Coste. C’est beaucoup d’années de travail, et j’essaie pour chaque projet d’aller au bout de ma démarche, et de ne pas me limiter en termes de pagination. C’est compliqué de se faire une place aujourd’hui, car les livres ont une durée de vie de plus en plus courte en rayon, à moins de se faire remarquer dès la sortie. Avec les années, j’ai vu à quel point ça s’accélérait et c’est une chose avec laquelle j’ai du mal, car un album représente souvent un ou deux ans de travail. D’une certaine manière je pense qu’il faut être audacieux en bd aujourd’hui, car c’est difficile pour tous les auteurs, et à mon avis il faut vraiment tenter ce que l’on a envie de faire et se faire confiance.

J’essaie d’être le plus sincère possible dans mon travail. Quand j’ai commencé à travailler sur ma version de 1984, en format carré, avec un pop-up, beaucoup de gens du milieu me freinaient et me disaient que c’était une erreur et que ça pourrait même rebuter les lecteurs. L’accueil qu’on reçoit montre au contraire qu’il y a une vraie attente pour des livres différents et c’est un très bon signal. On est très fiers avec Sarbacane d’avoir sorti le livre qu’on rêvait de faire, sans compromis. C’était un vrai pari, car faire un pop-up coûte extrêmement cher, et nous nous sommes compliqués la tâche en faisant un pop-up difficile à réaliser.

L’éditeur m’a permis de faire le livre tel que je l’imaginais, et m’a même aidé à aller plus loin, car le pop-up réservé à la première édition est son idée. Je n’aurais même pas osé en rêver !

De l’ébauche à la page finale © Sarbacane / Coste

Est-ce que ce n’était pas un peu effrayant tout de même de partir sur l’adaptation d’un roman comme 1984, une référence en SF, une référence tout court ?

Xavier Coste. Cela fait 15 ans que ce projet m’obsède. J’ai découvert le roman d’Orwell quand j’étais adolescent et dès la première lecture j’ai eu envie de l’adapter en bande dessinée. Ça a toujours été une évidence pour moi, j’avais beaucoup d’images en tête pour l’adapter. De ce fait, d’une certaine manière je ne me suis pas posé de questions au départ, et j’avais l’énergie et la fougue de la jeunesse, j’étais guidé par mon instinct.

Pour des questions de droits je n’ai pas pu réaliser ce projet jusqu’à maintenant, et pendant longtemps j’ai cru que je ne pourrais pas le concrétiser. Ça restait un projet lointain dans ma tête, dont j’avais une idée assez précise et que je finissais par idéaliser. Quand le moment est enfin venu de me mettre à travailler dessus, et que je me suis retrouvé face à une page blanche, ça a été comme un saut dans le vide.

C’était clair pour moi : il fallait que je fasse cet album comme si c’était le dernier. J’ai mis tout ce que je pouvais dedans.

Page de garde © Sarbacane / Coste

Avec la crise sanitaire, les restrictions de mouvement, les obligations de distanciations sociales, certains évoquent à tort et à travers le retour de Big Brother. Qu’en penses-tu ? Comment as-tu vécu, comment vis-tu encore ces moments anxiogènes ?

Xavier Coste. J’ai mal vécu cela, j’avais l’impression d’être devenu fou et de vivre dans ma bande dessinée ! J’ai passé presque 3 ans à faire cette adaptation de 1984, et j’étais en plein bouclage quand le premier confinement a eu lieu. Ce qui me plait dans mon travail d’auteur de bande dessinée c’est justement d’échapper à l’actualité, et de créer ou de dessiner un monde qui n’a rien à voir avec notre quotidien.

Ces restrictions de liberté m’ont posé beaucoup de questions, et j’ai trouvé les attestations de déplacement tellement ubuesques que j’ai souhaité en intégrer une en page de titre, tant c’est le genre de détails crédibles dans le monde de 1984. Je regrette par contre que 1984 soit aujourd’hui sur-cité, parfois pour de mauvaises raisons, et cela peut être réducteur.

Il ne faut pas oublier que si 1984 dépeint à la perfection un pouvoir totalitaire et son fonctionnement, c’est aussi une histoire d’amour.

Recherche pour le pop-up © Sarbacane / Coste

Comment se remet-on au travail après un tel projet ? Sur quoi planches-tu aujourd’hui ?

Xavier Coste. Difficilement ! Lire 1984 est un uppercut, et ne laisse pas le lecteur indemne. Pour dessiner un livre, j’ai ce besoin de me plonger entièrement dans l’ambiance, sinon le dessin sonne faux, et autant vous dire qu’ici c’était assez lourd. Une fois que le livre a été achevé j’ai fait une grosse pause, qui était nécessaire, et j’ai bien cru que je n’arriverais plus à faire d’album tant j’y avais mis toute mon énergie. Mais aujourd’hui l’envie est là, plus que jamais avec l’accueil que mon livre reçoit ! Je travaille sur deux nouveaux projets de bande dessinée très différents, toujours chez Sarbacane, dont l’un avec Martin Trystram au scénario. J’espère arriver à surprendre le lecteur en proposant encore une histoire et un sujet bien différents ! Je suis content de travailler avec un éditeur qui me fait autant confiance et me laisse une liberté totale.

Merci Xavier, propos recueillis par Eric Guillaud le 17 janvier 2021

À lire aussi la chronique de l’album ici et la très bonne interview du magazine dBD dans le numéro 149 de décembre janvier 2020 2021

1984, de Xavier Coste. Sarbacane. 35€

16 Oct

Seul au monde : une bande dessinée sur le Vendée Globe 2016 de Sébastien Destremau

Seul au monde, face aux éléments, face à lui-même ! En 124 jours, Sébastien Destremau faisait son tour du monde en solitaire et sans escale. Des Sables-d’Olonne aux Sables-d’Olonne, plus de 20 000 milles entre les deux et un livre à l’arrivée, aujourd’hui adapté en BD par Serge Fino chez Glénat.

C’était en 2012 sur le ponton du Vendée Globe. Sébastien Destremau décidait de prendre le départ de la future édition. Lui, le néophyte de la course au large, de la navigation en solitaire, sans un sou, s’embarquait dans une aventure au longs cours dont il ne savait s’il verrait le bout.

Pourtant, quatre ans plus tard, en novembre 2016 le skipper toulonnais est bien sur le départ de la mythique course autour du monde à bord de son voilier FaceOcéan. Après 124 jours 12 heure 38 minutes et 18 secondes de navigation, de tempêtes, de pétoles, d’avaries, de joies et de frayeurs, Sébastien Destremau remonte le chenal des Sables-d’Olonne, 18e, bon dernier au classement, avec un titre, celui de coqueluche de la huitième édition. 

De cette aventure hors-norme, le skipper en tire un livre paru en juin 2017 chez Xo Editions, Seul au monde, 124 jours dans l’enfer du Vendée Globe. En 2019, Serge Fino lance une adaptation en bande dessinée, fidèle au roman, sensible et humaine. Le deuxième volet est sorti à quelques jours du départ de cette édition 2020.

L’Interview ici

28 Sep

Granit rouge, entre fiction et réflexion, la nouvelle BD du tandem mayennais Horellou – Le Lay

Faire de la bande dessinée, c’est bien. Faire de la bande dessinée avec du sens, c’est pas mal aussi. Alexis Horellou et Delphine Le Lay y sont particulièrement attentifs depuis toujours. Ils reviennent avec un nouvel album et un thème important en ces temps de Covid : le lien social. Interview…

Qu’ils s’adressent aux adultes ou aux enfants, en mode documentaire ou en mode fiction, le temps d’un one-shot ou d’une série, Alexis Horellou et Delphine Le Lay ont toujours affiché une identique volonté d’aborder dans leurs récits les grands sujets de société, en dénonçant ici le nucléaire ou la spéculation financière, en prônant là la solidarité, la décroissance, la consommation raisonnée ou le zéro déchet. 

La suite ici

05 Sep

La BD fait sa rentrée. Eclats et Cicatrices : un diptyque à la fois intimiste et universel du Hollandais Erik de Graaf (ENTRETIEN)

Elle s’appelle Esther, lui, Victor. Elle est juive, lui non. Ils sont amoureux mais la guerre va les séparer. Lorsqu’ils finissent par se retrouver, le monde a changé, plus rien ne ressemble à avant, la famille, les amis, pour certains, ne sont plus là. Quant à l’amour…

Eclats et Cicatrices, deux volumes pour une seule et même histoire, une histoire intime au coeur de la grande histoire. Nous sommes en 1946, Esther et Victor se retrouvent après des années de séparation. La guerre est passée par là avec son cortège d’horreurs, de trahisons, de chagrins, mais aussi, parfois, ses actes de bravoures et ses histoires d’amour.

En 1939, Esther et Victor s’aimaient, l’avenir leur appartenait, ils parlaient mariage, enfants, avant que les Allemands n’envisagent d’envahir le pays. Victor est mobilisé, Esther s’enfuit, les Allemands débarquent, le gouvernement capitule, c’est le début de l’occupation. Certains Néerlandais optent pour la collaboration, d’autres rejoignent la résistance, comme Victor. Les années passent…

Lorsqu’ils se retrouvent par hasard en 1946, Esther et Victor ont des années de vie à se raconter. Défile alors en une succession de flashbacks le récit de la guerre, de leur guerre. Aucun sensationnalisme ici, Erik de Graaf s’attache plutôt à décrire les émotions et un quotidien plus souvent ordinaire qu’extraordinaire. C’est la marque de fabrique de l’auteur. Comme il nous le confie dans cette interview, ce qu’il aime avant tout, c’est raconter des « histoires personnelles avec de la profondeur » et contribuer à sa manière à entretenir la mémoire collective.

Erik de Graaf © Thijs van Mastrigt.

On vous connaît peu en France. Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Erik de Graaf. À l’origine, je suis graphiste et cogérant d’une agence de design. La bande dessinée a commencé de façon thérapeutique quand j’étais à la maison suite à un burn-out, il y a des années. C’est maintenant devenu ma deuxième profession.

On vous classe dans la catégorie ligne claire. On est pourtant bien loin d’un graphisme à la Chaland ou même à la Serge Clerc. Qu’est-ce qui vous rapproche selon vous de ces deux artistes que vous citez régulièrement parmi vos influences ?

Erik. Ils m’ont particulièrement inspiré pour développer un style élégant et clair, tant dans les lignes que dans l’utilisation de la couleur. J’ai ensuite cherché et trouvé ma propre voie dans ce domaine, où mon arrière-plan graphique est indéniablement présent. Mon style est plus hollandais, plus calme et plus simple. Quelqu’un l’a récemment appelé « l’hyper ligne-claire ».

Le diptyque Eclats/Cicatrices est votre deuxième roman graphique. Il raconte une histoire d’amour sur fond de guerre. Comment est né ce projet ?

Erik. J’ai été inspiré lorsque j’ai lu un article de journal à la fin des années 1990 qui décrivait comment les voisins, les amis, la famille se sont attaqués, voire se sont suicidés pendant la guerre en ex-Yougoslavie alors qu’ils vivaient auparavant en bonne harmonie. Cela m’a montré ce qu’un conflit armé peut faire aux gens ordinaires. J’ai « projeté » ça sur la Seconde Guerre Mondiale parce que c’est plus proche de moi parce que j’ai grandi avec ça pendant les cours d’histoire à l’école et ma grand-mère m’en a beaucoup parlé.

Je voulais aussi montrer comment de tels événements laissent des cicatrices à jamais et ont un impact durable sur la vie des gens.

© Dupuis – Champaka Brussels / de Graaf

Quelle vision aviez-vous de la guerre avant ce roman graphique?

Erik. Une vision plus myope. Je pensais davantage à qui avait eu raison et tort pendant la guerre. C’est aussi ce que j’avais appris dans ces cours d’histoire à l’école dans les années 1970.

Votre travail sur Éclats et Cicatrices a-t-il modifié cette vision ?

Erik. Sans aucun doute ! En lisant beaucoup et en me documentant, j’ai découvert que les choses sont souvent plus nuancées, que l’histoire n’est pas toujours noire ou blanche. Il y a souvent beaucoup de tons gris à découvrir si vous plongez dans les histoires. Cela ne veut pas dire que des choses terribles se sont produites, bien sûr.

Globalement, quelle place occupe la seconde guerre mondiale dans la mémoire collective des Hollandais ?

Erik. Très importante ! Cette année, nous avons célébré 75 ans de libération. Malheureusement, de nombreuses festivités n’ont pas pu avoir lieu à cause de la Covid-19.

Même aujourd’hui, nous devons continuer à raconter l’histoire de la Seconde Guerre mondiale aux jeunes générations pour leur montrer la grande importance de la liberté. J’essaye d’y contribuer avec mes livres.

© Dupuis – Champaka Brussels / de Graaf

Quel message aimeriez-vous faire passer par ce récit ?

Erik. Ne jugez pas trop vite quelqu’un ou quelque chose. Plongez-vous dedans et ne formez votre opinion qu’alors car souvent les choses sont plus nuancées et les choses ne sont pas si noires et blanches. Je pense que c’est un son important à cette époque où le populisme est de plus en plus présent et gagne en puissance.

Quel regard portez-vous sur la production (cinéma, littérature…) autour de la deuxième guerre mondiale ? Quelles peuvent être vos références dans ce domaine ?

Erik. J’aime vraiment les histoires personnelles avec de la profondeur que ce soit dans la bande dessinée, la littérature, les documentaires et les films. Par exemple, La guerre d’Alan d’Emmanuel Guibert, ou Moi, Rene Tardi par Jacques Tardi. Le roman sur la vie de Johannes Post, membre de la résistance hollandaise, ou un film comme Le Pianiste.

Est-ce qu’il y une BD qui vous a particulièrement marqué ?

Erik. Le livre Heimat de Nora Krug. En tant qu’Allemande vivant à New York, elle avait honte de ses origines. Après avoir parlé à une femme juive qui a survécu à l’Holocauste, elle a décidé de se plonger dans sa propre histoire familiale. Elle voulait savoir ce que sa famille avait fait pendant la guerre. Le livre est une quête passionnante magnifiquement représentée.

Et demain ? Vos projets ?

Erik. Je travaille sur un hommage sans texte à mon grand « héros » Yves Chaland. Toutes les pages sont dessinées et je vais bientôt commencer à colorier.

Merci Erik, propos recueillis le 4 septembre 2020

Eric Guillaud 

Eclats et Cicatrices, d’Erik de Graaf. Dupuis / Champaka Brussels. 25€ le volume

03 Juil

Rencontre avec Lucie Quéméner, auteure de l’album Baume du tigre

Issue de la promotion Arthur de Pins de l’Académie Brassart Delcourt, Lucie Quéméner signe ici son premier roman graphique. Une histoire d’immigration, d’intégration et d’émancipation féminine au sein d’une famille d’origine chinoise. Interview…

© Vollermlo

Baume du Tigre n’est pas à proprement parler une autobiographie mais fait tout de même écho à l’histoire de ta famille. Plus précisément ?

J’ai voulu retranscrire dans ma BD mon expérience en temps que troisième génération d’une famille issue de l’immigration asiatique.
J’ai créé un scénario de fiction dont la famille imaginaire aurait des problématiques s’inspirant de celles que j’ai ressenti dans ma propre famille: après le traumatisme de l’immigration et du racisme, les possibilité d’accomplissement personnel s’ouvrent de plus en plus au fur et à mesure des générations suivantes, et il faut alors savoir quoi faire de ce qui était un luxe pour nos parents ou nos grand-parents, et qui devient alors une responsabilité pour nous.
J’ai construit cet album autour de ce thème et me suis appuyée sur les choses que j’ai pu vivre et observer pour mieux imaginer et écrire mon récit.

© Delcourt / Quéméner

Comment t’est venue l’idée de ce récit ?

J’avais depuis longtemps l’envie d’une histoire où les actions d’individus sont expliquées par les actions des générations qui leur précèdent. Avec l’idée d’un album dont le titre serait « Baume du tigre », j’ai pensé que parler de la culture chinoise, où la relation parent-enfant est si importante, serait un bon moyen de revenir sur une histoire multi-générationnelle. Le thème de l’immigration est venu ensuite logiquement.
L’idée d’une maison au bord de la mer, éloignée de tout, a fixé une trame pour le scénario, puisqu’elle induit intuitivement l’idée d’un cercle familial très isolé du reste de la société, renfermé sur lui-même, oppressant, mais aussi une idée de fuite pour aller vers la ville, et l’histoire s’est structurée autour de ça.

© Delcourt / Quéméner

Et quelle est son ambition ?

Là où on se représente la plupart des récits d’immigration comme racontant la traversée d’une frontière, j’avais envie de prendre cette idée à contre-pied et de faire un anti-récit de migrant, où l’intrigue démarrerait une fois que tout est réglé et que les personnages sont installés dans leur pays d’accueil.

Ensuite, j’ai aussi voulu essayer de faire une histoire qui soit chinoise dans le fond et pas dans la forme.
On devrait pouvoir écrire des fictions sur la culture chinoise sans qu’il y ait des motifs de dragons et des lampions dans chaque plan du décor, mais beaucoup de ce genre de décorum, souvent cliché, est utilisé dès qu’on évoque la Chine. C’est souvent quelque chose qui est évité dans les récits type « témoignage d’un Français en Chine », mais qui par essence portent un regard extérieur et étranger sur la culture du pays ou le vécu de ses habitants.
Bien sûr, toutes ces bandes dessinées contribuent à la richesse et à la variété de la production et sont donc importantes. Mais, parce que je ne l’ai pas vu évoquée si souvent, et surtout en BD, il m’a semblé d’autant plus important de parler de la culture chinoise à travers ses thèmes, en l’occurrence celui de l’immigration et la diaspora, la structure familiale chinoise traditionnelle, la conception de l’amour parental et filial, etc… sans faire appel à l’esthétique et au graphisme qu’on lui attribue souvent.

© Delcourt / Quéméner

Première BD et déjà un prix. Comment le vis-tu ? 

Les choses se sont un peu accélérées depuis ce prix, et passer de presque deux ans à travailler chez soi sans voir personne, à parler à la radio en direct, ça représente un changement assez déconcertant !
Mais ce prix est extrêmement encourageant bien sûr. Il l’est d’abord d’une manière très concrète, puisque qu’il a entraîné l’intérêt de la part de médias, de librairies, etc.. ce qui représente une avancée significative vers l’espoir de continuer à faire des bandes dessinées encore quelques temps. Il l’est aussi d’une manière plus émotionnelle, bien sûr, de savoir que ce qu’on a fait a été considéré comme digne d’intérêt, à la fois par des professionnels de la culture et des étudiants: Je suis particulièrement honorée de voir ma bd primée par un jury d’étudiants et donc de personnes de ma génération, à qui tout particulièrement j’espère pouvoir m’adresser avec pertinence. On espère toujours faire quelque chose qui parlera à nos pairs, donc je suis heureuse si ça a pu être le cas pour certains.

Propos recueillis par Eric Guillaud le 27 juin 2020

Retrouvez la chronique de l’album ici

15 Juin

Jeannot, une bande dessinée de Carole Maurel et Loïc Clément sur le deuil d’un enfant

Perdre un enfant n’est pas dans l’ordre naturel des choses. C’est un drame sans nom pour les parents. Avec Jeannot, album paru aux éditions Delcourt, Carole Maurel et Loïc Clément abordent ce sujet délicat avec infiniment de finesse aussi bien dans le texte que dans le trait…

Parler de la mort n’est pas chose facile, parler de la mort d’un enfant encore moins, et en parler à des enfants peut relever du défi. Carole Maurel et Loïc Clément l’ont relevé avec succès. Jeannot est un bijou de sensibilité, d’humanité, de tendresse et de poésie, un ouvrage qui s’adresse à la jeunesse mais pas seulement nous explique la dessinatrice Carole Maurel.

« Il y a une certaine habilité côté scénario qui fait que l’album s’adresse aussi aux adultes même s’il est clairement ciblé enfant. Il y a deux portes d’accès possibles, deux niveaux de lecture qui sont intéressants. Par exemple, quand Jeannot communique avec les plantes, nous, adultes, pourrions le penser atteint de quelques troubles cognitifs. Les enfants, eux, y verront un pouvoir surnaturel, un super-pouvoir, même s’il s’avère être une malédiction pour Jeannot ».

La suite ici

23 Mar

Confiné, le message d’Etienne Davodeau depuis son atelier à Rablay-sur-Layon

Il a été l’invité de l’émission ArtOtech de France 3 Pays de la Loire il y a quelques mois, il donne aujourd’hui de ses nouvelles via une vidéo. Confiné chez lui dans la campagne angevine, Etienne Davodeau travaille actuellement sur son prochain album qui raconte notamment une randonnée sur les crêtes du Massif Central, des séquences qui lui permettent de s’évader de ce quotidien enfermé…
https://www.youtube.com/watch?time_continue=81&v=DDDSC6Sf-F0&feature=emb_logo

Pour revoir l’émission ArtOtech avec Etienne Davodeau, c’est ici…

18 Nov

De Chaplin à Charlot, la vie d’une étoile du cinéma racontée par le Nantais Bruno Bazile et le Belge Bernard Swysen

Tout le monde connaît Charlot. Mais qui connaît vraiment son créateur ? Avec Bernard Swysen au scénario, le Nantais Bruno Bazile vient de retracer sa vie dans une BD parue chez Dupuis. Nous l’avons croisé à l’exposition Chaplin du Musée d’arts de Nantes. Interview et déambulation…

@ F3 – Eric Guillaud

La suite ici

04 Oct

Rencontre avec la Nantaise Tahnee Juguin, auteure avec jean-Denis Pendanx de l’album Mentawaï !

Tahnee Juguin est nantaise mais ses pensées et ses pas l’emmènent régulièrement sur l’île de Siberut en Indonésie aux côtés des Mentawaï. Avec Jean-Denis Pendanx au dessin, elle vient de signer chez Futuropolis une oeuvre à forte valeur ethnographique sur ce peuple longtemps menacé. Interview…

@ Eric Guillaud

J’avais donné rendez-vous à Tahnee Juguin sous les anciennes halles des Fonderies de l’Atlantique à Nantes où l’on fabriquait hier les hélices des plus grands paquebots, parmi lesquels le France. Elles abritent aujourd’hui un jardin luxuriant où palmiers, bananiers et fougères arbustives nous plongent dans une ambiance exotique. 

On ne pouvait finalement rêver meilleur endroit pour parler de son album sorti il y a quelques jours aux éditions Futuropolis, un premier album qui nous emmène au-delà des océans et des montagnes, dans les forêts de l’île de Siberut en Indonésie, où vit une partie du peuple mentawaï.

En compagnie du dessinateur Jean-Denis Pendanx, lui-aussi grand voyageur, Tahnee Juguin nous raconte sur près de 160 pages l’une de ses nombreuses visites à ce peuple animiste, longtemps opprimé sous la dictature de Soeharto, aujourd’hui encore en lutte pour ne pas être assimilé à la société indonésienne. 

Nous sommes en 2014, Tahnee débarque avec un réalisateur pour tourner un documentaire sur les Mentawaï avec l’idée de les faire participer au tournage. Mais les choses ne se passent pas comme prévu et Tahnee, écartée du projet, ne peut que constater un « détournement » des images et à l’arrivée un documentaire qui ne « reflète pas toute la réalité des Mentawaï ».

Tahnee a alors 21 ans, elle décide de monter le projet Mentawaï Storytellers avec pour missions et valeurs l’indépendance et la libre expression des communautés mentawaï par le biais de la gestion d’un tourisme responsable et la réalisation de films par les Mentawaï eux-mêmes.

C’est cette histoire que déroule l’album, un plongeon au coeur des traditions mentawaï, au coeur également d’un projet transversal qui fait appel à la BD mais aussi à la vidéo, un projet qui a aujourd’hui son compte Facebook et son site internet. Tour à tour conférencière pour Connaissance du monde, bergère dans les Alpes, serveuse en restauration rapide, Tahnee a aujourd’hui trouvé sa voie, bien déterminée à la poursuivre…

L’interview ici