10 Oct

Les Indes Fourbes : un récit de Guarnido et Ayroles qui frise l’excellence

Attention chef d’oeuvre. Un grand chef d’oeuvre ! De ceux qui restent quand les années passent et les héros de pacotille trépassent. Un récit picaresque mettant en scène un as de la fourberie, un Don Quichotte rendu aux Amériques avec des rêves d’Eldorado…

Quand un scénariste de grand talent s’associe à un dessinateur de renom, logiquement, ça ne peut guère aboutir à un navet. À contrario, rien ne dit que le chef d’oeuvre est forcément au rendez-vous.

Alors ? Alors aucun doute, Les Indes Fourbes est bien un chef d’oeuvre. Tel un mille-feuille, Alain Ayroles et Juanjo Guarnido qui se sont fait respectivement connaître avec les séries De Cape et de crocs et Blacksad, ont empilé les couches du bonheur pour nous accompagner vers l’extase.

Scénario, narration, écriture, dialogues, découpage, graphisme, personnages, couleurs, décors, format de l’album… Tout, je dis bien tout, a été finement pensé et élaboré, même si, comme le reconnaît Juanjo Guarnido, tout cela a été « un travail colossal », colossal mais « jouissif ».

Jouissif ! C’est aussi l’adjectif que j’emploierais volontiers pour exprimer mon ressenti à la lecture des quelque 160 pages de l’album au très beau format XXL de 25,3 sur 34 cm. Jouissif comme a pu l’être pour un grand nombre d’entre nous la lecture de L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche de Cervantes qui, forcément a influencé ce récit, ou encore, pour les férus de littérature espagnole, de El Buscón, la Vie de l’Aventurier Don Pablos de Ségovie de Francisco Quevedo, auquel Les Indes fourbes apporte une suite.

@ Delcourt / Ayroles et Guarnido

L’histoire ? Picaresque à souhait avec un personnage qui a un petit quelque chose de Don Quichotte. C’est d’ailleurs ce personnage qui a donné l’idée de cette histoire à Alain Ayroles, une idée qui lui est venue alors qu’il était en vacances en Equateur. « Je logeais chez l’habitant… », explique l’auteur dans une interview accordée à Sonia Déchamps, « et dans cet intérieur sud-américain, il y avait un tableau de Don Quichotte. L’image m’a percuté. Pourquoi ne pas faire un Don Quichotte en Amérique du sud ? Mais cela paraissait un peu bateau à Juanjo ».

Finalement, les deux hommes s’arrêteront sur le personnage de Don Pablos de Quevedo, un immense auteur espagnol peu connu en France. Dans le roman El Buscòn, ou la vie de l’aventurier Don Pablos de Ségovie publié en 1626, Francisco Quevedo nous embarque dans les pas d’un vaurien qui ne cherche à avancer que dans la filouterie, le vol, le brigandage, un bandit des grands chemins, un antihéros parfait, un picaro de derrière les fagots qui ne parviendra jamais à effacer malgré tous ses efforts sa condition sociale.

À la fin de ce roman qui se déroule en Espagne, Don Pablos embarque pour l’Amérique, les Indes comme on disait alors. Francisco Quevedo annonce une suite qui ne sera jamais écrite. Alain Ayroles et Juanjo Guarnido l’imaginent. Ainsi naissent Les Indes Fourbes et les aventures de notre héros parti à la recherche de l’Eldorado et surtout d’un enrichissement rapide, par quelque moyen que ce soit…

Un récit captivant et drôle de la première jusqu’à la toute dernière page où les auteurs parviennent encore à nous surprendre avec un final extraordinaire !

Eric Guillaud

Les Indes Fourbes, de Ayroles et Guarnido. Delcourt. 34,90€

09 Oct

L’ennemi juré de Batman contre-attaque : le Joker superstar !

Avec Lex Luthor ou encore le Docteur Fatalis, le Joker est sûrement l’un des bad guys les plus fascinants de l’univers des comics. Présent dès le premier épisode de Batman en 1940, il a aussi rebondi au cinéma dès 1989 sous les traits de Jack Nicholson. Alors que ce mercredi c’est au tour de l’acteur Joaquin Phoenix d’endosser dans les salles obscures le costume du super-criminel, rééditions et traductions se multiplient en librairie.

En première ligne, il y a bien sûr la réédition ‘deluxe’ de Killing Joke du dessinateur Brian Bolland, surtout scénarisée par la superstar Alan Moore. Une œuvre fondatrice qui, deux ans après The Dark Knight Returns(Batman Année Un en VF) de Frank Miller, fit rentrer brutalement dans l’âge adulte la culture comics. En parlant de Frank Miller, Joker, L’Homme Qui Rit paru initialement en 1993 essaye de lui rendre justement hommage en en reprenant certains des codes, tout en racontant la première rencontre entre les deux ennemis jurés. Un récit assez accessible mais déjà empreint d’un pessimisme et d’une violence sourde qui présageaient des choses à venir, même si l’ajout ici en bonus d’histoires annexes scénarisées par la même personne mais avec un parti-pris graphique plus réaliste et plus terne au niveau des couleurs paraît quelque peu hors-sujet…

Gros pavé de plus de 400 pages, Joker Renaissance est surtout l’œuvre de la star montante de la maison DC, le scénariste Scott Snyder. Le style presque pop et léché mais aussi par moments halluciné de son fidèle compagnon Greg Capullo (Spawn) est contrebalancé par l’incroyable inventivité sadique et sa folie créative de son anti-héros, Snyder se révélant une nouvelle fois particulièrement retors et capable de faire subir à nos amis super-héros les pires humiliations à travers des histoires bourrées de chausse-trappe.

@ DC/Urban Comics – Joker Renaissance de Synder, Capullo, Tynion IV & Jock

Le Joker (tout simplement) de Brian Azzarello et Lee Bermejo est le plus trash du lot, le plus violent et le plus sombre aussi. Ce n’est pas pour rien que Batman n’y est qu’une ombre fugace que l’on ne croise qu’à la toute fin du récit, et encore. L’influence du film de The Dark Knight de Christophe Nolan y est patente et on retrouve ici la folie meurtrière et déstructurée qu’avait insufflé l’acteur Heath Ledger dans le personnage. Si l’on retrouve pas mal des ennemis du vengeur masqué (Le Pingouin, Double-Face etc.), aucun glamour ni flamboyance ici, à l’image d’un décor, Gotham, décrite comme une mégapole tentaculaire et inhumaine. Contre-pied total et surprenant, c’est pourtant dans son volume que l’on retrouve en bonus un pastiche deCalvin & Hobbes où le Joker rencontre Lex Luthor, l’adversaire numéro un de Superman !

À l’heure où Batman fête ses quatre-vingt ans, quatre visions d’un personnage devenu mythique mais un seul et même monstre, fascinant et perturbant.

Olivier Badin

The Killing Joke de Brian Bolland et Allan Moore, 28€ / Joker, L’Homme Qui Rit de Ed Brubaker, Greg Rucka, Doug Mahnke et Michael Lark, 15,50€ / Joker Renaissance de Scott Synder, Greg Capullo, James Tynion IV et Jock, 35€ / Joker de Brain Azzarello et Lee Bermejo, 15,50€ – DC/Urban Comics

@ DC/Urban Comics – Joker Renaissance de Synder, Capullo, Tynion IV & Jock

07 Oct

Rencontre avec Muriel Douru, auteure de Putain de Vies! itinéraires de travailleuses du sexe

Sujet tabou par excellence, la prostitution, appelée ici travail du sexe pour une acceptation plus large de ce que peut recouvrir l’activité, est au coeur du roman graphique Putain de Vies!. Un livre d’utilité publique signé Muriel Douru et publié à La Boîte à bulles en partenariat avec l’ONG Médecins du Monde et l’association nantaise Paloma. Interview…

Elles ou ils s’appellent Vanessa, Amélia, Giorgia, Lauriane, Louis, Emmy ou Candice. Elles ou ils viennent de France, de Chine, du Nigéria, de Roumanie ou encore de Colombie, pendant 1 an et demi, Muriel Douru a recueilli, retranscrit et mis en images leurs histoires, dix portraits, autant de parcours de vie différents et à l’arrivée un point commun : le travail du sexe.

Mais Putain de Vies! ne raconte pas seulement l’enfance, le quotidien, de ces travailleuses et travailleurs du sexe, il nous parle aussi de violence conjugale, de pauvreté, de migration, de transidentité et d’espoir, espoir de vivre comme chacun de nous, espoir de ne plus être rejeté, stigmatisé.

Parisienne pendant 20 ans, nantaise depuis 3 ans, auteure précédemment de Chroniques d’une citoyenne engagée ou de Beyond the lipstick chroniques d’un coming out, réussit le pari de nous parler d’un sujet particulièrement sensible dans notre société avec intelligence, sans voyeurisme bien entendu, sans misérabilisme non plus. De quoi éveiller notre curiosité…

Qu’est ce qui vous a décidé à réaliser ce roman graphique ?

Muriel Douru. Au départ, le projet a été initié par l’association Médecins du monde. Ils souhaitaient réaliser un roman graphique afin de montrer le gouffre qui existe, parfois, entre les représentations sociales liées au travail du sexe et la réalité du terrain qu’ils constatent tous les jours via leurs actions.

Les travailleuses et travailleurs du sexe sont très stigmatisés, certaines sont des migrantes sans-papiers qui risquent chaque jour de se faire expulser donc il est très difficile de les faire témoigner à visage découvert. L’avantage du roman graphique, c’est qu’il permet de raconter l’intime, la réalité de ces personnes tout en préservant leur anonymat.

Les récits du livre sont absolument vrais- et c’est en cela qu’ils sont si troublants- mais j’ai fait en sorte de protéger l’identité des témoins en changeant leurs prénoms, leurs physiques et certains détails de leurs vies qui les rendraient trop identifiables.

La Boîte à bulles / Muriel Douru

Est-ce qu’il a été facile de convaincre ces travailleurs et travailleuses du sexe de vous livrer leur histoire ?

Muriel Douru. Oui. Parce que ce sont des personnes que personne n’écoute, dont on ignore tout. Leur parole est confisquée par les représentants de l’État ou des militants qui ne transmettent pas toujours leurs réelles revendications (l’abrogation de la loi de pénalisation des clients par exemple) donc elles (il y a un homme dans mon livre mais comme il est très minoritaire, je préfère parler au féminin) ont compris que ce projet leur permettrait de se faire entendre directement. Certes, elles étaient obligées de me faire confiance car je suis l’intermédiaire de leurs récits et cela m’a posé des questions de légitimité, mais j’ai fait en sorte d’être le plus « neutre » possible dans la transmission de leur parole.

D’où le fait que le livre n’est pas misérabiliste ! Parce que, même si certaines ont été, ou sont encore, victimes de réseaux ou d’un proxénète, ce sont des battantes qui ont un courage exceptionnel, qui ont parfois supporté des drames épouvantables, alors qu’elles ne sont bien souvent considérées que comme des « petites choses » qu’il faudrait protéger et « sortir », qu’elles le veuillent ou non, du travail du sexe.

Est-ce qu’il y a une histoire parmi toutes qui vous a touché plus particulièrement ?

Muriel Douru. C’est difficile de choisir car chaque récit est incroyable et je me suis attachée à toutes ces personnes. Mais l’une d’elles m’a beaucoup marquée parce que notre entretien a eu lieu à l’été 2018, le jour de la finale de la Coupe du monde de foot. Alors que le monde entier avait les yeux rivés sur les joueurs, qu’il les valorisait comme des Dieux, j’ai entendu cette femme me raconter comment elle avait été victime d’un réseau de traite, comment elle s’en était libérée toute seule, comment le travail du sexe représentait pour elle un moyen de gagner sa vie meilleur, à ses yeux, que d’aller faire le ménage pour 3 cacahuètes, et comment, quelques jours avant, elle avait travaillé toute la nuit pour, le lendemain, nourrir tout un camp de migrants de sa ville !

Je l’ai quittée les larmes aux yeux et en même temps, pleine de colère d’entendre le monde entier mettre les joueurs de foot sur un piédestal alors que les vrai.e.s héro.ïne.s comme elle restent inconnues, voire, dans son cas, sont même méprisées du fait d’être des travailleuses du sexe.

Notre société du spectacle valorise des gens pas toujours intéressants et passe à côté de personnes exceptionnelles qui changent le monde à leur niveau.

La Boîte à bulles / Muriel Douru

Avez-vous revu ces personnes depuis la sortie de l’album. Et qu’ont-elles pensé du livre ?

Muriel Douru. Tous les témoins du livre ont reçu leurs histoires mises en mots et en images, en version croquis, avant la finalisation de l’album car nous (Médecins du Monde et moi) tenions absolument à ce qu’elles s’y retrouvent complètement et j’ai parfois fait des ajustements ou des modifications, à leur demande, en cours de travail.

Ensuite, nous leur avons transmis un exemplaire après la publication et elles (et il) en ont été apparemment très ému.e.s de voir leur destin devenir un roman et de partager avec le public, même de façon anonyme, leur parcours de vies.

Vous êtes une auteure engagée. Pensez-vous que ce livre puisse changer les mentalités, le regard, sur les travailleurs et travailleuses du sexe ?

Muriel Douru. Je l’espère mais pour cela, il faudrait que celles et ceux qui ont des principes ou des présupposés sur la question de la prostitution, le lisent et je ne suis pas sûre que ce soit le cas. J’ai l’impression que certains sont tellement accrochés à leurs dogmes qu’ils sont incapables d’ouvrir un livre qui risquerait d’ébranler leurs convictions. Et c’est dommage car « Putain de vies ! » témoigne clairement de la violence du patriarcat, des inégalités et de la condition des femmes dans le monde. Le travail du sexe est un lien entre tous ces récits mais le livre parle aussi des migrations, de la transidentité, de la difficulté de se faire une place dans notre société agressive et inégalitaire et il parle aussi de la capacité de résilience de l’être humain et de la soif de (mieux) vivre à laquelle chacun d’entre nous aspire.

S’opposer à des récits réels, les rejeter par principe n’a pas de sens… justement parce qu’ils sont la réalité !

Quand je suis arrivée dans ce projet, je n’avais qu’une vague idée du travail du sexe, je ne connaissais pas bien le sujet et je me gardais donc de prendre position or c’est parce que j’ai écouté, pendant un an et demi, ces personnes qu’aujourd’hui j’ai un avis, personnel et politique, sur la question. Pas l’inverse.

La Boîte à bulles / Muriel Douru

Plus généralement, pensez-vous que la BD est un bon support pour le documentaire, l’enquête, l’engagement, le militantisme ?

Muriel Douru. La BD s’est clairement ouverte aux questions sociales depuis quelques années. La BD n’est plus cet univers uniquement réservé aux hommes qui ne parlait que de Science Fiction ou d’aventures quand j’étais enfant. Des autrices sont arrivées et avec elles, un autre public, plus sensible au réel. L’outil « roman graphique » permet de toucher une autre population, celle qui ne lit pas forcément des essais qu’elle jugerait rébarbatif mais aussi la jeunesse donc en cela, oui, c’est un moyen formidable de faire passer des messages.

D’ailleurs, pour ma part, je suis (récemment) arrivée dans l’univers de la BD pour mes idées plutôt que pour l’objet en tant que tel. J’y ai trouvé un mode d’expression très pertinent pour raconter ce qui m’intéresse le plus : la vraie vie des vrais gens.

Avez-vous dû adapter votre dessin pour cet album ?

Je n’ai pas « adapté » mon dessin, je l’ai imaginé ainsi pour m’approprier ce sujet. Aucun de mes livres ne ressemble à un autre, ce qui n’est pas très confortable, ni pour les éditeurs qui ne savent pas dans quelle case me mettre, ni pour moi qui n’ait, de fait, pas une bibliographie reconnaissable via le style graphique.

Je suis une ancienne dessinatrice textile or dans ce métier, il faut avoir la capacité de dessiner d’un tas de façons différentes, il faut pouvoir « se couler » dans l’univers de ses clients, d’où le fait qu’il m’est encore difficile aujourd’hui de savoir quel est vraiment « mon » style !

Par contre ce livre représente un tournant artistique pour moi parce qu’il est fruit d’une enquête, d’un très long travail de réalisation et parce qu’il permet à des personnes particulièrement stigmatisées de témoigner via ma plume et mes crayons. Ce n’est pas un sujet facile mais je suis très fière d’avoir réalisé cet ouvrage.

Merci Muriel. Propos recueillis par Eric Guillaud le 7 octobre 2020

Putain de vies!, de Muriel Douru. La Boîte à bulles. 24€

La bibliothèque de la Manufacture à Nantes expose les planches originales de l’album jusqu’au 29 novembre

06 Oct

Le scénariste du Petit Spirou et de Soda, Philippe Tome, est décédé

Il a signé le scénario d’une trentaine d’aventures de Spirou, grand et petit confondus, mais aussi de Soda, du Gang Mazda, de Berceuse assassine et du one shot qui pour ma part m’avait bouleversé, Sur la route de Selma, Philippe Tome est décédé ce dimanche…

@ Chloé Vollmer-Lo

La journée avait pourtant bien commencé. Mais voilà, on profite du soleil, on quitte ses écrans pour la journée et on revient le soir regonflé à bloc, prêt à affronter la semaine de boulot. Et patratra, on tombe sur le communiqué des éditions Dupuis :

« Nous venons d’apprendre le décès de Philippe Tome, une nouvelle qui nous laisse tous tristes et abasourdis. Depuis le début des années 80, la vie des Éditions Dupuis est étroitement liée à la carrière de Philippe. Avec Janry, son complice rencontré lors de cours de dessin, il a gravi tous les échelons du métier d’auteur de BD : du cul-de-lampe aux illustrations de rédactionnel, en passant par les décors de « Cubitus » ou de « Robin Dubois 

C’est avec « Spirou et Fantasio » qu’il se spécialise dans le scénario, de 1981 à 1998. Toujours avec Janry, il donne naissance au « Petit Spirou » dès 1987. En 1985, il crée les aventures de « Soda » avec Warnant d’abord, puis avec Gazzotti et Dan. Pour Aire Libre, il se lance avec Philippe Berthet dans un roman graphique, Sur la route de Selma, et aux Éditions Dargaud, il scénarise Berceuse Assassine pour Ralph Meyer. Il a collaboré avec beaucoup de ses amis : Darasse, Hardy, Dan, Goffaux…

Il adorait l’émulation, s’entourer de talents, ce qui le poussait à donner le meilleur de lui-même. L’amitié et la confiance étaient des valeurs auxquelles il tenait par-dessus tout. Sa fidélité de travail avec Janry et Stuf, décédé il y a 4 ans, en témoigne ».

J’avais eu l’immense chance de le rencontrer au milieu des années 80 en compagnie de Janry dans leur atelier bruxellois. À l’époque, Philippe tome travaillait sur les aventures du grand Spirou et de Soda. Le Petit Spirou n’existait pas encore. Un grand moment !

Eric Guillaud

04 Oct

Rencontre avec la Nantaise Tahnee Juguin, auteure avec jean-Denis Pendanx de l’album Mentawaï !

Tahnee Juguin est nantaise mais ses pensées et ses pas l’emmènent régulièrement sur l’île de Siberut en Indonésie aux côtés des Mentawaï. Avec Jean-Denis Pendanx au dessin, elle vient de signer chez Futuropolis une oeuvre à forte valeur ethnographique sur ce peuple longtemps menacé. Interview…

@ Eric Guillaud

J’avais donné rendez-vous à Tahnee Juguin sous les anciennes halles des Fonderies de l’Atlantique à Nantes où l’on fabriquait hier les hélices des plus grands paquebots, parmi lesquels le France. Elles abritent aujourd’hui un jardin luxuriant où palmiers, bananiers et fougères arbustives nous plongent dans une ambiance exotique. 

On ne pouvait finalement rêver meilleur endroit pour parler de son album sorti il y a quelques jours aux éditions Futuropolis, un premier album qui nous emmène au-delà des océans et des montagnes, dans les forêts de l’île de Siberut en Indonésie, où vit une partie du peuple mentawaï.

En compagnie du dessinateur Jean-Denis Pendanx, lui-aussi grand voyageur, Tahnee Juguin nous raconte sur près de 160 pages l’une de ses nombreuses visites à ce peuple animiste, longtemps opprimé sous la dictature de Soeharto, aujourd’hui encore en lutte pour ne pas être assimilé à la société indonésienne. 

Nous sommes en 2014, Tahnee débarque avec un réalisateur pour tourner un documentaire sur les Mentawaï avec l’idée de les faire participer au tournage. Mais les choses ne se passent pas comme prévu et Tahnee, écartée du projet, ne peut que constater un « détournement » des images et à l’arrivée un documentaire qui ne « reflète pas toute la réalité des Mentawaï ».

Tahnee a alors 21 ans, elle décide de monter le projet Mentawaï Storytellers avec pour missions et valeurs l’indépendance et la libre expression des communautés mentawaï par le biais de la gestion d’un tourisme responsable et la réalisation de films par les Mentawaï eux-mêmes.

C’est cette histoire que déroule l’album, un plongeon au coeur des traditions mentawaï, au coeur également d’un projet transversal qui fait appel à la BD mais aussi à la vidéo, un projet qui a aujourd’hui son compte Facebook et son site internet. Tour à tour conférencière pour Connaissance du monde, bergère dans les Alpes, serveuse en restauration rapide, Tahnee a aujourd’hui trouvé sa voie, bien déterminée à la poursuivre…

L’interview ici

Noô ou la réhabilitation en BD d’un grand auteur français de SF des années 50

La carrière d’écrivain de Stefan Wul – alias Pierre Pairault, un dentiste ( !) parisien – a finalement été assez courte. Mais il a malgré tout marqué de son empreinte la science-fiction française des années 50. Son œuvre est aujourd’hui de nouveau célébrée par une nouvelle adaptation en bande dessinée…

La science-fiction francophone a toujours eu mauvaise presse. Moins grandiloquente que celle de ses confrères américains, moins biberonnée aux combats intergalactiques plein de ‘piou, piou’ et de bonds dans l’hyperspace mais par contre plus humaine et, limite, plus philosophique par moment, elle plonge ses racines dans les écrits fondateurs de Jules Verne, JH Rosny Ainé ou encore René Barjavel. Des auteurs dont l’héritage voue un culte à une science salvatrice et non pas destructrice et auquel Stefan Wul a rajouté une certaine poésie.

La reconnaissance, elle, est venue d’abord de Roland Topor puis, huit ans plus tard, de Moebius, qui ont respectivement signé l’adaptation en dessin animé de deux de ses romans, La Planète Sauvage (1973) et Les Maîtres du Temps (1981). Puis à partir de 2012, ce fut au tour de la BD de s’emparer de son œuvre. D’abord par l’intermédiaire de l’éditeur Ankama puis aujourd’hui via le Comix Buro. Soror, le premier volume d’une trilogie annoncée s’attaque à un gros morceau, l’ultime livre de Wul, sorti en 1977.

L’éditeur aime parler ici autant de ‘space opera’ que de ‘voyage initiatique’. ‘Space opera’ car le tout se passe de l’autre côté de l’univers, dans un monde où l’ultra-moderne se mélange à la nature la plus sauvage et où les hommes côtoient de drôles créatures évoquant des sortes d’oiseaux . Et ‘initiatique’ car tout tourne autour d’un jeune homme du nom de Brice. Arraché à la mort sur Terre par son père adoptif, il se retrouve, malgré lui, au plein cœur d’une rébellion qui l’oblige à fuir Grand’Croix, la capitale où il vivait, pour échapper aux forces gouvernementales lancées à sa poursuite.

L’intérêt de Noô, c’est d’avoir permis la rencontre entre un dessinateur assez rôdé à la SF (Alexis Sentenac) avec un auteur (Laurent Genefort) qui évoluait dans la même sphère mais, lui, en tant qu’auteur de romans et de nouvelles. C’est d’ailleurs sa première adaptation BD. Une relative inexpérience qui se ressent parfois dans le rythme général, des dialogues assez verbeux succédant parfois à des scènes plus graphiques sans trop crier gare, comme si en voulant rester le plus possible fidèle à l’esprit original du livre il avait tenu absolument à faire rentrer presque trop de choses dans ce premier volume. En même temps, dans toute trilogie digne de ce nom, le rôle de celui qui ouvre le bal est de justement ‘poser le décor’ comme on dit et c’est ce que fait Soror. Et puis autant Sentenac semble, limite, manquer de place pour s’exprimer durant les (longues) phases de dialogues, autant lors des passages plus contemplatifs qui s’étalent parfois sur une pleine page, il donne alors toute l’ampleur de son talent. Un essai donc peut-être imparfait donc mais transfiguré par quelques moments de pure beauté et qui donne surtout envie de (re)découvrir Stefan Wul.

Olivier Badin

 Noô, volume 1 : Soror de Laurent Genefort et Alexis Sentenac. Comix Buro/Glénat. 14,50€

@ Comix Buro/Glénat / Laurent Genefort & Alexis Sentenac

01 Oct

Une Vie de moche : un récit de toute beauté signé François Bégaudeau et Cécile Guillard

Qu’est-ce que la laideur ? Vaste question à laquelle le monde n’a toujours pas trouvé de réponse définitive. Parce qu’elle est forcément relative. Dans cet album paru aux éditions Marabulles, François Bégaudeau et Cécile Guillard nous en apportent une preuve éclatante…

Elle s’appelle Guylaine. Ne cherchez pas, la rime est évidente, facile mais évidente, Guylaine est vilaine. Du moins, le pense-t-elle depuis toute petite. Précisément depuis le jour où les garçons de son quartier l’ont rejetée de leurs jeux tout simplement parce qu’elle était moche. Et toute sa vie Guylaine sera la vilaine.

« Dans la vie, on a ce qu’on mérite, disait mon père. J’avais du mériter ma tête, mon nez de travers, mes yeux éteints, mes joues pâles, mes cheveux insoumis ». 

Le verdict est sans appel, la peine est capitale.

« On m’avait condamnée à être de celles que les moustiques piquent. Je ne serais pas une princesse, mais sa servante ».

@ Marabulles / Bégaudeau & Guillard

Miroir mon beau miroir… Le titre est explicite, Une Vie de moche déroule la vie de Guylaine depuis son enfance jusqu’à ses 60 ans, avec ses questions, ses doutes, ses peines, les copains qui la rejettent de peur du regard des autres, les copines toujours plus belles qui attirent les garçons comme des mouches, le corps qui ne prend pas les formes espérées à l’adolescence arrivée, les expériences amoureuses ou sexuelles sans lendemain, la recherche d’un style, d’un caractère, qui pourrait atténuer, voire cacher, ce corps disgracieux… et finalement, tout au loin, tout au bout, à des années-lumière, l’acceptation de soi. Enfin !

Le chemin est long et tortueux. On le suit sur près de 200 pages avec compassion, émotion, et parfois une pointe d’agacement tant on a envie de crier à l’héroïne qu’elle n’est pas moche, tout au moins pour tout le monde, qu’il y a forcément des êtres qui la trouvent belle quelque part. D’ailleurs, Guylaine finit par se découvrir un pouvoir de séduction. La victoire est en marche !

@ Marabulles / Bégaudeau & Guillard

Son curriculum Vitae est à rallonge, il est ou a été écrivain, critique littéraire, scénariste, acteur primé Palme d’or à Cannes pour le film Entre les murs dont il a écrit le livre et joué le rôle principal, réalisateur et même chanteur au sein du groupe punk Zabriskie Point qui sortit quatre albums en son temps et joua un rôle moteur pour la scène punk hexagonal, le Vendéen François Bégaudeau signe le très beau scénario de cette histoire.

Moins connue et pour cause, Une Vie de moche est son premier album, certainement pas le dernier, Cécile Guillard offre une très belle mise en images du récit avec un découpage vivant et un dessin au lavis, intimiste et élégant à souhait.

Eric Guillaud

Une Vie de moche, de François Bégaudeau et Cécile Guillard. Marabulles. 25€ (en librairie le 2 octobre)

28 Sep

Jeremiah et Kurdy face à La Bête : un nouveau Hermann à dévorer à belles dents

Quand il y a un loup dans la bergerie, il y a forcément du boulot pour Kurdy et Jeremiah. Le tandem mythique imaginé par le Belge Hermann, Grand Prix d’Angoulême 2016, est de retour avec une trente-septième aventure qui devrait substanter tous ceux qui ont faim d’univers futuristes post-apocalyptiques et crépusculaires.

Et de 37 ! Avec Hermann, les années se suivent et se ressemblent pour le grand plaisir des amoureux de son trait et de son univers. Un album par an environ, de quoi se laisser désirer sans se faire oublier.

En ce mois de septembre 2019, l’aventure s’appelle La Bête mais elle aurait très bien pu s’appeler La Belle et la Bête. D’un côté, la belle Virna qui va tomber sous le charme et dans les bras de Jeremiah, de l’autre la bête, un loup ou quelque chose qui y ressemble, une bestiole pas très sympathique en tout cas, et au centre des bergers qui assistent impuissants au massacre de leurs cheptels.

Un coup des écolos pour réintégrer l’animal dans la région, allez-vous me dire ? Non. Plutôt le sale coup d’une bande d’humains cupides, désireux de chasser les bergers et de récupérer les terres.

Alors fatalement, Jeremiah et Kurdy de passage dans la région ne vont pas pouvoir s’empêcher de se mêler de tout ça, en se rangeant bien évidemment du côté des plus faibles, les bergers, et de leurs brebis sans défense. Résultat des courses, une histoire aussi saignante que crépusculaire emportée par le trait toujours alerte du maître.

Eric Guillaud

La Bête, Jeremiah tome 37, de Hermann. Dupuis. 12,50€

INTERVIEW. Carnets de la ZAD : Quand le scénariste des aventures de Michel Vaillant Philippe Graton se fait photographe

Dans le milieu de la bande dessinée, il s’est fait un prénom en signant depuis 25 ans les scénarios des aventures de Michel Vaillant créées par son père Jean Graton. Mais Philippe Graton est aussi un excellent photographe. Il vient de publier Carnets de la ZAD, un livre réunissant 80 photos prises à Notre-Dame-des-Landes. Rencontre…

Philippe Graton sur la ZAD

Philippe Graton est un amoureux des cabanes. Dans le Bruxelles des années 70, elles ponctuaient son horizon d’enfant, perdues dans un terrain vague, coincées entre un boulevard et une voie ferrée, trônant fièrement au milieu d’un potager. Pour lui, elles représentent des « îlots de convivialité et de poésie en plein cœur de la ville » où « la notion de débrouillardise et de partage, dans un monde de plus en plus individualiste, mérite d’être observée… ».

Lorsque certaines d’entre elles se sont trouvées un jour menacées de démolition par quelques promoteurs immobiliers peu sensibles à la poésie des lieux, Philippe Graton monta une exposition sauvage, accrochant sur les grilles du chantier trente tirages géants des photos de cabanes qui s’y trouvaient. De quoi éveiller l’intérêt des médias, alerter les riverains et finalement sauver ce qui pouvait l’être encore.

Si les zadistes avaient existé à cette époque et en ce lieu, peut-être en aurait-il fait partie. Il les découvrira bien plus tard à Notre-Dame-des-Landes, attiré par d’autres cabanes, les cabanes de la révolte. Pendant cinq ans, il se rendit régulièrement sur place pour immortaliser ces habitations forcément éphémères. Mais il y rencontra aussi des visages, des hommes et des femmes occupés la plupart du temps aux tâches du quotidien et, parfois, à défendre leur territoire des gendarmes venus les déloger.

Disponible en librairie depuis le 24 septembre, Carnets de la ZAD nous offre plus qu’un énième reportage sans âme, c’est véritablement un autre regard que Philippe Graton pose ici, celui d’un homme qui aime raconter des histoires en images, que ce soit en photos comme il le fait dans ce livre ou en bande dessinée à travers les scénarios qu’il écrit depuis 25 ans pour les célèbres aventures de Michel Vaillant lancées par son père Jean Graton.

Au-delà des cabanes et des visages, au-delà du quotidien et des barricades, Philippe Graton restitue une aventure hors norme à travers quatre-vingts photographies inédites et une retranscription de ses notes de terrain à lire – elles-aussi – comme une aventure.

La suite ici

27 Sep

Tank Girl démonte la deuxième guerre mondiale !

Foutraque, anar, punk et avec toutes les aiguilles de la déconne dans le rouge : Tank Girl traîne ses Rangers et ses mégots depuis plus de trente ans. Et sa dernière aventure est toujours aussi déglingos.

Création du scénariste Alan Martin et du dessinateur Jamie Hewlett, elle a débarqué dans le monde la BD outre-Manche en 1988 comme un hippopotame en tutu au milieu d’une convention de dentistes. Alors que le règne de Margaret Thatcher touchait à sa fin et que le rock indépendant envahissait la culture grand public, son style très dense et bourré de références à la pop culture fut une sacrée baffe… Quitte à parfois laisser un peu de côté ceux qui n’aiment pas forcément ce côté limite hystérique. Surtout que malgré une désastreuse adaptation cinématographique que tout le monde a heureusement oubliée, ce personnage féministe, punk et surtout complètement destroy ne s’est toujours pas mis au bridge et à la couture.

Rien que le point de départ de ce Xe avatar d’une série désormais longue comme le bras bien que désertée par Hewlett (bien plus occupé avec le très lucratif Gorillaz qu’il a monté avec Damon Albarn) est volontairement digne d’un épisode des Monty Python. Enfin si John Cleese était fan des Clash… Pour faire simple, Tank Girl et son gang (dont son petit ami, un kangourou !) doivent remonter le temps jusqu’à la deuxième guerre mondiale pour retrouver l’une des leurs qui en a profité pour devenir une starlette d’Hollywood.

Tout ce petit monde a fini par se retrouver pour ce troisième et dernier épisode dans les Ardennes, coincé entre l’armée anglaise et toute une compagnie de chars allemands. Ah, et le détail qui tue : on est en plein hiver et bien sûr, Tank Girl commence l’aventure toute nue. Spoiler : tout ça se termine sur une île au milieu du Pacifique, avec plein de cocktails. Oui, on sait, c’est n’importe quoi. Et c’est drôle. Très drôle, à condition d’aimer les armes, les virages scénaristiques à 90° et la déconne à tout va. Ça plus un paquet de références plus ou moins cachées aussi bien aux grands films de guerre de la grande époque (avec en tête, La Grande Évasion) qu’à la série Stalag 13 ou même… Happy Days.

Bref, c’est le film ‘Inglorious Bastards’ de Quentin Tarantino mais à un rythme d’enfer et avec plus de paires de fesses. En gros, c’est du ‘Tank Girl’ survitaminé et c’est pour ça que c’est bon !

Olivier Badin

World War Tank Girl par Alan Martin et Brett Parson. Ankama / Label 619. 13,90 €,

Ankama / Alan Martin & Brett Parson