Après Un Faux boulot et Rentre dans le moule, l’auteur Sylvere Jouin, alias Le Cil Vert, publie Une Vie toute tracée, la suite d’une autobiographie romancée. Interview…
Le Cil Vert © Chloé Vollmer-Lo
Tu es un ancien élève de l’Ecole nationale supérieure d’arts et métiers qui forme des ingénieurs. Comment se retrouve-t-on auteur de bande dessinée ?
Sylvere. C’est vrai qu’à première vue, ce n’est pas forcément la voie la plus directe pour devenir auteur de bandes dessinées… mais entre nous, s’il y avait une voie rapide, ça se saurait ! Plus sérieusement, j’ai eu de la chance de faire ces études et je ne regrette rien, mais ce qui a été important pour moi finalement, c’est de ne pas avoir essayé d’en faire quelque chose, d’être ingénieur et d’essayer de faire de la BD en parallèle. Les deux sont des boulots à part entière. J’ai finalement commencé par dessiner dans des magazines écolos, puis j’ai participé à des projets d’illustrations pour des ONG. Je travaille beaucoup pour me rassurer en fait. Je dois avoir peur du vide.
Un jour, en sortant d’une expo de Chris Ware à la galerie Martel, je me suis assis dans un bar et j’ai écrit 20 pages. Une histoire d’un gars qui travaille dans un abattoir à poulets appartenant à son oncle. C’était pas son idée à la base, c’était celle de sa mère « pour l’aider » parce qu’il était au fond du trou. Je l’ai envoyée à Lewis Trondheim et il m’a publié dans la revue Papier, il y avait un spécial « famille », ça tombait bien. C’est peut-être ça qui m’a fait devenir auteur de BD. Une expo, un abattoir à poulets et Lewis Trondheim !
© Éditions Delcourt, 2021 – Le cil vert
Comme les deux albums précédents, Une Vie toute tracée est une BD autobiographique. Pourquoi avoir appelé ton personnage Jean et non Sylvere ?
Sylvere. Ma toute première BD, publiée en auto-édition s’appelait Le Scaphandre fêlé. C’était mon histoire, celle de Sylvere et c’était bizarre pour mes quelques premiers lecteurs de lire mon histoire sans distance, d’être comme des voyeurs. Et puis, je me suis dis que je n’étais pas non plus Barack Obama, très vite je me suis rendu compte que ma vie n’intéresserait personne. J’ai eu la chance de commencer une psychanalyse et j’ai appris à prendre de la distance avec moi-même.
Finalement, je dirais aussi que ce n’est pas si mal de proclamer que ce n’est pas vraiment mon histoire, on peut raconter des horreurs sur les gens en disant que ce n’est pas vraiment eux non plus.
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La chronique de l’album à lire ici
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Entre la mort de ton père et ton départ pour Prague, quinze années se sont en fait écoulées. Pourquoi avoir contracté le temps ainsi ?
Sylvere. Parce que j’ai une DeLorean dans mon garage et que ça serait dommage de ne pas l’utiliser Doc ! Pour moi écrire une histoire c’est surfer sur une vague et ensuite tirer sur un fil et faire un parallèle avec mon histoire. Par exemple, dans Un faux boulot, ma première BD, j’ai parlé des séjours que j’ai animés pour des personnes adultes handicapées. Je n’ai pas parlé des séjours, ça existe déjà en BD, en film, en livres etc… J’ai parlé de vacanciers que j’ai rencontrés qui avaient une vie normale ou plutôt dans la norme et qui, après un choc énorme, se sont réfugiés dans l’alcool ou le cannabis pour ne plus avoir à revenir parmi nous. J’avais d’énormes crises d’angoisses à l’époque. J’avais même peur d’avoir peur et je m’enfermais chez moi, et dans ma névrose. J’étais comme ces vacanciers, ou du moins j’avais peur de leur ressembler de plus en plus… le choc de la mort de mon père m’avait complètement fait perdre pied, et je me suis retrouvé à écrire beaucoup comme pour m’échapper.
Pour cette BD, la vague qui m’emmène est l’expatriation, partir pour Prague c’est marcher comme sur une page blanche. J’ai rencontré pas mal d’immigrés français (parfois ils s’appellent entre eux des expats, ça fait plus classe) qui fuyaient la France pas forcement à cause du fisc, mais plutôt à cause d’une famille trop toxique, un passé lourd à porter. Je me suis dit que pour Jean, ce passé était tout trouvé : la vente de la maison familiale après la mort de son père.
© Éditions Delcourt, 2021 – Le cil vert
Plus qu’une autobiographie, il s’agit d’une autofiction finalement…
Sylvere. Oui, une autofiction, complètement. Je me rends compte qu’il faut que je demande à réécrire tous les dossiers de presse de mes dernières BD parce que je n’ai parlé que d’autobiographie, mais en fait j’ai négligé le coté fiction. Mes histoires sont le mélange d’un tiers de réalité, un tiers d’imaginaire et un tiers d’inconnu ou plutôt de laisser jouer ensemble les personnages et de voir ce qui va en sortir. Quand je commence une BD, comme une journée d’ailleurs, je ne sais pas comment elle va finir. Des fois, on a vraiment envie de décoller de son lit et de dévorer le monde à pleine dent et parfois, c’est lundi matin et il pleut. Écrire, pour moi, c’est un peu pareil.
L’autodérision est permanente dans l’album, un moyen de prendre de la distance avec ton personnage et ton parcours ?
Sylvere. J’imagine que oui, ça m’aide. Et puis le deuil, la mort, la remise en question, les changements de vie ce n’est pas très vendeur. Je sais qu’on nous vend du divertissement à longueur de télé et que se marrer n’est pas suffisant pour se maintenir en vie mais parfois ça peut aider à faire passer la pilule surtout si le message est derrière. J’ai toujours peur d’être comme le vieux gars dans L’Étoile mystérieuse de Tintin qui au début de l’album tape dans une casserole en criant « c’est la fin du monde ». On vaut mieux que ça, je pense.
Tu vis depuis peu à Nantes avec ta nouvelle compagne, une Tchèque. Est-ce que cette nouvelle « vie toute tracée » dans une ville que tu découvres et apprécies je crois fera l’objet d’un prochain album ?
Sylvere. J’écris toujours la suite de cette histoire. Alors oui, il y aurait potentiellement une suite ! Encore faut-il que je puisse trouver la vague dont je parlais tout à l’heure, mais j’y travaille ! Et je serai ravi de dessiner Nantes, y planter mes personnages, mais cette fois ils ne suivront certainement pas un fil rouge comme dans Une vie toute tracée, plutôt une ligne verte !
Propos recueillis par Eric Guillaud le 17 février 2021