Partir ! Partir le plus loin possible vers l’est avec pour seule limite le moteur de leur voiture, une Citroën Visa Club à bout de souffle. C’est l’aventure un peu folle dans laquelle se sont lancés Nicolas de Crécy et son cousin Guy un beau jour de 1986. Trente-trois ans après, l’auteur nous raconte ce périple…
Nicolas de Crécy n’est pas du genre à suivre les modes et les courants. Les connaisseurs du bonhomme savent combien il a développé un univers singulier et pas seulement visuel au fil d’une conséquente bibliographie. De Foligatto à La République du catch, en passant par Salvatore, Le Bibendum céleste, Léon la Came ou encore Prosopopus, Nicolas de Crécy a surtout dessiné des mondes fantastiques ou fantasques. Dans Visa Transit, c’est le réel qu’il met en scène avec un point commun : le talent.
L’histoire démarre au fond d’un jardin en région parisienne, le jardin d’un oncle où rouille doucement une Citroën Visa Club en fin de vie. Une épave. Plutôt que de l’emmener à la casse, Nicolas de Crécy et son cousin décident de la mettre à l’épreuve.
Nous sommes en 1986. À quelques milliers de kilomètres de là, Tchernobyl vient d’exploser et de lâcher son nuage radioactif qui « heureusement » s’arrêtera à nos frontières. La sagesse aurait été de fuir à toutes jambes vers l’ouest, de louer un bateau et de traverser l’Atlantique, les deux cousins choisissent la Visa pour prendre la direction de l’est, le plus loin possible, la Turquie en ligne de mire. « L’idée, c’était Istambul au moins, Ankara pourquoi pas, et au-delà si la chance était avec nous ».
On s’imaginait un remake – modeste – de la croisière Citroën
Nicolas et Guy changent les bougies, l’essuie-glace, les feux arrière, le câble de freins, installent des rideaux, et une petite bibliothèque sur la lunette arrière. « Nous étions sous le haut patronage de la littérature française ». Un petit chez-eux monté sur roues, fallait-il encore que le moteur tienne
Le moteur tient. Il tient même très bien et nous embarque avec eux sur les routes – secondaires – de France, d’Italie, de Yougoslavie, de Bulgarie et bientôt de Turquie. Le premier tome s’arrête sur les rives de la mer noire.
Peu de visites, peu de rencontres, peu d’aventures ou mésaventures si ce n’est un sac oublié ici, un caprice de moteur là, quelques soucis de ravitaillement en essence et le passage des frontières qui n’avaient rien à voir avec celles d’aujourd’hui.
Le monde est alors divisé en deux blocs, les très gentils et le monde en couleurs d’un côté, les très méchants et le monde en noir et gris de l’autre.
Visa Transit n’est pas un voyage comme un autre et n’est pas à fortiori un récit de voyage comme les autres. Parce que déjà, trois décennies se sont écoulées depuis. Trois décennies et beaucoup d’autres voyages pour Nicolas de Crécy.
« Les détails s’estompent. Il reste des séquences, des images que le temps a déformées, par un système de superposition. Les moment différents qui se mélangent pour créer des épisodes nouveaux… d’autres ont carrément disparu, je dois faire oeuvre de recomposition ».
C’est justement ce qui est intéressant dans ces quelque 130 pages, voir ce qu’il peut rester d’un tel voyage plus de 30 années après. Les moments forts qui ont forcément marqué les protagonistes, impacté leur vie. Visa Transit est un road trip au coeur de la mémoire.
À plus d’un titre d’ailleurs. Puisque le récit est aussi l’occasion pour Nicolas de Crécy de se replonger dans son enfance, de nous raconter notamment – lorsque son cousin prétend que leur voyage est sous la protection bienveillante de la Vierge Marie – ses vacances dans un établissement religieux « choisi par les parents par tradition plus que par conviction », un lieu « tenu de main de maître par un tandem infernal, aux méthodes punitives savamment rodées par des décennies de pratique« .
Vierge ou pas, la Visa tient le coup et ne cale même pas lorsqu’elle croise une impressionnante colonne de chars soviétiques. C’est ça aussi Visa Transit, la photographie d’un monde, d’un autre monde, où l’on ne voyageait pas aussi souvent et facilement qu’aujourd’hui, même en Europe, un monde sans GPS, sans réseau, sans téléphone portable, sans milliers d’amis sur Facebook pour partager votre périple…
Une claque !
Eric Guillaud
Visa Transit, de Nicolas de Crécy. Gallimard Bande Dessinée. 22€