23 Avr

Fortune de mer : un docu-fiction à bord de l’abeille Bourbon signé Costès et Belin

Il faut avoir le pied sacrément marin et le cœur bien accroché pour embarquer à bord d’un bateau comme l’abeille Bourbon. Ça tombe bien, Clément Belin et Costès sont tous les deux marins. Ils ont navigué ensemble sur des bateaux de haute mer. Ils nous font découvrir aujourd’hui la vie à bord du Saint-Bernard des mers en BD, un docu-fiction qui pourrait bien vous faire tanguer…

C’est un navire connu de tous ceux qui aiment la mer, naviguent ou exploitent ses ressources. L’abeille Bourdon comme le nomment les auteurs, l’abeille bourbon avec un b de son vrai nom, car c’est bien de lui dont il s’agit ici, est un remorqueur d’intervention, d’assistance et de sauvetage en mer qui assure la sécurité du rail d’Ouessant.

Avarie, tempête, accident… ce navire affrété par l’état français et basé à Brest est considéré comme un Saint-Bernard des mers pour tous les marins, le dernier espoir des bateaux en détresse.

Costès et Clément Belin le connaissent bien ce remorqueur. Tous les deux ont fait partie de son équipage, tous les deux sont par ailleurs des marins confirmés qui se sont rencontrés sur les bancs de l’école à Nantes et dont les parcours se sont croisés sur de nombreux bateaux.

© Futuropolis / Costès & Belin

« J’ai rencontré Clément à l’Hydro de Nantes, l’École de la Marine Marchande… », explique Bruno Costes-Beau, aka Costès, « Tous deux internes, habitant loin, férus de dessin et de BD, nous avons scellé durant ces années d’étude les bases d’une solide amitié. Depuis, on a gardé contact de loin en loin, se repassant les postes sur différents navires aux (presque) quatre coins des océans. Clément entre ses embarquements a publié trois BD, et c’est donc un dessinateur accompli que j’ai retrouvé 15 ans plus tard à bord de la Flandre (qui a été remplacée par la Bourbon en 2005, ndlr) ».

Des effluves de rouille et d’huile chaude qui remontent de la salle des machines

Afin de garantir l’anonymat de leurs collègues et de se préserver une certaine liberté sur le plan de l’écriture, Costès et Clément Belin ont fait le choix de changer les noms du bateau et des personnages. « Le récit présente deux cas significatifs et représentatifs des différentes opérations que le navire rencontre, un remorquage de haute mer et un d’urgence. S’ils ne sont pas, à proprement parler des cas concrets, Ils sont constitués d’expériences vécues, ou relatées par les collègues (…) D’où un léger brouillage des noms, et des représentations (…) Ce qui servait nos intentions puisque nous voulions mettre dans cet album un peu de nos navigations précédentes au long cours ».

Hormis ces changements de noms, Fortune de mer relate avec un grand réalisme la vie quotidienne à bord, les odeurs, les repas, les longues périodes à quai, l’ennui parfois, les tensions entre marins, et puis bien sûr les opérations d’assistance ou de sauvetage dans une mer déchaînée, les cargo-poubelles qui refusent toutes aides pour des raisons financières ou autres, les paquets de mer qui emportent les hommes…

© Futuropolis / Costès & Belin

L’histoire commence avec l’arrivée à bord de Jonathan, un jeune officier de la marine marchande venu de Marseille. « L’ambiance à bord est particulière, compliquée pour les nouveaux arrivants, il faut faire ses preuves avant d’espérer s’intégrer à l’équipage. Les relations sont abruptes, rugueuses, au premier abord les tensions sont palpables (…) À travers le personnage de Jonathan, le lecteur est emmené pas à pas vers le grand large ».

Ça sent la rouille et l’huile chaude, ça sent la sueur et parfois la merde, ça sent surtout le courage et le dévouement pour éviter le pire, les naufrages, les pollutions et parfois les morts.

Si Clément Belin n’est pas un novice en bande dessinée puisqu’il a déjà réalisé plusieurs albums aux éditions Futuropolis (Au nom du fils, Les Marins perdus), Costès, quant à lui, signe ici son premier récit, un récit porté par le quotidien incroyable de ces hommes prêts à affronter les pires conditions pour remplir leur mission. On est tout de suite happé par l’histoire et même surpris par certaines situations, notamment lorsque l’abeille Bourbon, pardon Bourdon, se retrouve en concurrence en pleine mer pour le sauvetage d’un cargo. Après des négociations difficiles, le remorqueur rentre à vide, c’est un « vieux portuaire grec » qui remporte le marché. Un album instructif sur un monde souvent méconnu du grand public !

Eric Guillaud

Fortune de mer, de Clément Belin et Costès. Futuropolis. 20€

© Futuropolis / Costès & Belin

19 Avr

Théodore Poussin, l’album de la reconquête. Interview Frank Le Gall

Il y a du retour dans l’air, il y a surtout de la reconquête dans l’air pour reprendre l’expression d’un éditeur de la maison Dupuis. Treize ans sans nouvelles, c’est long, très long,  de quoi imaginer Théodore Poussin perdu à jamais pour le neuvième art, échoué dans quelques tripots enfumés de Singapour ou d’ailleurs, à se repasser le film de sa vie d’aventurier au long cours. Et il y a de ça ! Mais notre personnage a de la ressource, son créateur aussi. Frank Le Gall lui redonne vie dans Le dernier voyage de l’Amok, un treizième album époustouflant. Rencontre avec Frank Le Gall…

« On m’a fait remarquer que c’était l’album de la reconquête. Non seulementThéodore reconquiert sa dignité, il reconquiert ensuite son île et je suis reparti pour ma part en quête de moi-même et du public ». C’est bien ça, Le Dernier voyage de l’Amok est l’album de la reconquête. Vous avez aimé les aventures de Théodore Poussin il y a treize ans ? Alors vous adorerez ce nouvel épisode. Vous ne connaissez pas Théodore Poussin ? Alors vous allez découvrir l’un des grands personnages du neuvième art. Retrouver Théodore Poussin, c’est aussi quelque part retrouver Frank Le Gall. Interview…

Quelles sont les raisons qui t’ont poussé à arrêter la série il y a treize ans ?

Frank Le Gall. En fait, Je n’ai jamais arrêté la série, certains événements de ma vie privée m’ont empêché de travailler et m’ont rendu difficile le retour à la table à dessin. J’avais perdu l’entrainement, l’habitude. J’ai eu beaucoup de mal à m’y remettre. Bon, j’ai quand même fait un Spirou (Les Marais du temps, ndlr) ainsi que du scénario pour d’autres gens. Et je savais déjà il y a 13 ans ce que raconterait Le dernier voyage de l’Amok. Je ne termine jamais un album à l’aveuglette sans savoir où je vais après. J’ai en général deux ou trois albums d’avance dans la tête. À l’époque où les Théodore s’enchaînaient, je dessinais un album tout en écrivant le scénario du suivant, d’abord parce que, financièrement, je ne pouvais pas me permettre de m’arrêter entre deux albums. Mes droits d’auteur étaient encore insuffisants, je gagnais donc ma vie avec mes planches. J’étais condamné à faire des pages mais c’était une bonne chose…

On dit que c’est le dernier Théodore Poussin mais non

Reconnaissance du public et des professionnels, récompenses… Certains ont vu cet arrêt comme un suicide littéraire, même si le terme est un peu fort.

Frank Le Gall. Non. Le fait est qu’il n’y a pas eu de communication à l’époque. Certains journaux, notamment Télérama proche de mon lectorat, ont affirmé que la série était terminée en ajoutant que c’était dommage qu’elle n’ait pas rencontré le succès. J’ai trouvé ça drôle, en même temps ça m’a un peu froissé. Il suffit qu’un journaliste écrive ça et tout le monde le reprend en cœur… C’est comme avec Le dernier voyage de l’Amok, à nouveau, on dit que c’est le dernier Théodore Poussin mais non…

© Dupuis / Le Gall

Sans dévoiler la fin, on peut pourtant avoir le sentiment avec cet épisode que Théodore Poussin peut se retirer tranquillement de sa vie d’aventurier…

Frank Le Gall. Non non non… Les derniers mots qu’il prononce dans le livre sont « être vivant », c’est au contraire une promesse de vie, Novembre n’étant plus là (Frank le fait mourir dans les dernières pages, ndlr), il va falloir qu’il prenne sa destinée en main. Et puis, il a des choses à résoudre pour passer à l’âge adulte, mentalement, des choses qui sont évoquées dans l’album. Lors de sa rencontre avec la trafiquante d’armes Aro Satoe, le dialogue qu’ils ont entre eux donne énormément de clés sur ce qui va se passer maintenant. Si jamais j’avais eu l’idée saugrenue de terminer Théodore Poussin, ce que je ne ferai jamais, je n’aurais pas fait une fin comme ça, je me serais ménagé plus de place… Certains lecteurs disent que la fin n’en est pas vraiment une. Bien entendu, comme dans tous les albums de Théodore Poussin. L’album s’appelle Le dernier voyage de l’Amok. C’est à prendre au pied de la lettre, c’est le dernier voyage du bateau, pas celui de Théodore Poussin.

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retrouvez la chronique de l’album ici

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Tu viens de l’évoquer, Novembre serait donc vraiment mort?

Frank Le Gall. Ah ça… je ne dis rien mais il y a des indications dans l’album. Ce n’est pas la première fois qu’il meurt…

© Dupuis / Le Gall – recherches graphiques

Te souviens-tu de la sortie du premier tome, Capitaine Steene. Dans quel état d’esprit étais-tu à ce moment-là ? D’ailleurs, était-ce vraiment ton premier album ?

Frank Le Gall. Capitaine Steene est mon deuxième scénario mais le premier accepté. En fait, mon premier album, c’est Yoyo en 1984 réalisé avec Yann pour Glénat. Les éditions Dupuis de leur côté préféraient avoir la matière de trois albums pour sortir les deux premiers de façon rapprochée. Du coup, Capitaine Steene ne sortit en album qu’en 1987.

J’étais extatique, partout où je passais, on me parlait de Théodore

J’ai vite compris que Théodore Poussin était important, ne serait-ce que par les réactions des copains qui passaient à la maison. Chez Spirou, j’avais deux fans acharnés, René Hausman et Paul Deliège. René et Paul sont devenus mes parrains. Et des amis. J’étais extatique, partout où je passais, on me parlait de Théodore… il y a eu un succès d’estime immédiat et de mon côté j’ai eu très vite un attachement pour le personnage. Je me suis dit que j’avais trouvé ma série…

Et au moment du douzième tome, aimais-tu toujours autant ton personnage?

Frank Le Gall. Je n’ai jamais eu de problème, ni avec mon personnage, ni avec ma série. Mais la vie, qui n’est pas toujours un long fleuve tranquille, a fait qu’au moment de l’album Les Jalousies, effectivement, j’avais du mal à travailler. Il y avait un ressort cassé. C’était pénible de dessiner mais pas de dessiner Théodore, c’était pénible de dessiner tout simplement.

© Dupuis / Le Gall

Qu’est-ce qui t’a poussé finalement à reprendre les aventures de Théodore  ?

Frank Le Gall. Il y a eu plusieurs signes, des gens, des encouragements, qui m’ont poussé à accélérer le mouvement… Mais ça ne s’est pas fait brutalement. Il ne faut pas oublier que j’avais un projet chez Aire Libre qui est ensuite passé chez Futuropolis, une BD réaliste en couleurs directes, Mary Jane, qui m’a demandé énormément de travail en recherches de documentation, parce qu’elle se passait au 19e siècle, en recherches graphiques aussi parce qu’elle était plus réaliste avec des planches très longues à réaliser. J’ai dû mettre 10 ans pour faire 33 pages. Et tant que cet album n’était pas fini, il m’était impossible de passer à autre chose. Cette histoire bouchait mon horizon. Je bloquais. J’ai mis longtemps à le comprendre, à en faire mon deuil mais lorsque j’y suis enfin parvenu, j’ai pu me lancer dans le nouveau Théodore.

Théodore n’est pas un anti-héros, c’est un non-héros

Théodore Poussin a évolué au fil des pages et des épisodes, tant sur la plan du graphisme que du caractère. Est-il resté selon toi l’anti-héros de ses débuts ?

Frank Le Gall. Pour moi, Théodore n’est pas un anti-héros, c’est un non-héros. La nuance est subtile, c’est vrai, mais un anti-héros pour moi, c’est Blueberry dans la deuxième partie de ses aventures, quand il est mal rasé, déserteur… Un non-héros, c’est quelqu’un qui se comporte à l’inverse d’un Tintin ou d’un Spirou, il ne passe pas son temps à courir après les gangsters et ceux qui s’en prennent à la veuve et l’orphelin. Après, c’est tout de même un héros dans le sens où il est le personnage principal d’une histoire et qu’il a une quête. C’est un héros au même titre qu’Ulysse, toute proportion gardée, ou que Don Quichotte.

© Dupuis / Le Gall – recherches graphiques

Ton personnage est souvent présenté comme un savant mélange de Corto et Tintin. C’est aussi ta vision ?

Frank Le Gall. Tout le monde le dit, c’est flatteur bien sûr, mais j’aimerais mieux que les gens le voient comme Théodore tout simplement. Je relis des Tintin en ce moment et je suis comme à chaque fois étonné. Hergé à tout exploité, tout exploré, on est forcé de retomber sur lui. C’est un peu la même chose quand on fait de l’humour avec Charlie Chaplin. Impossible de trouver un gag inédit. Donc, dans les situations d’aventures, Hergé a tellement fait le tour qu’on se retrouve dans la même situation.

Qu’est ce qui a changé dans ta manière d’aborder le personnage et la série ?

Frank Le Gall. Rien. Si il y a des différences entre cet album et les précédents, c’est dû au fait que j’ai naturellement évolué. J’ai toujours évolué d’ailleurs. Et puis il y a eu Mary Jane qui m’a poussé vers plus de réalisme, il y a aussi le fait que je me suis mis à la peinture, j’ai pris en retour de grandes leçons sur l’équilibre des masses, la couleur… même si je travaille toujours en noir et blanc.

Comment définirais-tu ton style ?

Frank Le Gall. Je pense être un enfant d’Hergé au départ mais mâtiné de tellement d’autres auteurs, qui vont de Morris à Crumb, en passant par les dessinateurs réalistes américains, Alex Toth…

© Dupuis / Le Gall

Tu ne te rattaches à aucune école ?

Frank Le Gall. Non, je me rattache à une génération, celle du Spirou des années 80, la génération Yann et Conrad, Hislaire, Berthet, Frank Pé… il y a un côté famille entre nous. Je me sens très proche de Frank Pé parce qu’on s’influençait mutuellement, parce qu’on grandissait ensemble.

La littérature a toujours été cruciale pour toi. Quelles lectures… ont pu inspirer ce nouvel épisode ?

Frank Le Gall. Plusieurs livres m’ont inspiré, des livres que j’ai lus il y a longtemps. Il y a d’abord Au creux de la Vague, un petit roman de Stevenson dans lequel les trois héros sont dans la mouise au début du livre, ils dorment sur la plage, ils picolent… ça me plaisait bien cette idée de trois héros dans la débine, j’aime les trios, c’est mieux que deux personnages, il y a plus d’interaction, ça m’a poursuivi pendant des années et là, le nouveau Théodore me donnait l’occasion d’utiliser trois personnages qui vont remonter la pente.

Il y a aussi Rocher de Brighton de Graham Greene. J’avais envie de faire une première partie très importante à Singapour dans ce treizième album, j’avais aussi envie de faire une histoire à la Graham Greene avec des personnages qui se suivent, s’espionnent, complotent… Cette première partie est longue, disproportionnée diraient certains, mais les scènes d’action m’embêtent. De fait j’ai toujours tendance à les ramener au plus court. Dans Le dernier voyage de l’Amok, il y a beaucoup de place donnée à la préparation de l’expédition et à l’expédition en elle-même. Mais l’affrontement sur l’île est réglée très rapidement. Il y a une accélération sur la fin où je tue tout le monde. C’est voulu, la mort de Novembre par exemple n’est pas traitée avec emphase, il n’a même pas le droit à une scène à lui tout seul.

© Dupuis / Le Gall

C’est injuste…

Frank Le Gall. Non ce n’est pas injuste, c’est un signe. Un indice. Parlons franchement, si Novembre devait mourir, je lui donnerais plus de place bien évidemment. La fin est très abrupte mais c’est voulu. je ne reviens pas après 13 ans pour faire une fin paisible, je voulais que la cassure soit abrupte et qu’on se demande : « Et maintenant qu’est ce qui se passe? »

C’est comme un puzzle, j’ai tous les éléments, il me faut maintenant les assembler pour faire une seule image

Justement, tu travailles actuellement sur le 14e album. Peut-on espérer le lire avant dix ans ?

Frank Le Gall. Non, je ne mettrai pas 10 ans cette fois, je vous le promets… je vais le faire assez rapidement. Pour l’instant, j’en suis au stade où j’amasse certaines scènes dialoguées avant de m’attaquer à un découpage dessiné. Je travaille encore sur des parties de l’histoire que je n’arrive pas encore à raccorder, il me manque une cohérence pour le moment… C’est comme un puzzle, j’ai tous les éléments, il me faut maintenant les assembler pour faire une seule image.

Merci Frank. Propos recueillis par Eric Guillaud le 16 avril 2018

Le dernier voyage de l’Amok. Dupuis. 14,50€

© Dupuis / Le Gall

10 Avr

Théodore Poussin : le retour fracassant d’un anti-héros hors du commun

Un anti-héros hors du commun. Vous allez me dire que seuls les héros, les vrais, sont hors du commun. Que les anti-héros par définition appartiennent au quotidien, au banal. Je sais ! Mais Théodore Poussin ne ressemble à aucun autre personnage du neuvième art, même si il a un peu hérité de Tintin et Corto Maltese dans ses traits et son caractère. Quoiqu’il en soit, Théodore Poussin est de retour pour une nouvelle aventure, treize ans après Les Jalousies et on ne va pas s’en plaindre…

Mais où était passé notre bon Théodore ? Treize années sans nouvelles, treize années à se morfondre, à surveiller qu’il ne revienne sans prévenir et puis, soudain, il est là, sans avoir changé d’un trait, arborant simplement une barbe de trois jours qu’il ne gardera finalement que quelques pages dans cette nouvelle aventure.

Les débuts de Théodore

C’est en 1984 qu’apparaît pour la première fois Théodore Poussin dans les pages du journal Spirou. Il est alors commis aux écritures dans une compagnie maritime à Dunkerque. Mais la paperasse le lasse et il s’imagine bien embarquer lui-aussi sur les bateaux qu’il affrète tous les jours tout autour du monde.

« Dakar, Buenos-Aires, Shanghaï… Autant de noms magiques qui font naître dans l’esprit du jeune sédentaire une curiosité, un désir de connaître fort légitimes…. »

Ces quelques mots ouvrent le premier album de la série, Capitaine Steene, paru en 1987, et donnent le ton de ce que sera la série. Le dessin de Frank Le Gall, très influencé par la ligne claire, relève un auteur hors pair qui trouvera très vite ses marques et imposera un style. Au fil des pages, le dessin, évolue, le visage de Théodore Poussin s’arrondit, les traits s’adoucissent. Une bouille ronde, des lunettes rondes, trois cheveux sur la tête, il n’a pas grand chose d’un aventurier, beaucoup plus d’un employé de bureau. Mais c’est peut-être ce qui a plu aux lecteurs dès le départ, Théodore Poussin est un personnage auquel chacun peut s’identifier, un personnage qui rêve de changer de vie et d’embarquer pour des destinations exotiques. Comme beaucoup d’entre nous !

© Dupuis / Le Gall

C’est à bord du cargo mixte Cap Padaran que Théodore Poussin embarque. L’aventure ne fait que commencer, pourtant un personnage essentiel a déjà fait son apparition, il s’agit de Novembre, un personnage énigmatique qui se présente comme le destin de Théodore Poussin et apporte une dimension mystérieuse et poétique à la série.

Un anti-héros à la Corto

Contrairement à Tintin, Théodore Poussin n’est pas acteur de son destin, il est simplement spectateur. C’est un gars ordinaire plongé dans une aventure extraordinaire. Il est né anti-héros, le restera même si avec le temps il s’affirme. Un anti-héros magnifique de la trempe d’un Corto Maltese. De ce dernier d’ailleurs, il a hérité le goût du large, l’envie de voyages…

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Théodore Poussin, l’album de la reconquête
Une interview de Frank Le Gall à lire ici
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De Dunkerque à Saïgon…

Théodore Poussin est né des passions de Frank Le Gall, passion pour la littérature tout d’abord, notamment celle de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, passion aussi pour les grands espaces et les paysages lointains, exotiques.

« Théodore Poussin est né de ce besoin de m’évader… », expliquait l’auteur dans une interview, « Ensemble, nous voulions nous échapper pour l’Orient, un Orient mystérieux et rêvé, un Orient d’enfance… ».

Beaudelaire, Malarmé… les références littéraires ne manquent pas dans le scénario de Frank Le Gall. Côté dépaysement, Théodore Poussin nous emmène du côté de HaÏphong, Singapour, Shangaï, Saïgon…

© Dupuis / Le Gall

L’aventure au bout de la traversée

En embarquant pour Haïphong, Théodore Poussin se voit chargé par sa famille de retrouver la trace d’un oncle qui serait mort et enterré là-bas. Cette quête l’entraîne dans sa première vraie aventure. Pourchassé par des soldats chinois, il doit s’enfuir, se cacher dans la cale d’un bateau de trafiquants qui reprend la mer…

Une série multi-primée

Preuve de sa grande popularité auprès du public et des professionnels, la série a ramené une quantité impressionnante de prix à son auteur parmi lesquels l’Alph-art du meilleur album français au festival d’Angoulême en 1989, le Prix Max et Moritz de la meilleure publication de bande dessinée en allemand en 1992, l’Alph-art du public en 1993…

Le dernier voyage de l’Amok 

Il n’a rien d’un criminel mais il veut récupérer son île. Voilà le point de départ de ce treizième récit. Il, c’est bien évidemment Théodore Poussin et l’île en question est celle sur laquelle il s’était installé et exploitait une cocoteraie avant de s’en faire déloger par un certain capitaine Crabb. Pour ceux qui n’auraient pas lu l’épisode précédent, pas de panique, on peut passer outre et très bien comprendre l’histoire. On appelle ça le talent du scénariste !

© Dupuis / Le Gall

Et justement, en parlant de talent, Frank Le Gall semble avoir retrouvé non pas son talent qu’il a toujours conservé et utilisé pour d’autres projets mais son désir de dessiner Théodore Poussin. Et ça, ça se sent dès la première case de la première page, avec ce bateau qui s’éloigne, et plus encore dès l’apparition de son personnage, mal rasé, mal fagoté, assis à une table de taverne qu’on imagine mal fréquentée. Les images sont suffisamment fortes pour nous embarquer immédiatement dans l’histoire. Côté graphisme, Frank Le Gall fait preuve dans son trait d’encore plus de naturel, de simplicité et d’efficacité qu’auparavant. Cerise sur le gâteau, les couleurs signées Robin Le Gall – son fils ? – sont magnifiques et complètement au service de l’histoire, tantôt discrètes, tantôt plus tranchées.

Les Cahiers Théodore 

À l’occasion de ce retour, les éditions Dupuis ont inauguré une nouvelle collection, appelée ici Cahiers Théodore, un work in progress en quelques sortes, qui nous a permis de suivre depuis mai 2016 l’avancée du travail de l’auteur. Chaque cahier, au nombre de quatre, le dernier accompagnant la sortie de l’album, réunit les planches en noir et blanc et une interview fleuve de Frank Le Gall. Un régal pour les amoureux de la série et du fantastique trait de l’auteur que l’on peut savourer ici en toute quiétude.

Bref, Théodore Poussin fait un retour fracassant, confirmant Frank Le Gall comme un auteur complet et au sommet de son art.

Eric Guillaud 

Le Dernier voyage de l’amok, Théodore Poussin (tome 13), de Frank Le Gall. Dupuis. 14,50€

Cahiers Théodore Poussin (4 tomes), de Frank Le Gall. Dupuis. 13€ le volume

08 Avr

Les Ovniens : un bouquin venu d’ailleurs signé Jean-Luc et Philippe Coudray

Jamais vu des trombines pareilles, encore moins des soucoupes volantes de ce modèle-là. À se demander si cette bande dessinée parue à La Boîte à Bulles a bien été imaginée par des Terriens. On la dit signée par Jean-Luc et Philippe Coudray. Je demande à voir leurs passeports…

Depuis que j’ai ouvert Les Ovniens, impossible de me sortir de la tête une chanson de Pierre Vassiliu dont les paroles donnent à peu près ça…

« Qu’est-ce qu’il fait, qu’est-ce qu’il a, qui c’est celui-là ? Complètement toqué, ce mec-là, complètement gaga Il a une drôle de tête ce type-là, Qu’est-ce qu’il fait, qu’est-ce qu’il a ?, Et puis sa bagnole les gars, Elle est drôlement bizarre les gars, ça s’passera pas comme ça… »

De fait, Les Ovniens nous offre un défilé d’extra-terrestres comme on n’en a jamais vu. Ils peuvent être verts, jaunes, oranges ou bleus, en un ou plusieurs morceaux, avec des jambes ou pas, des bras ou pas, une tête et rien d’autre ou pas vraiment de tête… Mais le pire est ailleurs, dans leur moyen de locomotion, des soucoupes volantes qui ressemblent ici à un couvercle de casserole, là à un presse-agrumes, plus loin à un bol, encore plus loin à un moulin à café. Bref, du grand n’importe quoi façon outils de cuisine !
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Et c’est justement ça qui est drôle, ce grand n’importe quoi alimente une soixantaine de gags avec des extra-terrestres parfois pacifiques, parfois belliqueux, toujours attérrés par notre mode de vie et ce que nous avons fait subir à notre planète. un récit léger et clairvoyant !
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Eric Guillaud

Les Ovniens, de Jean-Luc et Philippe Croudray. La Boîte à bulles. 9€

© La Boîte à bulles / Jean-Luc et Philippe Coudray

05 Avr

Les Petites distances : Véro Cazot et Camille Benyamina revisitent le mythe de l’homme invisible dans une subtile comédie sentimentale

N’avez-vous jamais ressenti la désagréable sensation d’être transparent ? De n’exister pour personne ? Max, lui est tellement transparent qu’il le devient réellement, du jour au lendemain. Plus fort encore, les souvenirs qu’il aurait pu laisser ici ou là se sont eux aussi évaporés. Même ses parents n’ont souvenir de son existence…

Max n’a certes jamais été du genre m’as-tu-vu, mais devenir transparent à ce point de non-existence, il a du mal à se l’expliquer. Nous aussi. Mais quitte à être invisible, à ne plus avoir sa place nulle part, que ce soit sur son lieu de travail, chez ses parents ou dans sa coloc, autant en profiter et s’installer là où ça lui chante, et pourquoi pas chez la belle Léonie qu’il a croisé une fois dans la cage d’escalier de son immeuble. Et de partager son quotidien, ses repas, ses soirées, ses nuits, ses moments les plus intimes.

Et Léonie dans tout ça ? Bien qu’elle ne ressente aucune présence à ses côtés, la jeune femme finit par s’épanouir, son caractère change, elle qui avait peur de tout et de tout le monde, qui se faisait sans cesse des films avec des fantômes, gagne en assurance…

Récit fantastique ? Comédie sentimentale ? Les deux mon capitaine. L’album de Véro Cazot et Camille Benyamina mélange les genres et bouscule les codes pour mieux nous surprendre et nous interroger.

« J’avais envie d’écrire une histoire fantastique très ancrée dans le réel, dans le quotidien et sous forme de comédie sentimentale… », explique la scénariste Véro Cazot, « Mon homme invisible n’est pas victime d’une expérience scientifique ou d’un phénomène spectaculaire. C’est juste quelqu’un qui n’arrive pas à s’affirmer, à trouver sa place dans le monde et qui sombre peu à peu dans l’oubli jusqu’à disparaître totalement de la vue et de la mémoire des gens (…) C’est comme ça qu’est née l’idée de départ : comment un homme effacé va apprendre à s’affirmer et se connaître en devenant invisible. Et comment une femme qui a peur de tout et de tout le monde va prendre confiance en elle et en l’Autre au contact de cet homme invisible… ».

© Casterman / Cazot & Benyamina

Cette histoire a connu moult versions et rebondissements, un accouchement un peu difficile, reconnaît la scénariste dans un post Facebook. Il faut dire que dessiner ce qui ne se voit pas en le rendant visible pour la bonne compréhension du lecteur relève d’un pari un peu fou. Mais réussi dans ce cas! Car tout fonctionne, on y croit, on se glisse même facilement dans la peau des protagonistes, et notamment dans celle de l’homme invisible.

« Le vrai casse-tête a été de rendre compréhensible ce principe de monde dédoublé dans lequel notre homme invisible évolue. Il a fallu établir des règles strictes sur ce qu’il peut faire ou ne pas faire pour que tout tienne et reste crédible. Je pars du principe que Max a basculé dans un monde superposé au monde réel ».

Comédie légère en apparence, Les Petites distances aborde de façon très originale le thème de l’existence et de l’amour. Un récit subtil et séduisant !

Eric Guillaud

L’interview complète de Véro Cazot est à retrouver ici

Les Petites distances, de Benyamina et Cazot. Casterman. 20€

01 Avr

Cintré(e), un roman graphique intimiste de Jean-Luc Loyer chez Futuropolis

Qui a dit que les auteurs de BD étaient fauchés ? Celui-ci l’est particulièrement. Plus un radis pour payer son loyer, du pain rassis en guise de repas… Et la spirale infernale ne fait que commencer. D’ailleurs, le dernier magazine à publier ses dessins vient de le remercier. Il ne ferait plus rêver les enfants…

Il est obèse, sans argent, sans boulot et depuis peu sans amour, sa maîtresse ayant préféré aller voir ailleurs. Bref tout va mal madame la marquise et les factures continuent de s’accumuler. La solution ? Signer un projet d’album chez un éditeur. Et pourquoi pas une bande dessinée documentaire sur les réfugiés bloqués à Sangatte, comme lui suggère un ami scénariste. Ni une ni deux, les voilà partis tous les deux dans le Nord avec l’espoir d’intéresser une maison d’édition.

« L’album de bande dessinée que nous pourrions réaliser racontera ce que nous avons vu (…) Notre projet comportera donc un fort aspect social… », écrivent-ils aux éditeurs. Est-ce l’aspect trop social ou le graphisme pas assez abouti, toujours est-il que personne ne veut du projet. Nos deux compères n’ont plus qu’à retourner à leur morne quotidien.

Mais après la pluie vient – parfois – le beau temps. Et de fait, notre dessinateur désargenté reçoit à sa grande surprise une proposition de travail dans une société de graphisme publicitaire où il sera chargé de former la fille du patron. Ce n’est pas vraiment son univers mais c’est mieux que rien et c’est plutôt bien payé. De quoi lui changer sa vie.

C’est surtout la fille du patron qui va lui changer sa vie. Éléonore, c’est son prénom, est une jeune fille un peu déjantée et totalement anorexique. Tout les oppose ou presque et pourtant le courant finit par passer entre ces deux personnages cintrés…

Une jeune écorchée vive d’un côté, un quarantenaire désabusé de l’autre, des blessures de part et d’autre et de l’amour au milieu… après Les Mangeurs de cailloux et La Boîte à un franc qui racontaient son enfance ch’ti, Jean-Luc Loyer s’attaque à un autre épisode de sa vie, Cintré(e) est une autobiographie romancée parfois drôle, souvent sombre, toujours tendre.

Eric Guillaud

Cintré(e), de Jean-Luc Loyer. Futuropolis. 20€

© Futuropolis / Loyer

30 Mar

Méga Spirou spécial Gaston Lagaffe

Qui a dit qu’on était foutu à 60 ans ? Notre Gaston national, enfin plutôt international, est la preuve flagrante du contraire. Soixante piges et toujours le même pull-over vert, les mêmes espadrilles, la même âme d’adolescent… et du boulot par dessus la tête !

Il est partout notre bon Gaston, en BD bien sûr avec la récente réédition de la série, 20 volumes au total qui intègrent toutes les planches réalisées par le maître André Franquin, dont certaines inédites, dans l’ordre chronologique de création avec restauration du trait et des couleurs. Et au cinéma avec la sortie le 4 avril du film de Pierre-François Martin-Laval qui mettra en scène un Théo Fernandez délicieusement gastonesque.

Tout ça valait bien un Méga Spirou hors-série, il est disponible en version magazine dans tous les kiosques du monde ou presque depuis le 21 mars et le sera en version album dès le 6 avril dans toutes les bonnes librairies.

Au copieux sommaire : des gags de Gaston signés Franquin mais aussi Erre et Fabcaro, Vizorek et Libon, Fabrice Tarrin ou encore Lewis Trondheim, un reportage sur le film avec interview du réalisateur Pierre-François Martin-Laval et des acteurs, un zoom sur la restauration des couleurs, les témoignages de Yann Arthus-Bertrand, José Bové, Hubert Reeves ou Philippe Etchebest à travers des dossiers portant sur la cuisine, la musique, l’écologie ou la désobéissance civique façon Gaston, sans oublier la sieste, l’une de ses activités… rrrôô… préférées… zzzzzzz…

Eric Guillaud 

27 Mar

L’Enfant et la rivière : l’adaptation du roman de Henri Bosco sous la plume et les pinceaux de Xavier Coste

L’auteur de Egon Schiele, Vivre et mourir, mais aussi de Rimbaud l’indésirable et plus récemment du Lendemain du monde s’attaque cette fois à un classique de la littérature jeunesse, le roman L’enfant et la rivière de l’écrivain Henri Bosco paru au lendemain de la deuxième guerre mondiale chez Gallimard…

Les interdits sont faits pour être transgressés dit-on. Celui-ci devait l’être. C’était même devenu une obsession pour Pascalet, aller voir cette fameuse rivière que sa mère lui interdisait d’approcher. « Amuse-toi où tu veux. Ce n’est pas la place qui te manque. Mais je te défends de courir du côté de la rivière », lui disait-elle. Il n’en fallait pas plus pour le faire rêver de la rivière, nuit et jour.

Une rivière, des cyprès, une ferme ici, une autre là… C’est le décor de ce roman écrit par Henri Bosco aujourd’hui devenu roman graphique sous la plume et les pinceaux de Xavier Coste. Un décor provençal écrasé par le soleil et qui malgré tout attriste le protagoniste principal, le jeune Pascalet. Son unique distraction ? les visites de Bargabot, un braconnier qui apporte régulièrement du poisson à ses parents, du poisson justement pêché dans la rivière interdite. De quoi définitivement attiser sa curiosité.

Si j’entendais arriver Bargabot, mon coeur se mettait à battre. Il s’était aperçu de l’intérêt que je portais à sa personne…

Profitant de l’absence de ses parents, Pascalet finit par craquer et aller du côté de la rivière, une première fois pour établir le contact, une deuxième pour finalement l’explorer… Et c’est au détour d’une île qu’il délivre un autre jeune garçon, Gatzo, prisonnier d’une bande de bohémiens. Ensemble, ils partent à la découverte de la rivière…

© Sarbacane / Coste

Xavier Coste dont on a déjà largement pu apprécier le talent dans ses albums précédents, notamment Egon Schiele, Vivre et mourir ou Rimbaud l’indésirable, offre indéniablement à ce roman de Bosco une nouvelle jeunesse. Comme si cette adaptation l’attendait. Comme si elle était une évidence.

Mais c’est pourtant à la demande de Frédéric Lavabre, éditeur chez Sarbacane qu’il s’est mis à l’ouvrage. « Je ne l’avais pas relu depuis le collège et c’est un roman qui m’avait vraiment marqué à l’époque. J’en avais retenu le côté contemplatif, poétique. Quand je l’ai relu ça a été comme une évidence, le ton onirique du roman m’a tout de suite donné envie de prendre les crayons. Mon éditeur a pensé que le ton du roman collait à mon univers et je pense qu’il ne s’est pas trompé ».

© Sarbacane / Coste

Se lancer dans une adaptation, qui plus-est d’un roman aussi connu, n’est pas la chose la plus aisée. Adapter, c’est souvent trahir, pour Xavier Coste c’est avant tout respecter le texte. 

« Le plus difficile a été de trouver le ton de cette adaptation. Le texte de Henri Bosco est remarquablement écrit mais certains aspects du roman paraissent un peu datés aujourd’hui, je voulais donc le moderniser mais sans le dénaturer. Car ce qui fait le charme de ce roman c’est aussi son côté hors du temps et légèrement retro. Au final, quasiment tous les textes de la bande dessinée sont de Henri Bosco, et j’y tenais beaucoup ».

© Sarbacane / Coste

C’est suffisamment rare pour le souligner, Xavier Coste a eu carte blanche de la part de l’éditeur et des ayants-droits. Aussi a-t-il choisi de ne pas situer formellement son adaptation dans le temps et l’espace, « J’ai dessiné une Provence imaginaire, et je n’ai pas dessiné d’objets qui permettent de situer l’époque à laquelle l’histoire se passe. On se doute que c’est dans un monde contemporain, mais j’ai voulu donner un côté universel à l’histoire. Je souhaitais aussi que cette bande dessinée s’adresse à tous les publics, aux enfants comme aux adultes, ce qui n’est pas évident. C’est un roman avec plusieurs niveaux de lecture, et je voulais que ça se retrouve dans ces pages ».

© Sarbacane / Coste

Dès la première page de L’Enfant et la Rivière, on est happé par le récit et émerveillé par les couleurs qui jouent ici un rôle important. « À chaque scène, j’ai essayé de trouver des jeux de lumière différents, et je suis sorti de ma zone de confort en utilisant des couleurs que j’emploie très peu. J’essaie au maximum de ne pas répéter une ambiance colorée que j’aurais déjà utilisée dans une scène. Les scènes de nuit m’ont causé du fil à retordre au début, mais au final ce sont les scènes que je préfère ».

La poésie des mots, la beauté des paysages, le mystère, l’aventure… Tout ce qui rend le livre de Bosco remarquable se retrouve dans les pages de cette adaptation, les images – magnifiques – et le regard de Xavier Coste en plus. Une grande bouffée d’oxygène !

Eric Guillaud

L’Enfant et la rivière, de Xavier Coste d’après le roman de Henri Bosco. Sarbacane. 19,50€ (en librairie le 4 avril)

25 Mar

Thor : le massacreur de dieux ou lorsque le héros de Marvel lutte pour sa survie et celle des siens avec une fougue wagnérienne

Déjà, rien que le titre et la couverture – où le fils d’Odin paraît menaçant avec du sang jusqu’aux genoux – tranchent avec les standards Marvel. Alors certes, cela fait déjà une bonne décennie (ou deux) que l’auguste super écurie à super-héros a décidé de prendre un ton plus ‘adulte’. Mais les sagas (c’est-à-dire une longue histoire qui s’est étalée initialement sur onze numéros) de l’acabit de ce Massacreur de Dieux impressionnant se comptent sur les doigts d’une main. Mais là, la barre est haute.

Ce qui fait la différence ici, c’est la présence de non pas un mais bien deux auteurs à part entière – on laisse de côté les quelques planches dessinées ici par Jackson Guice largement un créneau en dessous. Soit le scénariste Jason Aaron et surtout le dessinateur croate Esad Ribic : d’une cruauté et en même d’un mysticisme flamboyant, l’histoire inventée par le premier n’aurait jamais eu la même résonnance si elle n’avait pas été illustrée avec autant de maestria. Clairement influencé par les images viriles et épiques du grand Frank Frazetta mais aussi par Philippe Druillet, le trait étonnement fluide et en même temps puissant de Ribic, ainsi que son encrage très contrasté, est assez unique, successivement plein de couleurs puis très clair-obscur, où le mal sous-jacent est plus suggéré que montré.

Sous sa plume, les Dieux sont tour-à-tour suprêmes et pathétiquement humains, fragiles mêmes alors que le grand méchant Gorr apparaît aussi torturé qu’effrayant. C’est souvent dramatique mais jamais trop théâtral ou larmoyant. Alors certes, il y a du sang, beaucoup même, mais jamais la violence n’y paraît vraiment glorieuse, chaque personnage apparaissant presque comme désespéré car se battant pour une cause, semble t’il, perdue d’avance.

© Marvel/Panini Comics -Jason Aaron, Esad Ribic et Jackson Guice

Il faut dire que le point de départ est osé : Thor découvre qu’un être mystérieux décime avec sadisme à travers les galaxies et les âges les dieux de tous les mondes existants et part à sa recherche, bien décidé à l’empêcher de tuer tous les siens. Par la magie des paradoxes temporels, sa route finit par croiser celle de deux autres de ces incarnations, une première juvénile et bouillonnante, et l’autre vieille et usée mais bien décidée à relever une dernière fois la tête. C’est qu’il n’en faut pas moins de trois Thor pour oser affronter le massacreur de dieux…

© Marvel/Panini Comics -Jason Aaron, Esad Ribic et Jackson Guice

Au-delà du fait que le héros passe les trois quarts du volume à voir les autres se faire massacrer sans pouvoir rien faire et à douter de lui-même, la saga pose en filigrane une question quasi-philosophique : que serait un monde sans dieux, où l’homme serait seul responsable a priori de ses actes ? Ribic et Aaron ont leur réponse mais évitent d’être trop manichéens et n’oublient jamais de savamment doser l’intensité dramatique. Pour obtenir au final l’un des plus belles et meilleures sagas Marvel de ces dernières années, cruelle et terriblement belle qui révèle au passage un dessinateur qui avait déjà fait ses preuves, certes, sur Secret Wars ou Loki (avec, déjà, le dieu du tonnerre) mais qui gagne ici pour de bon ses galons de futur mégastar du genre.

Olivier Badin

Thor : le massacreur de dieux, de Jason Aaron, Esad Ribic et Jackson Guice, Marvel/Panini Comics, 30 euros

23 Mar

Mai 68 : La Veille du grand soir, une BD historique signée Rotman et Vassant

Quoi de mieux qu’un beau pavé pour célébrer les cinquante ans de mai 68, un beau pavé de 192 pages et d’un peu plus de 800 grammes signé Patrick Rotman et Sébastien Vassant, conjointement édité par les éditions Delcourt et Seuil. Retour sur des événements qui ont façonné la société française…

L’imagination au pouvoir, sous les pavés la plage, la beauté est dans la rue…

Que reste-t-il de mai 68 à part ces slogans que tout le monde connaît ? Pas mal de choses finalement. À l’instar des deux guerres mondiales, de la guerre d’Algérie ou encore de l’arrivée au pouvoir de la gauche en 1981, les événements de mai 68 ont façonné la société française, ils ont même laissé dans la mémoire collective une onde de romantisme révolutionnaire encore vivace aujourd’hui.

Historien, auteur, réalisateur et scénariste, Patrick Rotman a  vécu les événements de 68 aux premières loges. Il était alors étudiant à la Sorbonne. Depuis, il les a racontés à plusieurs reprises dans des livres, des films et aujourd’hui, pour la première fois, en BD. Avec une double approche explique-t-il en ouverture du récit : « L’une faite de vécu, de souvenirs personnels, nourrie d’anecdotes et de dialogues pris sur le vif. L’autre relève d’une démarche distancée et historique. Le résultat est ce récit du mois de mai en bas et en haut, dans la rue et au sommet du pouvoir, dans la Sorbonne occupée et à l’Elysée aux abois, chez Renault en grève et à Matignon à la manoeuvre ».

La Veille du grand soir n’est pas un livre d’histoire au sens strict du terme, d’autant que Patrick Rotman a injecté une petite part de fiction en mêlant à la réalité des faits une poignée de personnages imaginaires. Mais il relève plutôt bien le mécanisme qui a poussé la jeunesse puis les ouvriers, les employés, les fonctionnaires… dans la rue. Plus qu’une révolte, Sire, c’est une crise existentielle qui secoue le pays.

De Gaulle, Pompidou, Cohn-Bendit, Krivine, Weber, les ouvriers de Renault… et les étudiants bien évidemment, Patrick Rotman et Sébastien Vassant dont on relèvera l’excellent travail graphique nous glissent aux côtés des principaux protagonistes des événements avec une seule volonté pour Rotman : offrir en BD « le récit des journées de mai à Paris, vues par les yeux d’un très jeune étudiant dont tout ressemblance avec l’auteur de ces lignes ne pourrait être qu’accidentelle ». Et de ce côté-là, c’est plutôt bien réussi !

Eric Guillaud

La Veille du grand soir, Mai 68, de Patrick Rotman et Sébastien Vassant. Delcourt. 24,95€

© Delcourt / Rotman & Vassant