10 Mar

Là où se termine la terre, un roman graphique de Désirée et Alain Frappier aux éditions Steinkis

Capture d’écran 2017-03-08 à 20.16.14Là où se termine la terre est une histoire vécue, celle de Pedro Atias, celle aussi d’un pays, son pays, le Chili, et plus largement du monde, notre monde…

Transmettre. C’est ce qui anime depuis toujours Désirée et Alain Frappier, les auteurs de cet album paru chez Steinkis en janvier. Transmettre la grande histoire du monde en la mêlant à l’histoire intime, celle des hommes, en l’occurence ici celle de Pedro Atias.

En 1948, quand débute ce récit, Pedro Atias n’est qu’un enfant en culotte courte, un enfant qui admire son père, Guillermo Atias, écrivain. Pedro est alors scolarisé à l’Alliance française et apprend « nos ancêtres gaulois », quasiment rien sur son pays, le Chili.

Mais peu importe, l’essentiel pour son père, un intellectuel de gauche, est d’inscrire ses enfants à l’Alliance Française, une école réputée pour la qualité de son enseignement.

« La France jouissait alors d’une image exceptionnelle en Amérique latine. Tout le monde aimait la France… »

Aujourd’hui, Pedro l’exilé vit en France. Mais ses souvenirs le ramène perpétuellement au Chili. Des souvenirs d’enfant, main dans la main avec son père face à la mer, puis des souvenirs d’adolescent qui s’éveille au monde, en découvre le côté lumineux, la coupe du monde de football de 1962, le cinéma, la littérature, et son côté obscur, l’assassinat de Kennedy, la guerre du Vietnam, la guerre froide…

Et puis il y a les souvenirs plus douloureux encore, le coup d’état militaire en septembre 1973, la mort de Salvador Allende, la dictature de Pinochet, la répression contre la gauche chilienne, les tortures, les déportations, les exécutions et disparitions de plusieurs milliers de personnes… et enfin, pour lui, l’exil.

Plus fort qu’un récit documentaire, plus fort qu’un récit historique, Là où se termine la terre nous plonge dans le passé chilien entre 1948 et les années 70. « Depuis longtemps, avec Alain, nous souhaitions raconter une histoire qui se déroule en Amérique latine, en Argentine ou au Chili… », explique Désirée Frappier, « Mais cela nous semblait impossible sans l’aide d’un fil conducteur sensible, capable de nous mener dans les méandres d’une histoire excessivement complexe tout en nous maintenant toujours dans la fragilité de l’intime et du particulier ».

Un récit dense et documenté, au ton souvent nostalgique et grave, emmené par un graphisme et une mise en page d’une très belle sobriété, qui ‘n’est pas sans rappeler le travail d’Emmanuel Guibert (La guerre d’Alan). Passionnant !

Eric Guilaud

Là où se termine la terre, de Désirée et Alain Frappier. Éditions Steinkis. 20€

© Steinkis / Désirée & Alain Frappier

© Steinkis / Désirée & Alain Frappier

10 Nov

Maudit Allende ! Le douloureux passé du Chili retracé par Jorge González et Olivier Bras

Couv_259764Vingt-cinq ans après la fin de la dictature, le gouvernement chilien vient de reconnaître pour la première fois la possibilité que le poète Pablo Neruda ait été assassiné par le régime de Pinochet après le coup d’état qui a renversé le président socialiste Salvador Allende. Tout ça pour dire combien cette période est aujourd’hui encore ressentie par le peuple chilien comme une blessure profonde, une déchirure, un passé dont il se serait bien passé et qu’il aimerait parfois effacer. Impossible hélas!

Maudit Pinochet serait-on tenté de crier depuis notre vieille Europe. Maudit Allende! afffichent Jorge González et Olivier Bras en couverture de leur album publié chez Futuropolis. Une provocation ? Non. Impossible de taxer le scénariste Olivier Bras de sympathie pour le dictateur, bien au contraire. Il écrit d’ailleurs en postface que Salvador Allende continue d’incarner « pour beaucoup une personnalité politique inspirante, un homme aux convictions marquées qui mérite bien un piédestal« .

Alors pourquoi ce titre ? Tout simplement parce que l’album retrace la grande histoire du Chili à travers la petite histoire d’un gamin, Leo, dont la famille n’a pas fui comme beaucoup de Chiliens le coup d’Etat de 1973 marquant l’instauration de la dictature mais l’arrivée au pouvoir du socialiste Salvador Allende, trois petites années auparavant.

Éduqué dans le culte du général Augusto Pinochet, Leo grandit en Afrique du Sud avant de rejoindre l’Angleterre, se rapprochant sans le savoir du général Pinochet qui vient de subir une intervention chirurgicale en urgence dans une clinique londonienne. Et c’est là qu’il est arrêté pour génocides, tortures et disparitions, sur intervention de la justice espagnole. Une sacré coïncidence qui va amener Leo à retourner dans son pays lorsque Pinochet libéré retournera lui-même à Santiago. Leo y accompagne sa petite amie, une journaliste française chargée de couvrir l’événement. Au cours de ce séjour, le jeune homme va approcher la réalité de la dictature et remettre des années d’éducation, de croyances, en question.

Absolument passionnant et assurément émouvant. Maudit Allende! prépublié dans La Revue dessinée retrace une période très sombre du Chili avec force et précision. Rien d’étonnant, le scénariste Olivier Bras est journaliste et a notamment couvert le Chili pour Libération et RFI. Il signe ici son premier roman graphique – et quel roman! – avec un très grand dessinateur argentin Jorge González, dont on a déjà dit le plus grand bien dans ce blog. Il a notamment signé Bandoneon, Chère Patagonie et Retour au Kosovo. Comme dans chacun de ses albums, Jorge González nous invite  à vivre ici une nouvelle expérience graphique et narrative singulière, un va et viens entre des planches très sombres, parfois juste esquissées, correspondant à la période de dictature, et des planches en couleur plus légères, correspondant à l’après dictature. C’est beau, tellement beau qu’on en pleurerait !

Eric Guillaud

Maudit Allende!, de González et Bras. Editions Futuropolis. 20 €

En 2012, Jorge González nous avait accordé une longue et passionnante interview au moment de la sortie de l’album Chère PatagonieUne interview à retrouver ici !

26 Oct

L’Empire des steppes : le nouveau Jour J de Fred Duval et Jean-Pierre Pécau avec Guéra au dessin

jour-j-22-l-empire-des-steppesEt si les armées mongoles ne s’étaient pas arrêtées en Autriche au XIIIe siècle mais avaient poursuivi leurs conquêtes jusqu’à Rome et au-delà ? C’est le postulat de ce nouvel album de Jour J, une uchronie prévue en deux volets, L’empire des steppes que nous pouvons d’ores et déjà tenir entre nos petites mains fébriles et Stupor Mundi prévu pour le deuxième semestre 2016.

Après Dragon rouge et Le Crépuscules des damnés, deux aventures qui prenaient corps au milieu du siècle dernier, les scénaristes Fred Duval et Jean-pierre Pécau nous invitent à effectuer un sacré saut dans le passé, huit siècles, rien que ça, pour nous plonger au coeur des royaumes d’Europe en l’an 1242. Rome n’est plus alors qu’un tas de cendres après 6 jours et 6 nuits de pillages et d’incendies par les hordes mongoles et les royaumes francs sont à leur tour menacés. Réfugié à Avignon, le Saint-Père en appelle à l’ultime croisade pour éviter le désastre. De tous les royaumes d’Occident montent les chevaliers prêts à en découdre. « Tous avaient juré qu’ils mourraient sur place et que pour un moine guerrier, ils emporteraient 50 cavaliers diaboliques. C’était le dernier rempart de la chrétienté, le dernier recours des Francs… »

Au dessin, Guéra, un petit nouveau dans la série mais pas dans la bande dessinée. Né à Belgrade et résidant aujourd’hui à Barcelone, Guéra a notamment réalisé l’adaptation en BD du film Django Unchained et travaillé sur la série Le lièvre de Mars. Son graphisme réaliste prend toute sa dimension dans les scènes de combat. La couverture de l’album a été confiée aux talentueux Manchu et Fred Blanchard.

Lancée en avril 2010, il y a donc un peu plus de cinq ans, la série Jour J compte déjà 22 albums couvrant toutes les périodes de notre histoire. Un boulot de titan pour les scénaristes qui ont pour l’occasion fait appel au talent d’une quinzaine de dessinateurs, parmi lesquels Emem, Damien, Colin Wilson, Gess, Philippe Buchet… A chaque album, une réécriture de l’histoire à partir de faits incontestés. Et si les Russes avaient réussi à marcher sur la Lune avant les Américains ? Et si l’Allemagne avait gagné la Première guerre mondiale ? Et si l’imagination avait finalement pris le pouvoir en 1968 ? Dans une veine réaliste, Fred Duval et Jean-Pierre Pécau nous illustrent ce qui se serait passé si l’histoire avait pris un autre cap… Toujours instructif !

Eric Guillaud

L’Empire des steppes, Jour J (tome 22), de Fred Duval, Jean-Pierre Pécau et Guéra. Editions Delcourt. 14,50 €

@ Delcourt / Duval Pécau et Guéra

@ Delcourt / Duval Pécau et Guéra

30 Juil

Blake et Mortimer héros d’un hors-série des magazines Le Point et Historia

ob_738522_2014-07-lepoint-historiaA l’instar du cinéma, de la littérature ou de n’importe quel autre art, la bande dessinée a toujours reflété, ne serait-ce qu’en filigrane, son époque et donc ses courants de pensée, ses mœurs, ses peurs, ses espoirs, ses avancées technologiques… Bien sûr, les aventures de Blake et Mortimer n’échappent pas à la règle. Lancées par Edgar P. Jacobs en 1946, elles vont accompagner les lecteurs sur près d’une génération depuis Le Secret de l’espadon, dont le scénario est construit sur la menace d’un conflit atomique entre la Chine et le monde occidental, jusqu’au japonisant  3 formules du professeur Satõ qui met en scène en ce tout début des années 70 les progrès de la robotique.

C’est cet arrière-plan historique que les magazines Le Point et Historia, associés sur le coup, ont souhaité mettre en avant dans ce hors-série de plus de 110 pages très complet, parfaitement documenté et illustré. On y parle donc du péril jaune, du secret des pyramides, de Scotland Yard, de l’Atlantide, des savants fous, des intelligences artificielles… mais aussi bien sûr du légendaire tandem Blake et Mortimer ainsi que de leur créateur Edgar P. Jacobs. Un ouvrage de référence pour les nombreux fans de cette série qui a été reprise depuis 1990 par différents auteurs. Le prochain épisode, Le bâton de Plutarque, réalisé par Yves Sente et André Juillard est d’ailleurs attendu pour le 5 décembre prochain.

Disponible en kiosque au prix de 8,90 €

 

07 Jan

François Bourgeon rejoint les éditions Delcourt

Jolie coup pour les éditions Delcourt qui viennent d’annoncer l’arrivée dans leur catalogue de l’ensemble des oeuvres de François Bourgeon, auteur de plusieurs séries mythiques de la bande dessinée historique francophone telles que Les Passagers du vent (1 million d’exemplaires vendus par titre), Les Compagnons du crépuscule ou encore Le Cycle de Cyann.

La réédition de ces trois séries est d’ores et déjà annoncée pour l’année 2014, les deux premières en avril, la dernière en septembre à l’occasion de la parution du sixième et dernier volume de la série.

Eric Guillaud

03 Sep

Les Guerres silencieuses, une histoire de famille signée Jaime Martin chez Dupuis

Impossible pour l’auteur de BD Jaime Martin de ne pas connaître l’histoire de son père. Combien de repas de famille se sont en effet achevés par le récit de sa vie et plus particulièrement de son service militaire dans le Sahara espagnol. Beaucoup, beaucoup trop, de quoi ne plus vraiment écouter. Il faudra que l’auteur se retrouve en manque d’inspiration et bloqué sur une page blanche depuis des jours, pour qu’il y prête à nouveau attention lors d’un repas dominical et la juge finalement assez intéressante pour être adaptée en bande dessinée.

Et pour nous lecteurs, cette vie se révèle effectivement très intéressante. D’abord parce qu’elle nous ramène dans l’Espagne des années 50, une Espagne meurtrie par la guerre civile, bâillonnée par le franquisme, tenue d’une main de fer par les institutions, l’armée, la religion, ensuite parce qu’elle nous parle d’une autre guerre, une guerre que très peu de gens connaissent, la guerre d’Ifni, qui opposa l’Espagne au Maroc. Avec un graphisme élégant et clair, qui tend parfois vers le minimalisme, et l’intégration modérée de quelques photos anciennes, l’auteur de Ce que le vent apporte et de Toute la poussière du chemin, également parus aux éditions Dupuis, nous dresse ici un tableau réaliste et fort de l’Espagne d’hier et d’aujourd’hui. La rentrée s’annonce bien… EGuillaud

Les Guerres silencieuses, de Jaime Martin. Editions Dupuis. 24 euros


07 Fév

Festival : St Denis en Val coince la bulle

Rien à voir avec le mastodonte festival d’Angoulême mais si vous aimez la bande dessinée et que vous habitez dans le Loiret et plus particulièrement aux environs d’Orléans, alors rendez-vous samedi 9 et dimanche 10 à St Denis en Val pour la 12e édition de Bulles en Val avec au menu des expos, des spectacles, un coin libraires et bouquinistes et bien entendu les incontournables séances de dédicaces. Parmi les auteurs invités : Afroula, Fabrice Angleraud, Jean-Michel Arroyo, Jean Barbaud, Callixte, Hervé riches, Roger Seiter…

Le Cercil, Musée Mémorial des enfants du Vel d’Hiv, y sera présent durant les deux jours pour présenter au public des bandes dessinées sur la Shoah.

Et le mardi 12 février, à 18h, le Cercil, toujours lui, proposera dans ses locaux à Orléans une rencontre autour de la thématique : « la représentation de la résistance, de la déportation

et de la Shoah est-elle possible ? Parmi les invités, Robin Walter, auteur de la BD KZ Dora (éd. Des Ronds dans l’O), Antoine Maurel, éditeur de la BD L’enfant cachée de Marc Lizano, Loïc Dauvillier et Greg Salsedo au Lombard et Benoît Momboisse, auteur avec ses élèves du roman illustré Les Sangliers sortent du bois (éd. de l’Ecluse). EGuillaud

06 Oct

En exclusivité, l’interview de l’Argentin Jorge González pour son album « Chère Patagonie »

Argentin d’origine, espagnol d’adoption, Jorge González s’est fait connaître en France avec « Bandonéon » paru chez Dupuis il y a deux ans. Il revient avec « Chère Patagonie », un ouvrage de 280 pages d’une densité dramatique et d’une richesse graphique tout à fait exceptionnelles. Rencontre…

Jorge González (D.R.)


« Bandonéon » il y a deux ans, « Chère Patagonie » aujourd’hui, vos deux derniers livres publiés en France parlent de votre pays d’origine, l’Argentine, et de son histoire. Votre travail ne serait-il pas guidé par une certaine forme de nostalgie, de mélancolie ?

Jorge González. Il m’est impossible de ne pas ressentir, de ne pas réfléchir au lieu que j’ai quitté, à la vie que je ne vivrai jamais, du moins au quotidien. Résider dans un autre pays m’a, bien sûr, placé dans le rôle du spectateur vis-à-vis de mes racines et des racines des miens, et soudain je me suis vu fouiller là-dedans, à questionner mes vides. C’est un fantôme qui m’accompagne quotidiennement, la vie semble être un « non-lieu » et quand, en plus, tes repères se sont évaporés, tout devient plus complexe. De toute manière, avant d’arriver en Europe, je dirais même depuis mon enfance, j’ai une certaine facilité à fréquenter la mélancolie. Il y a une tristesse permanente qui circule autour des habitants de Buenos Aires et qui reste à jamais en eux.

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Peut-on savoir pourquoi vous vous êtes installé en Espagne ? En quelques mots, pouvez-vous revenir sur votre parcours ?


J.G. Je suis arrivé en Espagne il y a environ 18 ans. J’aimais l’idée de voyager (sans grande intention précise) et, en même temps, j’imaginais, à travers les revues que nous lisions à Buenos Aires, ce qui, une fois à Barcelone et à Madrid (la même langue aidant), serait le mieux pour présenter mes rares pages et essayer de vivre de ce que je croyais être la seule chose que j’avais entre les mains. J’ai mis du temps à trouver l’opportunité, au-delà d’un livre jeunesse que j’ai pu illustrer. Ce fut avec « Hard Story », sur un scénario de Horacio Altuna, que je me suis consacré totalement à la BD. Dès lors, j’ai complété mes projets avec des travaux publicitaires, ceux qui me faisaient vivre. Plus tard, je suis allé à Angoulême et j’ai pu projeter deux albums avec Glénat (« Le Vagabond » et « Hate Jazz »). Des années plus tard, j’ai gagné en Espagne le prix FNAC-Sins Entido avec « Fueye » (en France « Bandonéon »), et c’est à ce moment qu’a commencé ma relation avec Dupuis.

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Vous sentez-vous aujourd’hui plus Espagnol qu’Argentin ? Quel regard portez-vous sur votre pays d’accueil qui vit aujourd’hui une grave crise économique ?

J.G. Où que je vive, je ne cesse de me sentir Argentin, à ceci près, c’est vrai, que l’expérience de vivre dans un lieu qui n’est pas le tien te pousse à t’adapter et à développer d’autres aptitudes. C’est très étrange d’être dans un lieu que tu apprécies pour de nombreuses raisons, mais auquel tu n’appartiens pas. La langue aide à maintenir cette illusion. Au début, tu as l’impression que c’est un pays avec lequel tu as des points communs mais, après quelques mois, tu te découvres dans un monde très différent et dans un contexte européen dont tu sais peu de choses.

Je pense à toutes les crises que j’ai vécues dans mon pays et à toutes celles qu’a vécues l’Amérique latine : l’attitude face aux problèmes et la manière de les résoudre est toujours différente. Quoi qu’il en soit, chaque pays, chaque continent avance selon sa propre inertie. Et je ne crois pas qu’on regarde beaucoup autour pour apprendre, reprendre ou inventer d’autres chemins. L’Espagne doit trouver ses propres outils pour récupérer tout ce qu’elle est en train de perdre, peut-être devra-t-elle se briser, se rompre pour comprendre comment elle est arrivée là où elle en est arrivée.

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On vous présente comme un auteur contemporain incontournable, un virtuose du dessin. Il y a quelques années, on vous comparait à des gens comme Mattoti. Depuis, votre dessin a évolué. Comment qualifiez-vous aujourd’hui votre propre style ? Et de qui vous sentez-vous proche ?

J.G. Mon apprentissage visuel dans la préadolescence a commencé avec José Muñoz, Horacio Altuna, Juan Giménez, Moebius, Mattotti, Jordi Bernet, etc… Ce fut ma première impression, et c’est celle qui persiste en moi aujourd’hui. À la longue, j’ai découvert les précurseurs de cet art comme Herriman, McKay et Frank Robbins, et tout naturellement, je me suis imprégné petit à petit de la nouvelle génération (Ware, De Crecy, Blutch…) et d’autres domaines artistiques. Mon style est lié depuis un moment à ma manière d’être et de faire de « l’autothérapie », en privilégiant les esquisses, le trait le plus spontané et immédiat, et en redonnant du sens à « l’erreur ». Tout ce que nous faisons est autobiographique. Il peut se déguiser de mille manières, mais nous nous y retrouvons toujours tels que nous sommes, avec notre multitude de « moi » : ce qui se voit et ce qui ne se voit pas (les bruits, les odeurs et les atmosphères personnelles qui ne peuvent se décrire ni correspondre à un sens).

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Plus largement, quelles sont vos influences graphiques mais aussi picturales, cinématographiques… ?

J.G. En peinture : Goya, Van Gogh, Hopper, Ensor, Rothko, Turner… Au cinéma : Tarkovsky, Welles, Cassavetes, Fritz Lang, Buñuel, Scorsese, Herzog, Lynch… La photographie est arrivée tardivement entre mes mains : Berenice Abbott, William Klein,

Weegee… Dernièrement, je m’intéresse plus au théâtre, à comprendre les structures narratives et à lire des auteurs qui écrivent des dialogues incroyables comme Manuel Puig, Philip Roth, etc.

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De même, au niveau de l’écriture, quelles sont vos livres de chevet ?

J.G. J’ai beaucoup de mal à me limiter à quelques-uns. J’aime lire des essais et de la philosophie. Des auteurs comme Nietzche, Ciorán, Lao-Tsé, Foucault, Krishnamurti. Les « Nine Stories », de Salinger et « El perseguidor », de Cortázar. « La Conjuration des imbéciles », de Toole. « Poemas y Antipoemas », de Nicanor Parra, le « Martin Fierro », tout Borges, la poésie de Oliverio Girondo, tout Roberto Arlt… et, ces dernièrs temps, tout ce qu’a écrit Roberto Bolaño, en particulier « 2666 ».

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Lire la chronique de l’album

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La musique tient une importance considérable semble-t-il dans votre vie et dans votre production. Le tango dans « Bandonéon », le jazz dans « Hate jazz »… Quelle musique vous a accompagné tout au long de la création de « Chère Patagonie » ?

J.G. Ce sont mes amis de Sensorial qui ont créé la musique de l’album. Il me semble que leur composition organique cadre parfaitement avec chaque page. Elle est intégrée à l’application pour l’iPad. [voir le site de l’auteur, ndlr].

De toute manière, quand je dessine, j’écoute toute sorte de musique, la radio argentine et aussi le silence de temps en temps.

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Vous mettez en scène dans l’album des indiens, des colons, des missionnaires, des pionniers, des anarchistes, des commerçants… Vous évoquez le massacre du peuple indigène, le mouvement syndicalo-anarchiste, le massacre de Trelew, la répression de la junte militaire, le conflit mapuche et même les prémices du football… Quelle est votre intention initiale ? L’important pour vous est de raconter une fiction ancrée dans le réel ou de parler du réel à travers une fiction ?

J.G. « Chère Patagonie », selon moi, est un album qui traverse un état d’âme, le mien, une manière de ressentir une atmosphère précise. Au fur et à mesure que l’album avance, la narration s’intensifie. J’essaie de l’amener vers des situations surréalistes (grâce à Hernán González) et de voir comment tout se pourrit et se complexifie. Elle se fait plus extrême, traverse le Buenos Aires de 2001, où n’importe quelle histoire devient possible. Le délire fut tel qu’il a culminé dans quelque chose d’aussi surréaliste que le « Corralito » (1) bancaire. La réalité et la fiction s’entrelacent à tel point qu’elles se confondent, et on ne sait pas de façon certaine quelle est l’une ou l’autre.

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L’atmosphère générale de « Chère Patagonie » est singulièrement âpre, sombre, inquiétante, parfois hermétique. Pourquoi ce parti pris ? Pouvez-vous nous dire un mot de la technique employée pour le graphisme et les couleurs ?

J.G. Tout découle de mes envies de décrire cette atmosphère intérieure qui m’accompagne. « Chère Patagonie » fut une intuition et un grand prétexte pour me raconter. J’utilise des crayons à papiers, des cires, des pastels gras, et je me sers, à la fin, de Photoshop pour fusionner le noir et blanc et la couleur.

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Comme « Bandonéon », « Chère Patagonie » comporte deux parties distinctes. Et comme dans Bandonéon, la deuxième partie met en scène un retour au pays, ici celui de Alejandro Aguado, écrivain. Pouvez-vous nous parler de cet homme qui est aussi le scénariste de cette partie de l’album ? N’y a-t-il pas un peu de vous-même dans ce personnage ?

J.G. Je connaisssais Alejandro Aguado par Internet. Nous avons des goûts communs et, au fil du temps, nous avons échangé. Quand l’idée de « Patagonie » était déjà bien lancée, son histoire personnelle m’est venue en tête et ça m’a semblé naturel de lui offrir un espace. Son histoire me semble fascinante, je me reconnais en elle et m’y projette sans effort. J’ai organisé son scénario pour qu’il fonctionne avec le reste de l’album … J’aime ce choc, entre des moyens et des intentions narratives différentes. J’ai besoin de raconter des choses qui ont à voir avec une réalité tangible et documentée, qui se raconte avec un code identique à celui du « carnet de voyage ». Je trouve intéressant le contraste qui se produit entre les parties du livre.

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Graphiquement, cette deuxième partie est très différente. Les planches sont destructurées. Vous utilisez différentes techniques… Que souhaitez-vous provoquer chez le lecteur ?

J.G. Les dessins et l’écriture sont faits d’une manière qui n’a rien d’organisé. C’est une autre de mes façons de travailler, plus immédiate, qui n’a pas besoin d’être structurée en vignettes, quelque chose de plus « peint » et rapide. Je pense que les personnages ne peuvent pas communiquer entre eux et connaître déjà une partie de l’histoire, en se regardant avec objectivité et distance ; cela c’est le temps qui l’apporte. Les personnages de la première partie parlent au présent. Le dernier chapitre est un regard plus « objectif » sur un événement historique à travers une expérience réelle qui est arrivé à Alejandro Aguado et dans laquelle apparaît, par exemple, sa grand-mère Elizabeth, qui est présente dans toutes les parties de la fiction. Je pense que cela a à voir avec une esthétique plus de « carnet de voyage », quelque chose de plus personnel et immédiat, comme si quelqu’un te racontait une histoire tout en prenant un café et qu’il déborde.

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Quel a été l’album ou la rencontre décisive qui vous a amené à la bande dessinée ?

J.G. Sans aucun doute, « L’Éternaute » de Solano Lopez et Oesterheld. Il s’agit d’un livre que j’ai lu quand j’étais tout petit, peut-être prématurément, mais ce fût comme une « balle dans le foie » [un choc, ndlr], c’est mon point de départ. Au cinéma, il m’est arrivé la même chose avec « Apocalypse Now ».

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Quel regard portez-vous sur la BD contemporaine ?

J.G. Il y a beaucoup d’auteurs qui s’orientent vers la voie de l’expérimentation, l’exploration et le risque et c’est elle qui m’intéresse le plus, surtout dans l’attitude, au-delà des styles. Impossible de ne pas être surpris avec chaque livre de Chris Ware, de Blutch et de de Crécy. Et, heureusement, l’envie de raconter des histoires ne se perdra jamais.

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Quels sont vos projets ?

J.G. En ce qui concerne la BD, je dessine un scénario de Gani Jakupi intitulé « Retour au Kosovo », que Dupuis va également éditer. En attendant, je prépare avec mon ami Hernán González un autre livre de son propre cru : « Llamarada ». C’est sur le football argentin, depuis ses origines jusqu’à nos jours. Il s’inscrit un peu dans la logique de mes albums précédents sur le plan de la narration « chorale ». Je suis également en train d’illustrer des sonnets de Pedro Mairal, un auteur argentin, intitulés « El Gran Surubí ».

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Merci à Jorge González. © toutes illustrations Jorge González / Dupuis.

Interview réalisée par mail en septembre 2012 par Eric Guillaud

Traduction de Danielle Beaudry et remerciements à Adriana Flores

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(1) Corralito, mot qui désigne les mesures économiques restrictives prises par le gouvernement argentin pendant la crise de 2001


29 Août

Chère Patagonie, le nouvel album de Jorge González aux éditions Dupuis

« Un ovni ! Ou un miracle ! Comme vous voulez. » C’est par ces termes que débutait ma chronique de Bandonéon, l’album précédent de Jorge González.  C’est par ces mêmes termes que j’ai envie de commencer celle-ci tant Chère Patagonie nous interpelle d’entrée par son volume, 280 pages, par sa couverture, ténébreuse, presque inquiétante, par son graphisme général, ses couleurs, sa narration et son histoire. L’histoire justement. Jorge González, Argentin d’origine, établi à Barcelone depuis plus de 15 ans, raconte à travers des bribes de vie l’histoire de son pays, l’Argentine donc, mais aussi de la Patagonie, territoire le plus austral de la planète situé à cheval sur l’Argentine et le Chili. Des références historiques jalonnent le récit depuis le XIXe siècle jusqu’à nos jours mais, pas d’inquiétude, de judicieuses précisions historiques sont apportées en fin d’ouvrage, de même qu’un glossaire nous éclaire sur les termes inconnus de ce côté-ci de la planète. Si les premières pages peuvent paraître rudes, voire hermétiques, n’hésitez pas à vous laisser porter, la suite déboulonne tout ça et happe le lecteur jusqu’à la fin dans un tourbillon de destins et d’aventures depuis les terres sauvages de Patagonie jusqu’aux rues grouillantes de Buenos Aires…

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Découvrez l’interview de l’auteur ici

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Visuellement, comme dans Bandonéon, Jorge González nous invite à vivre une véritable expérience graphique et narrative, passant d’illustrations pleine page, tantôt proches de l’esquisse, tantôt très picturales, à des planches fractionnées par plusieurs dizaines de cases, pour ne pas dire des centaines, entrainant l’œil d’une scène à l’autre sans rupture. Impressionnant ! Jorge González ne fait pas de la BD pour faire de la BD, il explore, teste, invente, réinvente, pousse les cases ou au contraire fractionne la page à l’extrême au point de la recouvrir totalement, pose enfin un visage ou un cheval d’un coup de crayon, plante un décor de pastel et d’aquarelle à la Turner tendance Rothko. Le trait est sec, vif, nerveux, les ambiances, énigmatiques, hantées. Hantées peut-être par tous ces êtres que l’on y croise, des Indiens, des colons, des boutiquiers et même un réalisateur de cinéma allemand… Sans hésitation, Chère Patagonie est à classer parmi les albums indispensables de l’année 2012 ! EGuillaud

Chère Patagonie. Editions Dupuis. 26 euros

Ch.

L’info en +

Le graphisme de Jorge González vous interpelle ? Alors, je ne peux que vous conseiller de visiter son site  ici-même sur lequel il a tenu un making-of tout au long de la réalisation de l’album.

25 Août

N’embrassez pas qui vous voulez, de Sandrine Revel et Marzena Sowa. Editions Dupuis. 20,50 euros.

Quoi de plus banal qu’un jeune garçon tentant de voler un baiser à son amoureuse dans la pénombre d’une salle de cinéma ? Rien. Sauf que dans le cas qui nous préoccupe ici, l’affaire se déroule pendant la projection d’un film à la gloire de Staline, qu’elle va provoquer un cri de surprise chez la jeune fille et perturber l’attention générale. Il n’en faudra pas plus pour exciter les petits caporaux locaux de l’immense Union soviétique. Suspension de séance, convocation immédiate de l’enfant incriminé dans le bureau du directeur de l’école, interrogatoire musclé sur son comportement et, pendant qu’on y est, sur le comportement de son père, écrivain, poète, et donc forcément suspect au regard du régime. Ce qui aurait pu prêter à sourire vire au drame…

Non, la morale de l’histoire n’est pas de renoncer à embrasser les filles sous peine de finir au goulag. Sandrine Revel et Marzena Sowa, connue pour sa magnifique série autobiographique Marzi, histoire d’une jeunesse dans la Pologne communiste des années 80, dressent ici le portrait sans concession d’une société malade, paranoïaque, rongée de l’intérieur, prête à tout pour ne pas avoir à se regarder en face et à se remettre en question…  En un peu plus de 90 planches, d’une grande beauté, N’embrassez pas qui vous voulez parle avec force et poésie de résistance intérieure, d’amour, d’amitié, de liberté, d’espoir aussi face à l’adversité. Et c’est beau, franchement beau ! EGuillaud

L’info en +

Un cahier documentaire complète ce très bel album avec nombre de croquis, storyboards, recherches graphiques, découpages, photographies et un texte dans lequel Marzena Sowa revient sur son dernier voyage en Pologne, un voyage effectué avec la dessinatrice Sandrine Revel pour d’ultimes repérages.