Tout le monde a encore en tête Le Journal d’un ingénu, une aventure de Spirou et Fantasio écrite et dessinée par Émile Bravo en 2008. Conçue comme un one-shot, cette histoire, qui nous plongeait dans la Belgique de 1939, trouve finalement une suite avec L’Espoir malgré tout, première partie d’une quadrilogie au cœur de la seconde guerre mondiale…
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En imaginant Le Journal d’un ingénu, Émile Bravo rêvait de réaliser l’album fondateur de la série Spirou et Fantasio, « celui qui expliquerait, ou du moins remettrait en perspective, les 49 albums parus à ce jour », disait-il alors. Et il l’a fait, bien fait même, en déroulant un scénario intelligent qui répondait à diverses questions autour du personnage, de son histoire, de sa rencontre avec Fantasio, de ce costume de groom qu’il porte encore aujourd’hui… le tout dilué dans une fiction-réalité sur fond de bruits de bottes. La guerre est là, la Pologne a été envahi, la France et l’Angleterre déclarent la guerre à l’Allemagne…
L’espoir malgré tout ?
L’Espoir malgré tout débute en janvier 1940, soit quatre mois plus tard. Quatre mois qui n’ont en rien calmé la folie des hommes mais assurément fini de tuer l’insouciance. Les enfants s’amusent encore dans les rues mais à des jeux qui sonnent comme une répétition générale de ce qui va arriver. Et Spirou ? Le Spirou d’Émile Bravo est grave. Il est inquiet, inquiet pour son amoureuse, une Allemande juive et communiste dont il parvient difficilement à avoir des nouvelles. Il est inquiet aussi pour le monde qui glisse tout doucement mais surement vers l’apocalypse.
Bruits de bottes
Et puis c’est la guerre. Les premiers bombardements, les premières ruines, les premiers morts, la peur, les armées alliées en déroute, le peuple en fuite avec soudain cette première image très forte, Spirou et Fantasio sidérés devant leur premier Allemand, et quelques pages plus loin, une deuxième, Spirou croisant un défilé de soldats allemands enveloppés de ce bruit de bottes caractéristique qui a tant fait trembler l’Europe et retranscrites ici en quelques CLOM! CLOM! CLOM! bien sentis.
Dans ce monde en guerre, Spirou n’est pas épargné. La mort, les restrictions alimentaires, les collabos, la chasse aux juifs… Le héros assiste médusé au déferlement de haine et de violence. Mais Émile Bravo n’en fait pas pour autant un Superman, un résistant de la première heure, armes en main. Non, bien incapable de monter au front, il s’interroge et interroge son compagnon Fantasio :« Tu sais bien qu’une guerre est un abattoir. nous aurions pour devoir de retourner à la barbarie ? Tuer nos semblables, tu te rends compte? ».
Spirou humaniste ? Fantasio collabo ?
Comme il a toujours été, Spirou est incapable de faire le mal. Les enjeux de la guerre le dépassent totalement. Fantasio, de son côté, est le grand naïf du tandem, capable un jour de tenir un discours guerrier envers les envahisseurs, ces « barbares » qu’il compte bouter hors de Belgique dans une tenue improbable (veste de soldat belge en haut, pantalon rouge prêté par Spirou en bas), capable plus tard d’aller se faire embaucher comme reporter au Soir, le Soir volé comme on le surnommait à l’époque, journal ni plus ni moins collabo.
Scène hilarante en passant que celle d’un Fantasio proposant au boss du journal (on reconnaît quelques traits du vrai patron Horace Van Offel dans le personnage), un papier sur « les excellents biscuits et caramels de l’armée allemande ». On croit rêver ! À ce niveau de naïveté, on peut légitimement l’imaginer atteint d’une bêtise aiguë ou d’une allégeance soudaine aux Allemands. De là à l’imaginer adhérer à l’idéologie nazie…
Fiction ou réalité ?
Certes, les aventures de Spirou et Fantasio ont toujours appartenu à la fiction. Même si, depuis 80 ans qu’elles existent, transparaît dans leurs cases le monde tel qu’il est, tel qu’il évolue, dans toute sa beauté et parfois dans toutes sa noirceur. Mais plonger nos deux personnages de papier dans une réalité aussi dure et violente, aussi réelle, aussi froide, où le monde se déchire, les voisins, les amis d’hier, s’entretuent, est assurément une première.
Spirou vs Tintin
Contrairement à l’ami Tintin, Spirou continue de vivre aujourd’hui encore de nombreuses aventures, à la fois sous les couleurs de la série mère, actuellement animée par Yoann et Vehlmann, et de façon plus épisodique sous forme de one-shots dans la collection Les aventures de Spirou et Fantasio par… . L’Espoir malgré tout s’inscrit dans cette dernière même si cette histoire comptera à terme trois volumes et s’inscrit d’ores et déjà comme une suite au Journal d’un ingénu.
À l’instar du Journal d’un ingénu, cet album permet à Émile Bravo d’apporter certaines réponses concernant le personnage. Qu’a-t-il fait pendant la guerre ? Comment s’est-il comporté et positionné ? Aurait-il pu être résistant ? Dans la vraie vie, le journal Spirou a continué de paraître pendant la guerre jusqu’à son interdiction par les Allemands en septembre 1943.
Est-ce cette interdiction ou autre chose, quoiqu’il en soit, les éditions Dupuis ne seront pas inquiétées par l’épuration et pourront rapidement reprendre la publication du journal. Ce qui n’est pas le cas pour Hergé qui a travaillé pendant les années d’occupation au journal clairement collabo Le Soir. Il faudra attendre 1946 pour qu’il soit à nouveau autorisé à publier les aventures de Tintin.
Et Tintin justement, qu’aurait-il fait pendant la guerre ? Émile Bravo ne répond bien évidemment pas à cette question mais fait clairement référence à toute cette histoire en déguisant Spirou en… Tintin, à un moment de l’histoire où le héros a besoin de passer inaperçu. « Parfait, tu peux à nouveau sortir et chercher du travail si tu souhaites », fait dire Émile Bravo à Fantasio. Et de faire répondre Spirou : « Comme reporter au Petit Vingtième? ».
Quoiqu’il en soit, Spirou gagne du galon. Étonnement, alors que l’auteur met en images un Spirou très jeune, il peut apparaître aux yeux des lecteurs comme un personnage très mûr, très réfléchi. Et c’est tout le talent d’Émile Bravo qui est parvenu en deux albums à lui redonner de l’épaisseur dramatique. De quoi le faire repartir pour 80 ans d’aventures…
Eric Guillaud
L’Espoir malgré tout, d’Émile Bravo. Dupuis. 16,50€