Je ne vous ferai pas le coup de celui qui connait Pushwagner depuis qu’il est né. Non, son nom m’était absolument inconnu jusqu’à ce jour où mon regard a été happé par la couverture radicalement rouge et asphyxiante de Soft City. Alors, j’ai fait comme tout le monde, je suis allé voir sur Internet qui pouvait bien être cet auteur et d’où sortait cet album surprenant dans le fond et dans la forme…
Pushwagner, Hariton de son prénom, Terje Brofos de son vrai nom, est un artiste contemporain norvégien, un « peintre pop » nous dit Wikipédia, qui connait aujourd’hui un succès national, voire international. Ce qui ne fut pas toujours le cas, notamment lorsqu’il débute cette bande dessinée, Soft City, en 1969. Il met six ans à la terminer avant, dit-on, de perdre les planches. Réapparues en 2002, elles sont exposées à l’occasion de la 5e biennale d’art contemporain de Berlin en 2008, offrant à l’auteur une exposition et une reconnaissance internationale. Il faut attendre fin 2016 pour que Soft City soit finalement publié par la New York Review of Books et 2017 pour qu’il soit traduit en français par les éditions Inculte.
Une préface de Chris Ware
Ce qui a arrêté mon regard sur la couverture de Soft City, c’est aussi un nom, qui cette fois m’était familier, Chris Ware, auteur de bande dessinée américain, notamment responsable de l’extraordinaire et multi-primé Jimmy Corrigan. Que venait-il faire dans cet album ? Signer une préface tout simplement. Il y explique notamment comment ce livre relève du miracle. « Non pas à cause de son existence… », précise-t-il, « mais de sa survie. Dessiné entre 1969 et 1975 par l’artiste Hariton Pushwagner, il est niché dans la pénombre durant des décennies. Tout le monde le croyait perdu, avant qu’un éditeur norvégien, No Coprendo, ne le refasse surgir en 2008, à la suite d’une longue dispute entre l’artiste et son ancien galeriste. Mais le miracle, plus encore, est à chercher du côté de la forme de cette oeuvre – la bande dessinée -, qui arrive à restranscrire une vision désenchantée et unique qui ne ressemble à nulle autre… »
Et c’est une évidence. Soft City est une oeuvre pour le moins singulière, un récit de science fiction à la Orwell (1984) ou à la Huxley (Le Meilleur des mondes) qui nous embarque dans un univers urbain oppressant, étouffant, où le collectif a définitivement anéanti les libertés individuelles, chacun partageant une vie identique dans un environnement identique, un quotidien ramené à une revue militaire permanente, un monde déshumanisé et consumériste à l’extrême où les protagonistes parviennent tout de même à se rassurer en s’affirmant heureux et surtout en avalant au réveil la petite pilule du bonheur.
Du béton à en perdre l’horizon
Pour le reste, Soft City, c’est du béton à en perdre l’horizon, des voitures qui saturent l’espace, des entreprises d’armement qui travaillent pour le bonheur des uns et forcément pour le malheur des autres, des supermarchés énormes, gigantesques, propices à endormir toutes velléités de changement. Soft City est une bande dessinée à caractère dystopique et, avec le recul des 40 ans, quasi-prophétique.
Mais s’agit-il vraiment d’une bande dessinée ? Pour Chris Ware, Soft City ne relève ni des beaux-arts, ni de la bande dessinée underground, « c’est une oeuvre imposante et expérimentale; un défi visuel qui touche profondément son lecteur, alors que s’insinuent dans son sillage les spectres des poésies, films et textes expérimentaux des années soixante ».
Une vraie curiosité !
Eric Guillaud
Soft City, de Pushwagner. Éditions Inculte. 30€
© Inculte / Pushwagner