Déjà, rien que le titre et la couverture – où le fils d’Odin paraît menaçant avec du sang jusqu’aux genoux – tranchent avec les standards Marvel. Alors certes, cela fait déjà une bonne décennie (ou deux) que l’auguste super écurie à super-héros a décidé de prendre un ton plus ‘adulte’. Mais les sagas (c’est-à-dire une longue histoire qui s’est étalée initialement sur onze numéros) de l’acabit de ce Massacreur de Dieux impressionnant se comptent sur les doigts d’une main. Mais là, la barre est haute.
Ce qui fait la différence ici, c’est la présence de non pas un mais bien deux auteurs à part entière – on laisse de côté les quelques planches dessinées ici par Jackson Guice largement un créneau en dessous. Soit le scénariste Jason Aaron et surtout le dessinateur croate Esad Ribic : d’une cruauté et en même d’un mysticisme flamboyant, l’histoire inventée par le premier n’aurait jamais eu la même résonnance si elle n’avait pas été illustrée avec autant de maestria. Clairement influencé par les images viriles et épiques du grand Frank Frazetta mais aussi par Philippe Druillet, le trait étonnement fluide et en même temps puissant de Ribic, ainsi que son encrage très contrasté, est assez unique, successivement plein de couleurs puis très clair-obscur, où le mal sous-jacent est plus suggéré que montré.
Sous sa plume, les Dieux sont tour-à-tour suprêmes et pathétiquement humains, fragiles mêmes alors que le grand méchant Gorr apparaît aussi torturé qu’effrayant. C’est souvent dramatique mais jamais trop théâtral ou larmoyant. Alors certes, il y a du sang, beaucoup même, mais jamais la violence n’y paraît vraiment glorieuse, chaque personnage apparaissant presque comme désespéré car se battant pour une cause, semble t’il, perdue d’avance.
Il faut dire que le point de départ est osé : Thor découvre qu’un être mystérieux décime avec sadisme à travers les galaxies et les âges les dieux de tous les mondes existants et part à sa recherche, bien décidé à l’empêcher de tuer tous les siens. Par la magie des paradoxes temporels, sa route finit par croiser celle de deux autres de ces incarnations, une première juvénile et bouillonnante, et l’autre vieille et usée mais bien décidée à relever une dernière fois la tête. C’est qu’il n’en faut pas moins de trois Thor pour oser affronter le massacreur de dieux…
Au-delà du fait que le héros passe les trois quarts du volume à voir les autres se faire massacrer sans pouvoir rien faire et à douter de lui-même, la saga pose en filigrane une question quasi-philosophique : que serait un monde sans dieux, où l’homme serait seul responsable a priori de ses actes ? Ribic et Aaron ont leur réponse mais évitent d’être trop manichéens et n’oublient jamais de savamment doser l’intensité dramatique. Pour obtenir au final l’un des plus belles et meilleures sagas Marvel de ces dernières années, cruelle et terriblement belle qui révèle au passage un dessinateur qui avait déjà fait ses preuves, certes, sur Secret Wars ou Loki (avec, déjà, le dieu du tonnerre) mais qui gagne ici pour de bon ses galons de futur mégastar du genre.
Olivier Badin
Thor : le massacreur de dieux, de Jason Aaron, Esad Ribic et Jackson Guice, Marvel/Panini Comics, 30 euros