Voilà, Richard Corben n’est plus. Â la base, on devait vous présenter Murky World, son dernier bébé paru en France chez Delirium et dire tout le bien qu’on en pense. Sauf que la vie a décidé d’intervenir de la pire façon qu’il soit, transformant ainsi ce tout nouveau tome en testament.
C’est son éditeur français qui a annoncé la nouvelle : mercredi dernier, Richard Corben s’est éteint à l’âge de quatre-vingt ans, laissant derrière une œuvre à part, une vision autant nourrie par les classiques de cette foisonnante littérature dite de ‘fantasy’ pendant si longtemps hélas dénigrée en France et qu’il avait aidé à sortir de son ghetto, salué comme il se doit en 2018 par un Grand Prix au festival d’Angoulême.
Richard Corben, c’est aussi avant tout l’un des plus grands artistes de la culture ‘pulp’ qui s’était d’abord épanouie dans les années 20 et 30 dans ces magazines bon marché pleins de monstres et d’histoire macabres où Ray Bradury, Robert E. Howard et HP Lovecraft avait fait leurs premières armes. Un échappatoire pas si innocent que ça car cachant souvent sous sa triple couche de gore une critique assez acerbe de la société occidentale et de ses (multiples) travers. Une véritable culture contestataire, en marge qui est réapparue dans les années 50, 60 et 70par l’intermédiaire du neuvième art cette fois-ci. Ses porte-étendards se nomment alors Eerie, Creepy, Vampirella ou encore MétalHurlant et oui, pas la peine de chercher, Corben les a tous colonisé.
Dans une autre vie et un autre siècle, ce natif du Missouri au physique pourtant assez frêle aurait sûrement été sculpteur, tant il a cette façon si particulière d’exposer les corps pour mieux les façonner mais aussi les rendre parfois grotesques et difformes, reflets à peine déformés de l’âme qu’ils abritent. Gothique et en même temps, terriblement humain.
Pour son éditeur français Laurent Lerner de Delirium, Corben a toujours été perçu par un certain nombre de lecteurs « comme un auteur exceptionnel, génial et tout à fait à part, depuis sa découverte avec Métal Hurlant. Il a traversé une période plus compliquée et a été oublié de pas mal de monde jusqu’à ce qu’il recommence à être publié en son nom, et non au travers de séries plus grand public, et son oeuvre a commencé enfin à être redécouverte depuis ces dernières années. » Leur premier contact date de 2012, époque à laquelle Lurent voulait éditer en français le ‘best’ de Creepy qui lui était consacré. Mais c’est surtout à partir de l’édition française de Ragemoor que les deux ont commencé à collaborer « pour de bon. J’avoue que j’avais été particulièrement surpris de constater que cette BD n’avait pas d’éditeur en français, alors qu’elle était sortie depuis un an ou deux déjà aux US. Je l’ai alors contacté et il a été ouvert et sympa d’emblée. Il a notamment signé quelques ex-libris que l’on offrait aux lecteurs, en partenariat avec un libraire parisien historique (‘Super-Héros dans le Marais’). Tout s’est déroulé avec une merveilleuse simplicité, alors que c’était un monument de la BD. A partir de là, tout s’est fait de plus en plus cordialement, même s’il était très réservé. Mais je crois que l’essentiel était qu’il sente que l’on respecte son travail et que l’on soit honnête avec lui. »
Pour Laurent, ce qui restera, c’est « d’abord Den pour les générations les plus anciennes. Ensuite, sa carrière est jalonnée de chef d’œuvres, de Bloodstar, adaptation fabuleuse de RE Howard, à MondeMutant, et Vic & Blood, par exemple. Mais ces dernières années, il était au sommet de son art, Esprits des Morts où il adapte des nouvelles et poèmes de Poe contient certains de ses plus beaux travaux de son propre aveu. Ratgod est un bijou en référence à Lovecraft, et Murky World, sur lequel il a travaillé pendant près de 8 ans, est une œuvre testament, graphiquement sublime, dans laquelle il dit beaucoup de choses de lui-même et de sa propre vision des hommes, des rêves, des idéaux et de l’héroïsme. »
Il est donc très difficile de détacher Murky World de ce contexte très particulier, cette ultime aventure est d’autant plus symbolique qu’elle recèle la quintessence même du ‘style’ Corben.
Il y ce héros – ou plutôt anti-héros – nommé Tugat, justement au physique d’athlète mais au cerveau et surtout à la naïveté d’un enfant qui se fait balader, littéralement, par ses semblables qui se servent tous de lui.
Puis il y a ce rythme si particulier, propre aux serials, référence à ces aventures publiées en épisodes de cinq ou six pages, chaque ‘chapitre’ étant introduit par une sorte de conteur qui revient en quelques mots sur ce qui a précédé.
Mais surtout, on retrouve dans ce texte toutes ses obsessions, ici sublimées, notamment à travers ce mélange si particulier de dark fantasy, de quête initiatique, d’horreur et d’humour macabre avec ces nombreuses références culturelles à peine voilée. La scène du bal, par exemple, est ouvertement un hommage à la nouvelle Le Masque de La Mort Rouge de son idole Edgar Allan Poe, traduite chez nous par Baudelaire. Le personnage central semble aussi être une sorte de pastiche de Conan le Barbare et sa rencontre avec un vers monstrueux et invisible renvoie quant à elle à Lovecraft. Sans parler de cette mise en couleur réalisée par ses soins et qui donne vraiment vie à ce monde fantasmée, aussi attirant que macabre.
Avec Murky World, Richard Corben sort par la grande porte, avec discrétion et classe, à l’image de sa vie. Sans lui, nos cauchemars ne seront plus tout à fait les mêmes…
Olivier Badin
Murky World de Richard Corben. 25 €. Delirium.