Lorsque deux monstres de la BD fantastique rencontrent deux monstres dans le sens premier du terme, cela donne deux résultats… assez différents. Si le alors futur papa de Hellboy ne donne qu’un aperçu de son talent, le dessinateur star des célèbres pulps Eerie et Creepy, lui, s’en donne à cœur joie…
Pas tout à fait de la même génération (douze ans les séparent) Bernie Wrightson et Mike Mignola sont deux monuments de la bande dessinée d’horreur et fantastique, connus pour avoir donné naissance à deux créatures entrées au Panthéon du genre. Née en 1972 sous la plume de Wrightson, avec sa couleur verdâtre maladive, la Créature des Marais est d’ailleurs presque à l’opposé de Hellboy, la ‘chose’ grande gueule et soupe-au-lait sortie de l’imagination de Mignola vingt-deux ans plus tard. Mais les deux dessinateurs se sont aussi frottés à deux mythes de la littérature fantastique du XIXème siècle souvent associés, Frankenstein et Dracula. Sauf qu’ils ne l’ont pas fait au même niveau de carrière et pour les mêmes raisons, ce qui explique sûrement ce résultat inégal.
Autant le dire tout de suite, la réussite de cette xième adaptation de Dracula est avant tout une histoire de point de vue. Si vous êtes fans de Mignola et du roman de Bram Stoker, vous risquez d’être déçus. Déjà parce qu’on tient là une œuvre de ‘jeunesse’ du premier – elle date de 1992, alors qu’il n’avait que trente-deux ans et que son style n’était pas encore tout à fait figé. Et ensuite parce que c’est une commande qui est en fait une adaptation, et la nuance mérite d’être soulignée, du film de Francis Ford Coppola du même nom sorti la même année. Une adaptation d’ailleurs limite trop fidèle qui suivant pas-à-pas le script originel, jusqu’à la coiffure moumoutée de Gary Oldman en comte Dracul. Mais malgré ce corset parfois étouffant, ce choix d’un superbe noir et blanc au contraste très marquée souligne, déjà, son obsession pour le clair-obscur et les symboles religieux. Et cette nouvelle édition contient quelques précieux ‘bonus’, comme des croquis au crayon qui démontrent combien, déjà, Mignola avait très tôt une vision bien précise de ce qu’il voulait faire.
Or si ce Dracula est une œuvre de jeunesse, Frankenstein – Le Monstre est Vivant est à l’inverse une œuvre testamentaire. D’ailleurs trop malade, Wrightson n’a pas pu la finir et à confier lui-même à Kelley Jones d’en achever le quatrième et dernier chapitre. Réalisé avec Steve Niles, le scénariste de 30 Jours de Nuit qui signe d’ailleurs aussi la préface, c’est la suite plus ou moins officieuse et (très) personnelle du Frankenstein de Mary Shelley dont Wrightson avait réalisé une adaptation saluée par tous en 1975 et considérée comme son chef d’œuvre absolu.
Wrightson a toujours été fasciné par les parias, ceux qui sont rejetés par une société qui ne veut pas d’eux car trop ‘différents’, quelque soit le sens pris par ce mot. Son Frankenstein n’est jamais vraiment effrayant ni brutal, mais perdu, mélancolique, apeuré et pourtant épris d’humanité. Il n’est pas le monstre qu’on le voudrait croire, ce sont les autres qui le sont, ces êtres humains parfois si propres sur eux et pourtant si cruels et psychotiques. Alors que le texte est écrit à la première personne, de nombreuses fois, la vision, dantesque, de l’auteur s’étale sur de pleines pages aux détails hallucinants de finesse. Très contemplative, la quête de sens de Frankenstein prend ici une tournure quasi-philosophique mais sans jamais se départir d’une beauté graphique à la fois tragique et grandiose. Seul le trait moins assuré Kelley Jones terni quelque peu le tableau, même si grâce aux croquis de travail adjoints ici en bonus dont il s’est servi, on se rend compte que Wrightson avait une vision très précise de ce qu’il voulait faire. C’est ce qu’on appelle une sortie par la grande porte ! Reste plus à espérer qu’un jour, comme son compère Richard Corben, et même de façon posthume, ce dernier soit enfin reconnu par ses pairs comme l’un des grands dessinateurs de son époque…
Olivier Badin
Dracula de Roy Thomas & Mike Mignola, Delcourt, 19,99€
Frankenstein – le Monstre est vivant de Steve Niles, Bernie Wrightson & Kelley Jones, Soleil, 19,99€