21 Sep

La BD fait sa rentrée. Murder Falcon ou comment la musique métal va sauver le monde !

En manque de Hellfest ? Voici une BD où comme les personnages, les lecteurs découvrent que le heavy-metal peut sauver le monde d’une apocalypse délirante venue d’une dimension parallèle, tout en nous apprenant à relever la tête face à la maladie. Improbable ? Pas pour le créateur d’Extremity, Daniel Warren Johnson, qui signe à la fois le dessin et le scénario sur ce Murder Falcon délirant et bourré de clins d’œil et pourtant au ton toujours juste…
 

Un raté en léger surpoids avec une coupe de cheveux des années 80 qui va pourtant sauver le monde avec sa guitare ? Cela aurait pu être un pastiche et pourtant, c’est un excitant hymne aux monstres baveux, au heavy-metal et à la résilience. Un OVNI chaleureux et déconnant mais jamais à côté de la plaque. Ce petit exploit, on le doit à Daniel Warren Johnson, auteur du déjà très réussi Extremity et fan de heavy-metal qui s’assume complètement. D’où d’ailleurs les nombreux petits clins d’œil semés par ci et là et que les fans reconnaîtront immédiatement, comme cet animal totem nommé Halford comme le chanteur de Judas Priest, ces caméo du guitariste Jason Becker ou de Ronnie James Dio (en ange !) de Black Sabbath et Rainbow, l’apparition d’une gigantesque enclume pour symboliser la dimension ‘metal’… En bonus, on retrouve aussi huit pochettes d’albums emblématiques style Vulgar Display Of Power de Pantera ou Rust In Peace de Megadeth mais revues à la sauce Murder Falcon. Bref, on est entre amis.

© Delcourt / Daniel Warren Johnson & Mike Spicer

Le pitch ici est délirant : séparé de sa petite amie et sans but depuis que son groupe de metal Brooticus s’est séparé, Jake broie du noir. Jusqu’à ce qu’il voit débarquer Murder Falcon, sorte de méga-balèze à tête de faucon buvant de la bière ( !). Lui seul est capable de combattre les monstres de plus en plus hideux qui déferlent depuis sur la ville, mais à condition de puiser toute son énergie dans le jeu de guitare de Jake… Enfin, si ce dernier se décide enfin à s’y remettre.

Alors oui, cela pourrait être n’importe quoi – surtout que plus on avance dans le récit et plus les batailles deviennent épiques et grandiloquentes. Surtout que Johnson ne recule ici devant rien, osant aussi bien à dégainer des répliques dignes d’un film d’action des années 80 (« Ensemble, avec la puissance du rock, on pourra peut-être fermer la faille qui menace toute l’humanité ! ») qu’à tartiner ses planches de couleurs flashy. Mais non, c’est juste pile-poil comme il faut entre grosse déconnade et sérieux, surtout lorsqu’on progressivement découvre la trame dramatique sous-jacente. Car Jake n’est pas là que pour sauver le monde, il a une autre bataille à mener, plus personnelle.

© Delcourt / Daniel Warren Johnson & Mike Spicer

Totalement décomplexé tout en alternant moments délirants et autres plus graves, Murder Falcon ne ressemble pas à grand-chose d’autres mais donne quand même sérieusement envie de mettre tous les potards sur le onze, comme dans Spinal Tap pris dans un épisode de Men In Black sous LSD… Parce que c’est ça aussi la puissance du metaaaaaaaaal !

Olivier Badin

Murder Falcon de Daniel Warren Johnson et Mike Spicer. Delcourt. 17,50 euros

14 Sep

La BD fait sa rentrée. Americana, un trek pour faire le deuil de l’Amérique

Luke Healy a grandi en Irlande, vit aujourd’hui à Londres mais a toujours rêvé d’Amérique au point de tenter à plusieurs reprises de s’y installer. Sans succès. En 2016, il se lance le défi de faire le Pacific Crest Trail, un sentier de grande randonnée à l’ouest des États-Unis. Cinq mois de marche et au bout du compte une autre idée de l’Amérique…

L’Amérique ! De son Irlande natale, Luke Healy en a toujours rêvé. À plusieurs reprises, il essaie de s’y installer, il y intègre même une école de bande dessinée pendant quelques mois. Mais si Luke Healy a faim d’Amérique, l’Amérique, elle, ne veut pas de lui. À l’expiration de ses Visas, c’est retour à la maison, « son pays de chagrins infinis ».

Il traverse à nouveau l’Atlantique en 2016, décidé cette fois à faire le Pacific Crest Trail (PCT), un sentier de grande randonnée allant de la frontière mexicaine à la frontière canadienne, 2650 miles de déserts étouffants, de sommets enneigés et de forêts hostiles, des mois de marche intensive, des millions de pas, des rencontres, beaucoup de rencontres, et la découverte du pays sous un autre angle avec au bout du compte, au bout du chemin, la fin d’un rêve, le deuil d’une Amérique fantasmée.

© Casterman / Luke Healy

C’est ce parcours que Luke Healy met en images et en mots dans cet album conçu comme un carnet de route. Un parcours spatial mais aussi et surtout un parcours intime. Le trek permet à Luke Healy de murir, de passer un cap. « Il s’agit d’une histoire de passage à l’âge adulte, ou comment on grandit à partir d’une expérience et comment, en grandissant, on est obligé de laisser une période de sa vie derrière soi. Moi, n’ai choisi de laisser derrière moi mon rêve américain qui serait comme vivre dans un film ».

© Casterman / Luke Healy

Avec pas mal d’humour et d’un trait léger, réalisé au porte-mine et sur un « papier bon marché » précise l’auteur, Americana nous embarque en douceur – et sans les ampoules de circonstance – dans les pas de Luke Healy. On partage avec lui son enthousiasme des premières heures mais aussi ses galères, ses doutes, ses découragements, ses questionnements, son ennui parfois, oui parfois, et par-dessus tout cette volonté d’aller au bout, au bout du sentier, au bout du rêve, au bout de lui-même.

Americana parle de l’Amérique bien sûr, de l’expérience de l’auteur sur le PCT, mais l’album évoque aussi, entre les lignes et entre les cases, l’Irlande, l’Irlande malmenée par la crise financière de 2008, un taux de chômage dépassant les 20% chez les jeunes, une génération sacrifiée, la « génération immigration » comme on l’a appelée et dans laquelle se reconnaît l’auteur désormais installé à Londres. Une belle découverte !

Eric Guillaud

Americana, de Luke Healy. Casterman. 23€

11 Sep

Le travail de l’auteur de BD Blexbolex à l’honneur à Maison Fumetti à Nantes jusqu’au 31 octobre

Les occasions de se divertir étant plutôt rares en ce moment, voici une proposition qui tombe à pic. Maison Fumetti vous invite à découvrir le travail de Blexbolex, illustrateur, sérigraphe et auteur de bande dessinée, à travers une exposition et divers rendez-vous dès ce samedi 12 septembre.

© Blexbolex

Certains le considèrent comme le maitre du livre jeunesse, en tous cas son univers, son style graphique, son approche narrative et ses nombreux livres publiés chez Albin Michel peuvent effectivement le laisser penser. D’ailleurs, l’un de ces livres, Imagier des gens, publié en 2009 chez Albin Michel, a reçu la Golden Letter (Prix du plus beau livre du monde) à la Foire du livre de Leipzig. C’est dire !

La suite ici

09 Sep

L’Alcazar et La Dernière rose de l’été, la rentrée musclée des éditions Sarbacane

Ils sont beaux, ils sont costauds, près de 3 kilos à eux-deux, et ils font partie des incontournables de la rentrée : L’Alcazar à ma droite, La Dernière rose de l’été à ma gauche, un regard sur la société indienne d’un côté, un thriller particulièrement stylé de l’autre, et deux auteurs qui ne devraient pas en rester là…

Lucas Harari et Simon Lamouret ne sont pas des inconnus pour ceux qui suivent un tant soit peu l’actualité du neuvième art. Le premier a réalisé L’Aimant. L’album sorti chez Sarbacane en 2017 a connu un vif succès. Le second a signé Bangalore la même année chez Warum, un portrait de ville singulier et une belle expérience graphique.

Ils reviennent tous les deux en cette rentrée pour un deuxième album et une confirmation : nous avons là des auteurs complets hyper-talentueux à surveiller de très très près.

On commence avec L’Alcazar qui nous embarque une nouvelle fois pour l’Inde. Il faut dire que Simon Lamouret a vécu dans ce pays plusieurs années durant et pu observer à loisir la société indienne, ses rites, ses coutumes, ses codes. Après Bangalore, ce nouvel album de plus de 200 pages en trichromie nous propose une immersion dans le quotidien du chantier de construction d’un immeuble quelque part dans un quartier résidentiel. Depuis les fondations jusqu’à l’inauguration en grande pompe, c’est tout un petit théâtre qui s’anime devant nous, avec ses ouvriers, ses ingénieurs, ses promoteurs, les voisins qui râlent contre le bruit, les coups de gueule des uns, les histoires d’amitié ou d’amour des autres.

L’Alcazar est le nom de cet immeuble, une espèce de tour de Babel où l’on parle différentes langues, où l’on prie différents dieux, avec le même objectif au final, tenter de s’élever dans la société en même temps que l’immeuble. On se laisse embarquer de la première à la dernière page avec le sentiment de faire un peu partie du voyage. Une histoire subtile, un graphisme magnifique, un album somptueux.

Tout aussi somptueux, La Dernière rose de l’été se déroule quelque part dans le sud de la France. Avec là aussi un chantier, une maison en rénovation. Acceptant la proposition du propriétaire, un sombre cousin rencontré dans un lavomatique où il bosse sur Paris, Léonard s’installe dans la maison pour surveiller les ouvriers et se remettre à l’écriture, sa grande passion. Et il ne le regrette pas ! Une vue imprenable sur la mer, une Méhari pour les balades, des villas de luxe pour décor…  et une belle et jeune voisine, Rose.

Mais le tableau idyllique s’arrête là. Depuis son arrivée, deux jeunes hommes ont disparu à proximité et une atmosphère étrange s’est installée, y compris dans l’environnement de Rose. Qui est-elle vraiment ? Qui est cet homme qui dit être son père et qu’elle présente comme son beau-père ? Et ce psychiatre mystérieux ?

À l’instar de L’Aimant, l’album précédent de Lucas Harari, La Dernière rose de l’été est un polar estival à la mécanique parfaitement huilée, un bijou d’écriture et de graphisme, un hommage à la ligne claire et à la BD des années 50, un savant mix de mystère, de romance, d’action et d’architecture qui en fait un « pulp à l’eau de rose », pour reprendre une expression de l’auteur. En tout cas, une BD dont on a beaucoup de mal à s’extraire, un bijou je vous dis !

Eric Guillaud

L’Alcazar, de Simon Lamouret. 25€

La Dernière rose de l’été, de Lucs Harari. 29€

06 Sep

La BD fait sa rentrée. Carbone et Silicium : ces robots qui nous ressemblent tant

Vertigineux. C’est la première impression qui domine lorsqu’on referme ce gros pavé de près de 300 pages, œuvre assez monumentale aussi bien sur le plan graphique que conceptuelle qui va au-delà du rétro-futurisme et même du cyberpunk et qui met en scène deux robots finalement bien plus humains que ceux qui les ont créés.

Alors d’accord, on avait déjà repéré le très talentueux Mathieu Bablet, et ce, dès sa première BD, La Belle Mort. Et même s’il colle bien à la mentalité propre à l’écurie Ankama – melting-pot de références à la culture bis, aux mangas et au cinéma de genre – il a toujours eu pour lui une sorte de mélancolie sourde, presque poétique qu’il n’hésite d’ailleurs pas à étaler sur des pleines pages bourrées de détails et comme suspendues dans le temps. Mais là, il s’est surpassé !

Le pire est que d’après le dossier de presse, une fois son livre précédent terminé, le pourtant déjà assez garguantesque Shangri-La – jamais il n’aurait pensé qu’il enchaînerait avec un projet aussi tentaculaire. Et pourtant, plus on s’enfonce dans le futur dystopique de Carbone & Silicium et plus on se rend compte de sa complexité heureusement jamais rébarbative. D’abord, on y voit une réflexion assez poussée sur la société de la consommation à outrance et sur l’intelligence artificielle. Mais il sonde aussi l’âme humaine et comment nos semblables sont prêts à prolonger leur vie à tout prix. Mais surtout, au-delà de ça, il y a une histoire d’amour, une histoire chaste et platonique entre deux êtres, les premiers exemplaires d’une race d’androïdes très avancée censés, à la base, s’occuper de nos aïeuls, de plus en plus nombreux dans cette société décadente, et au final très, très proches de nous.

© Ankama/Label – Mathieu Bablet

Le tout commence en 2046 et s’étend sur presque trois siècles, période durant laquelle les deux personnages principaux ne cessent de se quitter pour mieux se retrouver au milieu monde en pleine déliquescence. En fait, plus la société dans lequel ils sont nés se perd et fini par se consumer et plus ces deux êtres a priori artificiels cherchent, à l’inverse eux, leur part d’humanité, mais de deux façons complètement différentes.

Ce n’est pas pour rien que les fans de science-fiction lui préfèrent souvent le terme d’anticipation, parfaitement adapté ici. Pas de robots destructeurs venus du futur à la Terminator ni de robots se rebellant contre leurs créateurs comme l’a si bien décrit Isaac Asimov au programme. Non, juste deux vrais faux jumeaux qui échappent à leurs créateurs pour mieux disparaître, devenant des sortes de témoins presque passifs de la catastrophe en cours. Il n’est pas question pour eux de sauver qui que ce soit ici, de toute façon l’homme apparaît ici, au mieux, comme fuyant ses responsabilités (comme la professeure Noriko, leur créateur qui a tout sacrifié pour ses recherches) ou, pire, comme plus pressés de s’abandonner dans la réalité virtuelle pour échapper à son destin funeste qu’il ne peut de toutes façons enrayer.

Carbone & Solicium est une sorte de quête spirituelle à la recherche de soi-même et d’un d’absolu, quête retranscrite par une mise en en image sublime où au fur et à mesure du naufrage de l’humanité, les couleurs ocres et froides du début cédant peu à peu à quelque chose de plus chatoyant et au final de plus humain alors que, paradoxalement, l’humanité se meurt de plus en plus. Un peu la rencontre inattendue entre le romancier américain créateur du cyperpunk William Gibson, Blade Runner et l’humanisme généreux d’un René Barjavel. Poignant, ambitieux et superbe.

Olivier Badin

Carbone & Silicium de Mathieu Bablet. Ankama/Label 619. 22,90 euros

© Ankama/Label – Mathieu Bablet

 

05 Sep

La BD fait sa rentrée. Eclats et Cicatrices : un diptyque à la fois intimiste et universel du Hollandais Erik de Graaf (ENTRETIEN)

Elle s’appelle Esther, lui, Victor. Elle est juive, lui non. Ils sont amoureux mais la guerre va les séparer. Lorsqu’ils finissent par se retrouver, le monde a changé, plus rien ne ressemble à avant, la famille, les amis, pour certains, ne sont plus là. Quant à l’amour…

Eclats et Cicatrices, deux volumes pour une seule et même histoire, une histoire intime au coeur de la grande histoire. Nous sommes en 1946, Esther et Victor se retrouvent après des années de séparation. La guerre est passée par là avec son cortège d’horreurs, de trahisons, de chagrins, mais aussi, parfois, ses actes de bravoures et ses histoires d’amour.

En 1939, Esther et Victor s’aimaient, l’avenir leur appartenait, ils parlaient mariage, enfants, avant que les Allemands n’envisagent d’envahir le pays. Victor est mobilisé, Esther s’enfuit, les Allemands débarquent, le gouvernement capitule, c’est le début de l’occupation. Certains Néerlandais optent pour la collaboration, d’autres rejoignent la résistance, comme Victor. Les années passent…

Lorsqu’ils se retrouvent par hasard en 1946, Esther et Victor ont des années de vie à se raconter. Défile alors en une succession de flashbacks le récit de la guerre, de leur guerre. Aucun sensationnalisme ici, Erik de Graaf s’attache plutôt à décrire les émotions et un quotidien plus souvent ordinaire qu’extraordinaire. C’est la marque de fabrique de l’auteur. Comme il nous le confie dans cette interview, ce qu’il aime avant tout, c’est raconter des « histoires personnelles avec de la profondeur » et contribuer à sa manière à entretenir la mémoire collective.

Erik de Graaf © Thijs van Mastrigt.

On vous connaît peu en France. Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Erik de Graaf. À l’origine, je suis graphiste et cogérant d’une agence de design. La bande dessinée a commencé de façon thérapeutique quand j’étais à la maison suite à un burn-out, il y a des années. C’est maintenant devenu ma deuxième profession.

On vous classe dans la catégorie ligne claire. On est pourtant bien loin d’un graphisme à la Chaland ou même à la Serge Clerc. Qu’est-ce qui vous rapproche selon vous de ces deux artistes que vous citez régulièrement parmi vos influences ?

Erik. Ils m’ont particulièrement inspiré pour développer un style élégant et clair, tant dans les lignes que dans l’utilisation de la couleur. J’ai ensuite cherché et trouvé ma propre voie dans ce domaine, où mon arrière-plan graphique est indéniablement présent. Mon style est plus hollandais, plus calme et plus simple. Quelqu’un l’a récemment appelé « l’hyper ligne-claire ».

Le diptyque Eclats/Cicatrices est votre deuxième roman graphique. Il raconte une histoire d’amour sur fond de guerre. Comment est né ce projet ?

Erik. J’ai été inspiré lorsque j’ai lu un article de journal à la fin des années 1990 qui décrivait comment les voisins, les amis, la famille se sont attaqués, voire se sont suicidés pendant la guerre en ex-Yougoslavie alors qu’ils vivaient auparavant en bonne harmonie. Cela m’a montré ce qu’un conflit armé peut faire aux gens ordinaires. J’ai « projeté » ça sur la Seconde Guerre Mondiale parce que c’est plus proche de moi parce que j’ai grandi avec ça pendant les cours d’histoire à l’école et ma grand-mère m’en a beaucoup parlé.

Je voulais aussi montrer comment de tels événements laissent des cicatrices à jamais et ont un impact durable sur la vie des gens.

© Dupuis – Champaka Brussels / de Graaf

Quelle vision aviez-vous de la guerre avant ce roman graphique?

Erik. Une vision plus myope. Je pensais davantage à qui avait eu raison et tort pendant la guerre. C’est aussi ce que j’avais appris dans ces cours d’histoire à l’école dans les années 1970.

Votre travail sur Éclats et Cicatrices a-t-il modifié cette vision ?

Erik. Sans aucun doute ! En lisant beaucoup et en me documentant, j’ai découvert que les choses sont souvent plus nuancées, que l’histoire n’est pas toujours noire ou blanche. Il y a souvent beaucoup de tons gris à découvrir si vous plongez dans les histoires. Cela ne veut pas dire que des choses terribles se sont produites, bien sûr.

Globalement, quelle place occupe la seconde guerre mondiale dans la mémoire collective des Hollandais ?

Erik. Très importante ! Cette année, nous avons célébré 75 ans de libération. Malheureusement, de nombreuses festivités n’ont pas pu avoir lieu à cause de la Covid-19.

Même aujourd’hui, nous devons continuer à raconter l’histoire de la Seconde Guerre mondiale aux jeunes générations pour leur montrer la grande importance de la liberté. J’essaye d’y contribuer avec mes livres.

© Dupuis – Champaka Brussels / de Graaf

Quel message aimeriez-vous faire passer par ce récit ?

Erik. Ne jugez pas trop vite quelqu’un ou quelque chose. Plongez-vous dedans et ne formez votre opinion qu’alors car souvent les choses sont plus nuancées et les choses ne sont pas si noires et blanches. Je pense que c’est un son important à cette époque où le populisme est de plus en plus présent et gagne en puissance.

Quel regard portez-vous sur la production (cinéma, littérature…) autour de la deuxième guerre mondiale ? Quelles peuvent être vos références dans ce domaine ?

Erik. J’aime vraiment les histoires personnelles avec de la profondeur que ce soit dans la bande dessinée, la littérature, les documentaires et les films. Par exemple, La guerre d’Alan d’Emmanuel Guibert, ou Moi, Rene Tardi par Jacques Tardi. Le roman sur la vie de Johannes Post, membre de la résistance hollandaise, ou un film comme Le Pianiste.

Est-ce qu’il y une BD qui vous a particulièrement marqué ?

Erik. Le livre Heimat de Nora Krug. En tant qu’Allemande vivant à New York, elle avait honte de ses origines. Après avoir parlé à une femme juive qui a survécu à l’Holocauste, elle a décidé de se plonger dans sa propre histoire familiale. Elle voulait savoir ce que sa famille avait fait pendant la guerre. Le livre est une quête passionnante magnifiquement représentée.

Et demain ? Vos projets ?

Erik. Je travaille sur un hommage sans texte à mon grand « héros » Yves Chaland. Toutes les pages sont dessinées et je vais bientôt commencer à colorier.

Merci Erik, propos recueillis le 4 septembre 2020

Eric Guillaud 

Eclats et Cicatrices, d’Erik de Graaf. Dupuis / Champaka Brussels. 25€ le volume

02 Sep

La BD fait sa rentrée. Les Croix de bois, une éblouissante adaptation du roman de Roland Dorgelès signée JD Morvan et Facundo Percio

Il y a cent ans, les éditions Albin Michel publiaient un livre qui allait remporter un immense succès critique et public. Ce livre, Les Croix de bois, signé Roland Dorgelès, évoquait la vie dans les tranchées à partir du propre vécu de l’auteur. Aujourd’hui, toujours pour le même éditeur, Jean-David Morvan et Facundo Percio en offrent une bande dessinée, une adaptation qui vous prend par les tripes et ne vous lâche plus…

Corbeyran et Le Roux (14-18), Hautière et Hardoc (La Guerre des Lulus), Kris et Maël (Notre Mère la guerre), Joe Sacco (La Grande guerre) ou encore, bien évidemment, Jacques Tardi avec plusieurs ouvrages à son actif (Putain de guerre, Varlot soldat, La Der des Ders, C’était la guerre des tranchées...), on ne peut pas dire que la première guerre mondiale soit la grande oubliée de la bande dessinée. Plus de cent ans après l’armistice et le traité de Versailles, la guerre de 14, la Der des Ders comme on l’a appelée et espérée dès les années 20, est toujours dans les esprits. Signe d’un traumatisme collectif immense et intergénérationnel !

© Albin Michel / Morvan & Percio

Avec Les Croix de bois, le scénariste français JD Morvan et le dessinateur argentin Facundo Percio s’attaquent pour Album Michel à un roman culte de l’époque, un roman signé Roland Dorgelès, publié chez le même éditeur et basé sur sa propre expérience de la guerre, du front, des tranchées. Réformé en 1906 pour raison de santé, le journaliste et écrivain parvient pourtant à se faire engager et à rejoindre le front dès 1914. Devant l’ignominie de la chose, on pourrait l’imaginer regretter amèrement son empressement. Mais non ! Entre deux attaques, Roland Dorgelès fait son travail de journaliste en observant sans relâche ses compagnons d’infortune. De retour à la vie civile, il écrit Les Croix de bois qui connut un vif succès et obtint le prix Femina.

Du roman à son adaptation, le récit n’a rien perdu en intensité. La couverture donne le ton avec un ciel rouge sang, des croix de bois ballottées par le souffle des bombes et un poilu en uniforme bleu horizon, recroquevillé, prostré, attendant la mort… ou le salut providentiel. Une couverture exceptionnelle et des planches en bichromie qui ne le sont pas moins, un travail de précision réalisé par le dessinateur argentin Facundo Percio sur un scénario du prolifique JD Morvan avec plusieurs scènes proprement hallucinantes et habilement mises en images. Loin de s’en tenir à un copié-collé du roman de Dorgelès, et c’est très malin, les auteurs ont d’un côté réintégré des scènes coupées à la parution du livre et de l’autre judicieusement représenté Roland Dorgelès à quelques moments de sa vie.

Une BD époustouflante qui marque de très belle manière le renouveau du département BD adulte des éditions Albin Michel !

Eric Guillaud

Les Croix de bois, de Roland Dorgelès, adapté par JD Morvan et Facundo Percio. Albin Michel. 19,90€ (en librairie le 9 septembre)

29 Août

Dura lex, sed lex : Judge Dredd ou l’incorruptible version cyberpunk

Il est plus que jamais la loi ! Lui, c’est JUDGE DREDD personnage le plus populaire mais aussi le plus incompris, du moins en France, de l’écurie 2000 AD, l’équivalent britannique de Métal Hurlant dans les années 80. Le cinquième tome de ses intégrales sort tout juste et c’est toujours aussi délirant.

L’incarnation la plus pure de la loi. Une vraie machine inflexible, un peu à l’image de Mega-City One, la tentaculaire mégapole futuriste de 800 millions d’habitants où il exerce. Voici Judge Dredd, homme à la carrure de géant qui cache systématiquement son visage derrière son casque et sa visière, un concentré de testostérone, dénué de tout second degré et prêt à faire appliquer la loi à tout prix. Â TOUT PRIX. Et tant pis pour la casse… Avant toute chose, on déplore le fait qu’hélas encore aujourd’hui, il reste deux cons et demi pour soupçonner JUDGE DREDD de sympathie pour une esthétique fascisante. Une accusation bidon qui prouve bien que ces bien-pensants n’ont jamais ouverts une seule fois la BD, tant ces accusations à deux balles sautent au bout de trois pages et demi.

Ce n’est pas pour rien que cette saga a pris son envol en 1977, tant on y retrouve un esprit frondeur assez punk et surtout complètement déglingué. Car on est ici dans l’absurde pur. Judge Dredd est sans émotion et fait régner l’ordre jusqu’à l’outrance parce qu’il est à l’image de la société qu’il est censé protéger, parfois contre elle même. Car ici, tout le monde en prend pour son grade : les citoyens abrutis par la télévision et la publicité qui cèdent aux moindres sirènes de la mode, les gouvernants qui font tout pour rester en place, les mutants qui vivent en marge de la société mais qui essayent quand même d’en profiter etc. En fait, à travers JUDGE DREDD, les différentes équipes artistiques qui se sont succédées à son chevet (il y a eu pas mal de roulements car chaque semaine, il fallait publier une histoire de six pages) opèrent un véritable jeu de massacre de notre société de consommation, jusqu’au grotesque. Et le style souvent très cyberpunk des différents dessinateurs et qui marquera toute une génération de créateurs (le papa de ‘Tank Girl’ leur doit beaucoup par exemple) enfonce encore un peu plus le clou.

© Delirium / John Wagner, Alan Grant, Kelvin Gosnell, Brian Bolland, Ron Smith, Mick McMahon, Ian Gibson, Steve Dillon & Brett Ewins

Alors oui, le rythme assez frénétique de parution fait que très souvent ces histoires devant être torchées en donc six pages poussaient à certains raccourcis parfois un peu fatigants lorsqu’on s’enquille plusieurs épisodes comme dans le cadre de cette intégrale. Mais la perle noire de ce cinquième volume est justement la saga de L’Enfant-Juge qui s’étale sur vingt-six épisodes. Une épopée délirante où Judge Dredd doit retrouver l’élu, un enfant capable de visions et soi-disant destiné à devenir, un jour, le nouveau dirigeant de Mega-City One, une sorte d’odyssée version SF délirante où il croise un auto-proclamé ‘roi des ordures’ qui se prend pour la réincarnation des pharaons, une planète où la personnalité des gens est sauvegardée sur une puce électronique greffée de corps en corps, un ancien pilote de vaisseau qui souffre de la maladie du puzzle qui le fait disparaître bout par bout etc. Dans sa quête, il est accompagné par deux jeunes juges, dont un qu’il n’aime pas parce qu’il porte… La moustache. Voilà.

Serti par un noir et blanc ciselé et une reproduction une nouvelle fois de luxe avec couverture carré, ce cinquième (et a priori pas dernier) volume des intégrales est un délire hautement recommandable, chef d’œuvre du cyberpunk. L’alliance improbable entre Blade Runner et les Monty Python, avec un ton très acide qui n’a non seulement pas vieilli du tout, mais qui au contraire paraît diablement d’actualité en ces années Trump. Et puis hop, c’est aussi une bonne excuse pour vous rappeler que dès 1987, les thrashers new-yorkais d’ANTHRAX rendaient hommage à cet antihéros improbable. Et non, si vous voulez qu’on reste ami, on ne parlera par contre pas du tout de l’adaptation ciné ratée avec Sylvester Stallone. D’accord ?

Olivier Badin

Judge Dredd- Les Affaires Classées 05 par John Wagner, Alan Grant, Kelvin GOsnell, Brian Bolland, Ron Smith, Mick McMahon, Ian Gibson, Steve Dillon et Brett Ewins, éditions Delirium. 35€

28 Août

La BD fait sa rentrée. Tati par Merveille : très bel hommage à un monstre sacré du cinéma français

Monsieur Hulot était à Jacques Tati ce que Charlot était à Charlie Chaplin, un costume taillé sur mesure pour un univers aussi burlesque que poétique, dans les deux cas unique. L’auteur jeunesse David Merveille rend ici hommage au premier, une légende du cinéma français, un très beau livre d’illustrations publié par les éditions Dupuis en collaboration avec la galerie bruxelloise Champaka…

« La vie, c’est très drôle si on prend le temps de regarder », disait Jacques Tati. Ce à quoi on pourrait aujourd’hui rétorquer : « L’univers de Tati est très drôle si on prend le temps de s’y attarder ».

Et David Merveille l’a pris ce temps, largement, au point de connaître l’homme, l’artiste et son personnage, le lunaire Monsieur Hulot, sur le bout des pinceaux. Au point aussi de développer un univers graphique personnel tout aussi joyeux, coloré, et poétique. Au point enfin de redonner vie au personnage dans plusieurs livres parus aux éditions du Rouergue depuis 2006 et qui ont pour titres Le Jacquot de Monsieur Hulot, Hello Monsieur Hulot !, Monsieur Hulot à la plage, Hulot Domino.

Dans ce très beau livre de 120 pages couleurs au tirage limité à 3500 exemplaires numérotés et signés, David Merveille va plus loin encore, en rendant un véritable hommage à l’univers tatiesque au travers d’une bonne centaine d’illustrations et de peintures, pour un grand nombre inédites.

Jour de fête, Mon oncle, Playtime, Parade, Les Vacances de Monsieur Hulot... c’est tout un univers qui retrouve ici des couleurs autour d’un personnage reconnaissable entre tous, avec ses immenses jambes, son pantalon trop court, sa pipe, « un grand corps habité qui déambule sa vie en laissant derrière lui des cascades de rires et des nuages de rêves », écrit joliment l’acteur Pierre Richard en préface de l’album. Il serait facile de dire que cet album est une merveille, c’est  pourtant le mot juste, oui, une merveille !

Eric Guillaud

Tati par Merveille, Champaka Brussels. 45€

26 Août

La BD fait sa rentrée. Radium girls ou l’histoire vraie et tragique d’ouvrières américaines sacrifiées sur l’autel du progrès technologique

Elles allaient au travail le coeur léger, le sourire aux lèvres, bien décidées à s’amuser d’un rien, à rire de tout, à croquer la vie. Mais c’est avec la mort qu’elles avaient rendez-vous. Retour sur une tragédie ouvrière qui changea la vie des travailleurs américains et plus encore…

Radium girls. Oui, ça sonne bien, ça sonne rock, mais il n’est pourtant pas question ici de musique et de je ne sais quelle girl’s band. Radium girls est le nom de ces ouvrières américaines qui furent chargées dans les années 20 de peindre des cadrans de montre au radium, élément révolutionnaire découvert à la fin du XIXe siècle par Pierre et Marie Curie et dont l’une des singularités est de produire de la luminescence par désintégration radioactive.

Lip, Dip, Paint. « Tu lisses le pinceau, tu prends de la peinture, tu peins », Trois mots, trois actions, aussi simples que meurtrières. 250 cadrans à réaliser par jour, autant de fois le pinceau porté à la bouche pour l’épointer. De quoi rendre la langue et les lèvres des ouvrières luminescentes à leur tour, de quoi surtout leur transmettre des doses mortelles de rayonnements ionisants.

Ce livre est leur histoire, l’histoire d’ouvrières sacrifiées, l’histoire aussi de leur combat. Car un certain nombre d’entre elles, Grace, Katherine, Mollie, Albina et Quinta dans l’album, on traîné leur employeur en justice avant de mourir.

Une histoire tragique, forte, longtemps oubliée. Elle a pourtant eu des conséquences sur le droit des travailleurs et plus généralement sur les normes de sécurité, comme nous le rappelle l’autrice, Cy, dans une interview reproduite dans les dernières pages de l’album : « C’est fou ce qui est arrivé à ces femmes… Ça a impacté les lois aux Etats-Unis et on n’en a jamais entendu parler. Cette histoire est dense et rocambolesque ! Et puis, il y a le militantisme : encore des femmes, qui ont disparu de l’histoire alors qu’elles ont fait bouger ses lignes ».

Aucun doute, cette tragédie et ce combat, même s’ils furent oubliés un temps, résonnent encore dans notre monde actuel et l’approche que nous en offre l’autrice est elle-aussi très contemporaine, une histoire de nanas insouciantes rattrapées par la tragédie de la vie. Un très bel album réalisé au crayon de couleurs, publié dans la nouvelle collection Karna des éditions Glénat dont l’objectif est de mettre en lumière des anonymes qui ont, par leurs actes, changé la société dans ses fondements et ses acquis. Une belle entrée en matière!

Eric Guillaud

Radium girls, de Cy. Glénat. 22€

© Glénat / Cy