19 Août

L’INTERVIEW. Inès Léraud, une enquête en bande dessinée sur les algues vertes

Le tournage de l’adaptation cinématographique d’Algues vertes, l’histoire interdite a débuté en ce mois de septembre 2022 en Bretagne. L’occasion de relire l’interview que nous avait accordée Inès Léraud en 2019 à l’occasion de la sortie de son enquête en bande dessinée, une interview à retrouver ici…

Article mis en ligne en août 2019. Initialement publiée dans les pages de La Revue dessinée en 2017, l’enquête Algues vertes, l’histoire interdite d’Inès Léraud et de Pierre Van Hove est sortie en album un peu avant la trêve estivale 2019. Les algues vertes, elles, n’ont pas pris un moment de vacances proliférant à nouveau durant l’été sur les plages bretonnes et particulièrement dans la baie de Saint-Brieuc. Au point que certains évoquent aujourd’hui un véritable tsunami. Retour sur une enquête qui dérange aujourd’hui encore avec la journaliste Inès Léraud…

Comment avez-vous découvert ce fléau des algues vertes ?

Inès Léraud. Par un citoyen de Saint-Brieuc, qui se promenait régulièrement avec sa fille en bas âge sur la plage, recouverte d’algues vertes. Sa fille avait développé aux yeux une keratite, et il avait découvert que ça pouvait avoir un lien avec une exposition chronique à l’H2S (hydrogène sulfuré, le gaz toxique produit par les algues vertes en décomposition). Il avait mené des recherches sur les problèmes de santé causés par les algues vertes en putréfaction (le gaz qu’elles produisent peut même tuer). Il m’a transmis ses documents. Voilà, tout est parti d’une enquête citoyenne !

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retrouvez la chronique de l’album ici

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Pourquoi avoir choisi le médium bande dessinée pour votre enquête ?

Inès Léraud. J’ai commencé par faire des émissions de radio (France Inter, France Culture) mais j’avais le sentiment de ne jamais avoir assez de place : j’aurais eu besoin d’une dizaine d’émissions pour raconter toute cette histoire ! Je voulais aussi toucher un plus large public. Un livre ou un long métrage de cinéma me semblait être un format approprié. Finalement le hasard a fait que j’ai rencontré les éditeurs de La Revue dessinée, qui m’ont présenté Pierre van Hove : c’était parfait car la BD est à mi-chemin entre un livre et un film. Ça à l’exigence d’un livre, tout en ayant le côté divertissant d’un film.

@ Delcourt / Léraud & Van Hove

Comment s’est déroulée l’enquête ?

Inès Léraud. C’est un travail de fourmi. J’ai cherché éperdument des témoins de cette histoire. J’en ai rencontré des dizaines, peut-être une centaine (médecins, scientifiques, industriels, directeurs de communication de préfecture, maires, militants associatifs, agriculteurs, ramasseurs d’algues vertes, journalistes locaux, victimes, etc…) qui m’ont raconté ce qu’ils ont vu, entendu, parfois ce qu’on leur a répondu quand ils ont voulu alerter. Beaucoup d’entre eux possédaient de nombreux documents qui prenaient la poussière dans leur grenier, auxquels ils m’ont donné accès. J’ai aussi bien sûr fait une énorme revue de presse de tout ce qui était paru dans la presse locale et nationale. A la fin j’avais dans mon bureau des milliers de notes, de documents, une sorte de puzzle à 5000 pièces qu’il fallait recouper, assembler. A travers le scénario de cette BD, je devais restituer la complexité de l’histoire, tout en la rendant fluide, agréable à lire, avec des personnages vivants, incarnés.

Vous méritez Le prix Elise Lucet de la désinformation

On le voit très bien dans votre récit, les pressions ont été nombreuses contre les lanceurs d’alerte dont vous faites partie finalement. Avez-vous été menacée avant ou après la sortie du livre ?

Inès Léraud. J’ai simplement reçu quelques remarques désagréables comme un directeur de communication de Préfecture qui m’a menacée de me poursuivre en diffamation si je publiais le contenu de l’entretien que je venais d’avoir avec lui ; quelques élus locaux qui ont écrit sur leur page facebook que je venais “salir la Bretagne” (alors que ce qui salit la Bretagne c’est en l’occurence les marées vertes, non ?!) et un scientifique pro-agroalimentaire qui m’a écrit “Vous méritez Le prix Elise Lucet de la désinformation”.

Je pense qu’en France du moins, c’est très compliqué de menacer un journaliste car il a à sa disposition tout pour rendre public les pressions qu’il reçoit. Et finalement, toutes ces remarques à priori désagréables n’ont fait que stimuler mon enquête.

@ Delcourt / Léraud & Van Hove

Vous parlez de silence, de déni, de la part de l’état mais on pourrait aussi parler d’hypocrisie et même d’entrave à la manifestation de la vérité…

Inès Léraud. Tout à fait. Au début de mon enquête je parlais de déni. Aujourd’hui, après 3 ans et demi passés plongée dans cette affaire, je parle volontiers d’entrave à la vérité et même de mensonges.

depuis 2006 à minima l’Etat est conscient du danger

Pensez-vous que l’état a à ce jour tout de même pris conscience du danger de ces marées vertes ?

Inès Léraud. La Préfecture des Côtes d’Armor, qui représente l’Etat, a depuis 2006 la preuve formelle que l’H2S produit par les marées vertes est mortel. Mais elle n’a pas rendu public ce rapport , et en 2008, elle a déclaré qu’il n’avait jamais été prouvé que les algues vertes puissent tuer -raison pour laquelle j’ai parlé de mensonge -. Donc on peut dire que depuis 2006 à minima l’Etat est conscient du danger. Et s’il avait tenu compte des alertes du Dr Pierre Philippe (urgentiste à Lannion) il l’aurait été 17 ans plus tôt !

@ Delcourt / Léraud & Van Hove

Cet été encore, la Bretagne est soumise à un « véritable tsunami » pour reprendre les propos de l’eurodéputé Yannick Jadot. Et ça ne risque pas de s’arranger. Même à Toulouse, les algues vertes prolifèrent sur les bords de la Garonne… Que faudrait-il faire pour inverser la tendance ?

Inès Léraud. En ce qui concerne les algues dans la Garonne je ne peux pas me prononcer car je ne connais pas (encore) bien les phénomènes d’eutrophisation en eau douce. Mais en Bretagne, c’est clair, et difficile à entendre pour notre société : il faut changer le modèle agricole dominant, sortir complètement de l’agriculture intensive, réduire drastiquement la pression animale, éviter toute culture de céréales nécessitant des engrais, augmenter la surface de prairies, et ce au moins sur les bassins versants concernés par les algues vertes,

Finalement, les solutions sont les mêmes que celles permettant de diminuer les émissions de CO2 et méthane, responsables du changement climatique, dans notre atmosphère !

Les agriculteurs et les consommateurs sont aujourd’hui prisonniers de leurs conditions d’existence matérielles, qui souvent les empêchent de tendre vers l’écologie.

L’important, on le voit dans les pages de votre livre, c’est de changer les mentalités. Mais ce n’est pas gagné…

Inès Léraud. Changer les mentalités de qui ? A nos yeux avec Pierre Van Hove, changer les mentalités des gens en général c’est un enjeu mineur par rapport à changer celles des décideurs économiques et politiques ! D’ailleurs, selon nous, ces derniers se dédouanent beaucoup de cette façon : “c’est aux consommateurs de changer”, “c’est aux agriculteurs de changer de mentalité”, “nous on n’y peut pas grand-chose…” Avec Pierre, on n’est pas d’accord avec cette version des faits. Les agriculteurs et les consommateurs sont aujourd’hui prisonniers de leurs conditions d’existence matérielles, qui souvent les empêchent de tendre vers l’écologie. Le mouvement des Gilets Jaune l’a bien rappelé. On voit par ailleurs que tout le système agricole a radicalement changé après-guerre sur décision politique. Il faudrait aujourd’hui des décisions politiques en faveur d’une plus juste répartition des subventions et des richesses ; une mise en valeur des projets agricoles alternatifs. Or le Conseil régional de Bretagne, par exemple, tout en prétendant instaurer “le bien manger” dans la région, continue de soutenir, via des subventions notamment, de gros projets agro-industriels (cause des marées vertes) !

@ Delcourt / Léraud & Van Hove

Un mot sur la mise en images signée Pierre Van Hove, à la fois sobre, précise et épurée, avec une petite touche d’humour qui permet, je trouve, d’alléger un peu le propos. C’était voulu ? Nécessaire ?

Inès Léraud. Pierre est un créateur, je n’ai aucune prise sur lui ! Il s’est énormément imprégné de l’enquête, on est allé ensemble en Bretagne pour rencontrer différents témoins de tous bords afin qu’il se fasse un avis personnel. Il a aussi mené ses propres recherches sur internet et dans des livres, il a lu plein de choses sur l’histoire de l’agriculture. Je ne savais absolument pas ce qui allait sortir de tout ça. J’avais écrit un scénario, qu’il pouvait, par le dessin, “interpréter” de mille façons, comme un musicien devant une partition. J’imaginais qu’il ferait un truc grave et sérieux. Et un jour, il m’a envoyé ses premières planches, dans ce style léger, simple, souvent drôle ou ironique. J’ai tout de suite été subjuguée par l’intelligence du découpage, de la mise en scène. Ensuite avec Mathilda, la coloriste, ils ont choisi de mettre des couleurs pop ce qui a achevé de m’étonner et de me plaire.

Propos recueillis par Eric Guillaud le 15 août 2019

Algues vertes, l’histoire interdite d’Inès Léraud et Pierre Van Hove. La Revue dessinée / Delcourt. 18,95€ La chronique de l’album ici